De la paresse intellectuelle

Publié dans le numéro 16
des Chroniques Noir et Rouge, mars 2024

Dès le préambule de Repenser l’État au XXIsiècle 1, on peut lire qu’« une certaine paresse intellectuelle s’est installée, surtout en France et encore plus parmi les anarchistes organisés, fréquemment partagés entre des activistes le nez dans le guidon et des nostalgiques d’un passé glorieux, le nez tourné vers les Grands Ancêtres ». Avec, entre autres façons de penser vite :

Les slogans
Si repenser l’État est une perspective intéressante, ce ne peut se faire avec des slogans qui bloquent la pensée et figent la réflexion.

« Le pouvoir est maudit ! », parole attribuée à Louise Michel, a un sens quand il s’agit du « pouvoir sur », de domination, mais ne convient plus quand il s’agit de « pouvoir de », possibilité de faire, d’agir et de créer.
« Ni Dieu ni Maître ! », titre du journal d’Auguste Blanqui, pas spécialement libertaire, mais cri adopté par nombre d’anarchistes qui accouplent la notion de dieu (une chimère) à toute institution religieuse (Vatican, Église orthodoxe, etc.), négligeant les écrits anarchistes d’un Tolstoï, la vie d’un Ammon Hennacy (1893-1970), anarchiste chrétien, militant syndicaliste, membre des Industrial Workers of the World, etc.
« Abats l’État ! », formule péremptoire pour l’accomplissement de la révolution, mais qui néglige la rigidité des esprits et la lenteur des mentalités. On lira avec intérêt le livre de Michel Froidevaux sur les avatars de l’anarchisme 2, une description du réel en quelque sorte.
« À bas l’armée ! », prescription antimilitariste forte, mais que fait-on de la Makhnovtchina, et que penser de toute l’organisation militaire lors de la révolution de 1936 en Espagne ?
Actualité
À la date du samedi 25 novembre 2023, quasiment dans le même temps de parution que Repenser l’État, on a pu s’étonner de lire un article du Monde qui titrait sur une double page : « Dépasser l’État ». En sous-titre : « Au carrefour de l’anthropologie, de la philosophie politique et de l’archéologie, plusieurs travaux récents remontent aux origines historiques et conceptuelles de l’institution étatique, remettant en question l’hégémonie de cet objet considéré comme la forme immuable du pouvoir. » Nombre d’auteurs sont cités, entre autres David Graeber, J. C. Scott et Pierre Clastres, bien sûr, mais aussi Marshall Sahlins, Philippe Descola, Édouard Jourdain, Pierre Dardot, Christian Laval, etc.
Sans doute pour rassurer ses lecteurs, le journaliste écrit en conclusion qu’« on sera avec l’État pour encore un bon bout de temps […], l’État est un mal nécessaire ».
Dans le même numéro du journal, on trouvera cependant un article sur Au commencement était… une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow pour ensuite revenir à notre ouvrage ici chroniqué qui ne comprend pas moins de deux douzaines de participants.
Philosophie politique
Rafael Perez, en tout début, ne peut manquer de citer le Léviathan, de Thomas Hobbes, œuvre plutôt abstraite et métaphysique, « non seulement une des premières théories de l’État, mais une des plus influentes ».
À l’inverse, parce que le Léviathan est la « source primordiale des nombreux préjugés qui alourdissent la pensée politique contemporaine », Manuel Cervera-Marzal va mettre en avant les travaux de Miguel Abensour élaborant « une conception libertaire de la démocratie » et déconstruisant les thèses de Hobbes qui se caractérisent par la guerre de tous contre tous, donnée sociale que seul l’État souverain serait à même de pacifier pour faire régner l’ordre social.
De même, citant Clastres, qui critique également Hobbes, nous sommes invités à ne pas confondre État et politique, car « les sociétés primitives sont pour leur part des sociétés sans État mais certainement pas sans politique ». Ajoutant le propos de Hannah Arendt, toujours contre Hobbes, qui écrit qu’il y a « quelque chose de fondamentalement faux dans toute philosophie politique de l’Occident ».
Reprenant à sa façon l’idée de démocratie libertaire, Alfredo Errandonea développe un point de vue sur la « participation populaire » et l’espace public, non étatique, qui s’est agrandi au cours de l’histoire – processus pourtant non linéaire – avec des mouvements rétrogrades et de privatisation vers un capitalisme sauvage, et même de mises en place de régimes autocratiques.
