CNT et transition démocratique

Dans l’émission Achaïra sur la Clé des ondes
le 3 juillet 2023

Históricos versus renovados

Franco mort en 1975, il s’agissait pour le capitalisme espagnol de s’adapter à un autre moment de l’économie et de la politique ; c’est ce que décrit Arnaud Dolidier et cela plus particulièrement pour le renouveau de l’anarcho-syndicalisme dans La CNT et le mouvement libertaire pendant la transition démocratique espagnole. De la reconstruction à la scission (1976-1979), livre édité par l’Atelier de création libertaire (2023).

Pour mener à bien cette transition, le roi Juan Carlos antérieurement choisi par Franco nomma Adolfo Suárez, président du gouvernement, qui réunit à cette fin autour de lui des personnalités issues principalement du franquisme, mais aussi des sociaux-démocrates, des libéraux et des chrétiens-démocrates.
Ce qui aboutira aux pactes de La Moncloa, accords signés en 1977 par les partis politiques représentés au parlement, mais également par des syndicats : les Commissions ouvrières (principalement communistes) et l’Union générale des travailleurs (socialiste). La CNT refusa de signer. En acceptant, les signataires devenaient des corps intermédiaires chargés de négocier et de « cogérer les politiques économiques dictées par l’État et le patronat ».
La CNT de cette époque entreprit donc sa reconstruction et, comme par le passé, montra sa grande diversité, tout autant que le mouvement libertaire en général qui gravitait autour d’elle.
Les premiers meetings de la CNT en 1977 constituèrent de véritables démonstrations de force et d’enthousiasme collectif avec, par exemple, une assistance de 150 000 personnes en juillet ; et, en septembre, la CNT pouvait comptabiliser 300 000 adhérents.
Dolidier dégage dans l’organisation du moment au moins quatre tendances :
– Les orthodoxes, partisans d’un anarcho-syndicalisme classique d’action directe sans élections ni participation aux conventions collectives, qui pensaient que « la lutte dans les usines pour de meilleures conditions de travail ne débouche pas automatiquement sur un renforcement des idées anticapitalistes et révolutionnaires ». L’importance du critère idéologique s’illustre par ce qui peut paraître une anecdote : l’adhésion à la CNT de 300 femmes d’une usine de carton est refusée parce qu’il faut « d’abord connaître l’anarchie ».
– Les autonomes, issus des groupes d’affinités et des athénées libertaires de quartier, se montraient partisans d’une organisation « intégrale » ouverte aux luttes féministes, écologiques, carcérales, etc.
– Les assembléistes souhaitaient subordonner le syndicat à l’assemblée ouvrière qui devait être seule à prendre les décisions pour la lutte ; avec la critique émise que toute assemblée est facilement manipulable.
– Les possibilistes se voulaient favorables à une adaptation de la CNT pour participer aux élections syndicales et aux comités d’entreprise.
Mais il est difficile de trop schématiser, car une myriade de militants, des autonomes, des conseillistes, des situationnistes, etc., une génération nouvelle et radicale, fit son entrée et entreprit une critique de la bureaucratisation de l’ancienne génération.
Parmi d’autres, la revue Bicicleta, en faisant une analyse de la réalité des luttes ouvrières, présenta dans ses pages comme un espace de conciliation et de compromis entre les différentes tendances.
C’est au cours de cette transition que les autorités franquistes sentirent la nécessité d’intégrer une partie de l’opposition ouvrière au Syndicat vertical ; ce qui se fit avec la collaboration des syndicats socialistes, communistes, chrétiens et autres, qui combinèrent cependant actions légales (élections de représentants ouvriers, négociations avec le patronat, etc.) et actions illégales (assemblées clandestines, caisses de résistances, etc.).
Par ailleurs, il est à noter ce que l’auteur nomme : les nouveaux mouvement sociaux qui, en dehors des usines, « ont pris leurs distances avec partis politiques et syndicats », et aussi avec l’électoralisme, mais en ne restant pas à l’écart du monde ouvrier.
Si les mots d’ordre du pouvoir d’alors étaient : réconciliation nationale, consensus, consolidation de la démocratie, il s’agissait de fait d’une démocratie parlementaire et libérale.
À la division interne de la CNT, division peu favorable à la réussite de ses luttes, il faut ajouter la dénonciation permanente d’un certain « terrorisme anarchiste » qui aurait eu la volonté de « subvertir la démocratie espagnole par l’action violente ». Ces accusations venaient de tous côtés : des médias gouvernementaux comme des publications communistes ou socialistes.
Le pouvoir politique, dans le cadre de sa « réforme pactée », mettait ainsi en place la figure de « l’ennemi intérieur », s’efforçant de « criminaliser » grèves et occupations en freinant la conflictualité ouvrière et en diabolisant le mouvement libertaire.
Ce qui va être flagrant avec la provocation étatique de l’affaire Scala qui accompagnait cette « stratégie de la tension » donnant l’image d’une jeune démocratie attaquée de toutes parts. La tragédie de la Casa Scala fut en fait une manipulation visant à discréditer le mouvement libertaire alors en pleine expansion et permettre sa répression. Un article, « Acción directa », de Solidaridad Obrera, n° 3, d’août 1976, mettra les choses au point.
« Nous avons déjà vu comment de façon erronée ou intéressée l’action directe est devenue synonyme de violence ou de terrorisme […]. L’attentat terroriste, bien discriminé, bien dirigé, les séquestrations, les expropriations, etc. pourront être cataloguées comme des actions de type directes, minoritaires, menées dans un but essentiellement de propagande, mais elles constituent en réalité un cul-de-sac dans lequel ont œuvré beaucoup de militants révolutionnaires et qui l’ont regretté ; l’expérience historique démontre que la spirale répression-violence révolutionnaire se referme toujours sur le révolutionnaire. »
[…]
« L’action directe contient une série de possibilités opérationnelles qui, bien qu’elles soient directes, n’en sont pas pour autant violentes ; dans tous les cas, il s’agira d’une violence de classe, dirigée contre les structures capitalistes et non contre les personnes. »
Derniers mots qui seraient parfaitement acceptables dans les déclinaisons de l’action non-violente.
Pour autant, la pluralité idéologique de la CNT perdura provoquant de violentes querelles et des exclusions. Un exposé clair et public des différentes tendances n’ayant pas été possible lors du VCongrès de 1979, un consensus se révélant introuvable, de nombreuses délégation quittèrent les lieux (soit 20 % de l’effectif) ; et la scission devint effective avec une CNT dite « rénovée » qui se transforma en CGT (Confédération générale du travail) après de longs procès jusqu’au Tribunal suprême, sommet du pouvoir judiciaire espagnol de Madrid, qui pencha favorablement pour la CNT historique.

Actuellement, en 2023, la CNT et la CGT ont décidé de pratiquer l’unité d’action pour « promouvoir la lutte de la classe ouvrière ». Leur pacte, rendu public en avril, met un terme à quarante ans de vie séparée.

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