Dans la foulée d’une pensée marxiste revisitée, voire libertaire, il s’agit pour Philippe Corcuff de « se dépendre des évidences associées à l’État », cela pour le repenser ; il s’agit, en se référant à Foucault, de se décentrer dans notre rapport à l’État pour décentrer « notre regard vis-à-vis de la supposée centralité » du pouvoir dÉtat, de même se référant à Poulantzas qui a « contribué à dessiner une vision nuancée de l’État moderne comme compromis et équilibre entre forces dominantes, laissant une place aux forces dominées… ».
La démarche philosophico-politique de Geoffroy de Lagasnerie a longtemps été conçue par lui comme une certaine forme d’anarchisme l’antiétatisme théorique foucaldien –, puis il s’en est éloigné pour « renouer avec une certaine forme de croyance dans lÉtat et dans le droit ». Pour lui, lÉtat souverain est le prolongement « de forces venues d’en bas » ; et « ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être ». Propos qui risquent de ne guère troubler l’« assoupissement dogmatique » de certains libertaires, écrit Corcuff qui commente le texte de Lagasnerie. Pareillement, une certaine « gauche d’émancipation » aurait besoin de se « désétatiser ». Ainsi, d’un côté, il ne suffirait pas de détruire lÉtat pour ouvrir une phase nouvelle et, de l’autre, de prendre le pouvoir pour le faire dépérir ; il s’agirait plutôt « de repenser substantiellement l’idée révolutionnaire et son cadre stratégique ».
Une voie pluraliste est ouverte avec le dessein de combiner plusieurs pistes : « des mobilisations multisectorielles » qui permettraient d’obtenir des améliorations même limitées dans le cadre de la société actuelle ; un réformisme, certes, mais toujours inscrit dans un horizon révolutionnaire. Seul, le purisme révolutionnaire se veut étranger à cette dialectique réforme-révolution. On pourra consulter « Pour une guérilla sociale durable et pacifique 3 », texte de Corcuff.
Sociologie
L’intervention de Jean-Louis Fabiani sur Pierre Bourdieu montre essentiellement que ce dernier par son appartenance au service public, en tant qu’universitaire, reste attaché à cette catégorie sociale ; attachement à « l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’art et, par-dessus tout, au travail » ; bien que, sur ce dernier point, le monde proprement ouvrier soit moins présent. Fabiani note que, par son mode de vie personnelle, Bourdieu n’a pas pu s’apercevoir de « l’adhésion grandissante des classes populaires à un mode de vie consumériste ».
Si Franck Poupeau nous invite à lire Sur l’État de Bourdieu, texte inachevé, c’est cependant pour conclure à la quasi-impossibilité d’une théorie générale de l’État : la complexité de sa pensée ne permettant pas de trancher entre un État vecteur d’émancipation et d’universalisation, d’une part, et un État instrument de domination, d’autre part. Bourdieu défenseur des services publics façon social-démocrate ou Bourdieu porteur d’une critique libertaire ?
Qui dit État dit facilement parti et organisation pour y accéder et problèmes de gouvernementalité. C’est à partir de Sociologie du parti dans la démocratie moderne 4, livre de Robert Michels (1876-1936), que Jean-Christophe Angaut analyse la loi d’airain de l’oligarchie :
« À un stade plus hautement développé de l’oligarchie d’une organisation, la direction commence à identifier non seulement les orientations, mais même les biens et les avoirs de l’organisation au sommet de laquelle elle se trouve avec ses propres biens et avoirs. »
Cette loi d’airain, considérée par Michels comme une « pathologie de la modernité », si elle peut être enrayée par divers moyens (refus de parvenir, référendum, « aller au peuple », mandat impératif, etc.), pour autant, elle montre la difficulté, sinon l’impossibilité, de réaliser la démocratie. Dans sa conclusion, Jean-Christophe Angaut écrit que « l’enjeu serait alors de rechercher d’autres voies pour le changement social que celle qui passe par les partis, la démocratie représentative, etc. ».
Anthropologie libertaire
Clastres, Graeber, Scott, Macdonald… et Amborn, c’est ainsi que débutait une chronique sur deladesobeissance.fr, car il est de plus en plus évident que l’anthropologie est devenue une discipline scientifique mieux adaptée à la théorie anarchiste que la sociologie ou la science historique. C’était d’ailleurs le propos de Thom Holterman dans Anthropologie et anarchie 5.
Le texte de Scott dans Repenser l’État est la traduction par Sylvaine Bulle de plusieurs extraits qui paraîtront finalement dans L’Œil de l’État 6. À partir d’un questionnement sur le fait que l’État semble être l’ennemi des « personnes qui se déplacent », Scott en arrive à l’explication que la préoccupation essentielle de l’État serait de rendre la société plus lisible pour faciliter la levée des impôts, le recrutement des conscrits et prévenir les révoltes, construisant ainsi un ordre social planifié qu’il va qualifier de « haut modernisme » ; cette planification, parce qu’ignorante des pratiques et improvisations des « subalternes », sera la cause de catastrophes diverses et de famines.
En défense, s’installent clandestinement des pratiques d’insoumission que décrit Scott dans La Domination et les arts de la résistance. Sylvaine Bulle mentionne Zomia 7, autre ouvrage de Scott qui décrit une vaste région de montagne et d’agriculture itinérante de l’Asie du Sud, région non encore absorbée par l’étatisme des neuf pays qui l’entourent.
C’est dans « Critique de la bureaucratie comme zone morte de l’imagination » que Graeber, par une exploration des « zones d’obscurité, de simplicité, d’oubli et de stupidité pure », négligée par les anthropologues, va analyser la notion de « violence structurelle » ; autrement dit « la violence bureaucratique ». Il ne s’agit pas, bien sûr, de violence directe contre les personnes, mais de violence indirecte : la justice, la loi, le policier étant toujours prêts à intervenir en cas de non-observation des règles.
« Dans la pratique, la procédure bureaucratique consiste invariablement à ignorer toutes les subtilités de l’existence sociale réelle et à tout réduire à des formules mécaniques ou statistiques préconçues. »
Graeber prendra des exemples dans sa propre vie familiale et dans son expérience professionnelle, sur le terrain, à Madagascar ; et c’est Dette 8 qui apportera une réflexion politique sur les relations entre État, capitalisme et vie sociale ; puis viendra la notion de « communisme du quotidien » : « développer, malgré l’État et le marché, des niches ou des zones où ce communisme premier redevient la dynamique essentielle de nos relations… ».
Il s’agissait pour Gildas Renou, dans le texte suivant, de « remettre en question l’hégémonie qu’a acquise une certaine version de la science économique pour équiper la façon dont les institutions dominantes des sociétés contemporaines attribuent de la valeur (ou peu, ou pas) aux choses de la vie et aux êtres ».
Charles Macdonald, dans son intervention, va nous donner une description double de l’État : d’une part, « quelque chose de tout à fait réel et concret, un ensemble d’institutions, de corps, etc. », de l’autre, « une réalité mentale, abstraite, une fiction, etc. » où le « citoyen » va remplacer la « personne ». Sur quoi s’appuie la souveraineté de l’État ? « On ne sait pas au juste », écrit Macdonald. Sur la république, le peuple, la nation, la patrie, la France, la démocratie, la communauté nationale ou sur un contrat social que personne n’a signé ?
Un post-scriptum, critique des positions de Pierre Bourdieu par rapport à l’État, mériterait plus amples développements.
Autres théories
Irène Pereira développe l’« option décoloniale », un courant multidisciplinaire d’origine latino-américaine, car on n’existe pas intellectuellement si on n’appartient pas au Nord géopolitique…
Quant à Francis Dupuis-Déri, s’il donne dans son texte une vision de l’État contemporain plutôt classique, c’est en tenant compte de ce qu’il nomme « la nouveauté des dernières décennies la plus importante dans les sciences sociales et le militantisme » : l’intersectionnalité, théorie initiée par les féministes africaines-américaines au sujet de la « matrice de la domination » ; avec comme catégories la classe, le sexe et la race. Mais ces catégories seraient plus nombreuses : la langue, la religion, l’âge, la nationalité, etc.
La notion d’État-providence est abordée avec toutes les nuances possibles quand il permet le bien commun et l’intérêt public (éducation, santé, etc.), tandis que le propos de l’anarcho-indigéniste, militant et universitaire, Taiaiake Alfred, ouvre une perspective :
« En fait, l’État est très fracturé et incomplet. […] Il y a donc des occasions pour nous de tirer avantage des espaces qui existent hors du pouvoir de l’État. »
Pour Albert Ogien, face au « caractère insupportable de l’action ou de l’inaction des pouvoirs en place », c’est au cours de ces dernières années qu’une radicalisation de la démocratie s’est affichée dans les rues, sur les places, des mobilisations en nombre, de la désobéissance civile à l’action directe non-violente, des actions qui mettent en cause la légitimité de la démocratie représentative électorale ; expression traditionnelle devenue défaillante, il s’agit maintenant « d’élaborer les formes nouvelles de la représentation ».
La restitution de l’économie actuellement aux mains des banques et du patronat à la société civile, tel est le propos de Bruno Frère et de Laurent Gardin, qui citent tout simplement le « socialisme libertaire » à l’appui, en se référant à l’histoire anarchiste et aux textes de Proudhon pour l’essentiel. Ils théorisent une évolution qui irait « du socialisme économique libertaire et du mutuellisme… à la question d’une forme ‘‘État’’ démocratique et fédéralisée », car il peut être dangereux, pour nombre d’acquis sociaux, de vouloir éradiquer l’État, d’un coup d’un seul, avant de repenser de fond en comble la forme État. Le terme « institution » est suggéré pour gérer toute organisation collective.
Ce qui n’est pas le cas dans le texte de Pierre Bance qui avance d’autres mots quand il s’agit de donner à l’organisation libertaire sa dimension constituante sur le droit car il n’y a pas de société sans droit – ; il mentionne : statut, charte, règlement, coutume ouvrière, traité. Penser le droit, la justice et la police en amont d’une révolution à venir, telle est la préoccupation de Bance. Et tant pis pour les anarchistes fatigués !
À partir d’une réflexion attribuée à Jean-Paul Sartre – « L’État n’est pas fasciste, mais sa police l’est déjà » –, Fabien Jobard déploie toute une argumentation pour dire la complexité des imbrications entre la police et l’État.
Avec l’idée que la vie compte aussi pour les Noir·e·s (Black Lives Matter) Audrey Célestine donne un court texte pour comparer les violences racistes et policières plus ou moins différentes entre les États-Unis et la France.
Et, plus spécialement pour la France, Abdellali Hajjat décrit un racisme d’État, exacerbé par l’extrême-droite, et qui s’exerce par des interdits divers qui prétendent lutter contre les troubles à l’ordre public.
Toujours pour la France, Irène Pereira développe un panorama de l’institution scolaire qui non seulement reproduit les normes dominantes, mais produit elle-même des normes de domination, reproduisant la hiérarchie sociale.
« En réalité, la culture supposée nommer des productions humaines intéressant le bien commun n’existe pas, mais il est devenu à ce point essentiel d’y croire que s’y joue une affaire de pouvoir déterminante », affirmation de Jérôme Alexandre à propos de « la culture : une idéologie de l’État ».
En 1919, lors d’une conférence de la paix, un projet d’unité politique des provinces arabes de l’Empire ottoman échoue, relate Nathan Delbrassine, la cause principale étant la conception technocratique des Européens face aux arguments arabes qui invoquent la culture, la langue et la volonté des populations concernées à la recherche d’un État « émancipateur ».

1. Collectif, séminaire Étape, Repenser l’État au XXIe siècle, Libertaires et pensées critiques, Atelier de création libertaire, 2023, 544 p.
2. Michel Froidevaux, Les Avatars de l’anarchisme. La révolution et la guerre civile en Catalogne (1936-1939) vues au travers de la presse libertaire, Atelier de création libertaire, 2022.
3. Philippe Corcuff, Mediapart, 18 octobre 2010.
4. Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne : enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes, trad. Jean-Christophe Angaut, Gallimard, 2015.
5. Thom Holterman, 
Anthropologie et anarchie dans les sociétés polycéphales, Atelier de création libertaire, 2021.
6. J. C. Scott, L’Œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, La Découverte, 2021 La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, 2019.
7. J. C. Scott, Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013.
8. David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, Actes Sud, 2016.

janvier 2024

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