De l’enseignement des sauvages

Publié en deux parties dans Le Monde libertaire,
n° 1853 de septembre 2023
et dans Réfractions, n° 51, automne 2023

Le Sauvage et le Politique d’Édouard Jourdain n’est pas un livre d’anthropologie quand bien même sont largement cités David Graeber, James C. Scott (ainsi que beaucoup d’autres auteurs parmi lesquels des marxistes, des structuralistes, etc.), et bien que, comme l’écrit pourtant Thom Holterman dans son Anthropologie et anarchie dans les sociétés polycéphales (ACL, 2021), « il est de plus en plus évident que l’anthropologie est devenue une discipline scientifique mieux adaptée à la théorie anarchiste que la sociologie ou la science historique ».

Le livre du libertaire Édouard Jourdain est un livre de théorie politique ; et, quand il s’agit des « sauvages », des « peuples premiers », des « pirates », des « barbares » et aussi des « sorcières », ce n’est jamais en termes péjoratifs ; c’est même quelquefois le contraire.
Nous nous trouvons cependant devant une écriture pas toujours accessible à qui n’a pas fait un peu de philosophie et pour qui certaines formulations abstraites restent sibyllines au risque de passer à côté de l’essentiel de l’exposé.
En introduction, Jourdain différencie le politique de la politique : « La politique (« comme gestion et auto-institution ») est la conjuration de l’autodestruction par la mise en sens de l’équilibre des forces. » […] « Le politique est quant à lui le mouvement qui, dans une dialectique de conflit et de coopération, conduit à transformer les coordonnées de la politique. »
Les conceptions du sauvage, individu sans État, sans pouvoir coercitif, amène le trouble dans la politique, politique qui pour Max Weber peut s’entendre comme « l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État ».
C’est à partir d’un large éventail de lectures que se dégagent les thèmes de ce livre qui peuvent ouvrir à des discussions à l’infini : sur la notion de « chef », sur le sacrifice et la magie, sur l’économie et la propriété, sur l’agriculture et la gestion des stocks, sur la guerre et l’esclavage, sur l’environnement et l’écologie, sur les diverses formes de démocratie, les élections, le tirage au sort, les différentes naissances de l’État, etc.

*

Lorsque les premiers conquistadors débarquèrent dans les Amériques, ils furent pour le moins étonnés de constater que certains peuples, les Indigos sans roi (voir le livre corseta Belladone, ACL, 2017) s’interrogeaient sur leurs comportements : « Comment était-il possible que les Blancs acceptent d’obéir à la volonté d’un seul homme ? » L’océan retraversé, cette interrogation fut en quelque sorte reprise par La Boétie – qui découvrait alors l’existence des sauvages –, interrogation retournée quand il s’avisa, lui, de la servitude volontaire de ses contemporains.
Dans les sociétés dites sans État – mais pas pour autant sans pouvoir, détenu lui par la communauté –, les peuples pouvaient être représentés par un « chef », ce dernier n’étant qu’un porte-parole sans pouvoirs coercitifs, astreint à dire le respect des us, des coutumes, des traditions et du sacré (chef qui pouvait être fléché s’il y dérogeait). Plusieurs types de chefferie pouvaient exister avec plus ou moins de pouvoir.
Passant du sacré au divin pourront advenir des « rois » aux pouvoirs plus grands mais relativement entravés dans leur domination par la société. Ces pouvoirs, délégués à des proches, à des fonctionnaires, à des chamanes, à des prêtres institutionnalisés, seront à l’émergence des structures préétatiques généralement fragiles.
Bien entendu, les sociétés dites sans État n’avaient rien de comparable avec un mythique « communisme primitif », de même qu’avec un ordre « originaire inégalitaire », ce qui les caractérisait, c’est une volonté de ne pas légitimer un quelconque statut qui donnerait « une légitimité institutionnelle pour commander ou exploiter le reste de la population ».
Et « dès le début de l’histoire de l’humanité, diverses organisations sociales sont expérimentés de façon consciente ».
Par ailleurs, écrit Édouard Jourdain, si « les règles morales liées notamment à l’entraide sont relatives au degré de distance où se trouve l’Autre : si elles sont très intenses au sein du cercle familial, elles tendent à s’évanouir, voire à se retourner en franche hostilité à mesure que l’Autre est éloigné de ce cercle ».
Il n’était guère possible d’imposer quoi que ce soit à des chasseurs-cueilleurs, itinérants et qui cultivaient des petits jardins provisoires ; c’est avec l’extension de l’agriculture que se créa un surplus, que se constituèrent des stocks de céréales qui permirent de lever un impôt, base à la création de l’État. Édouard Jourdain précise :
« Beaucoup de sociétés de chasseurs-cueilleurs refusèrent ce mode de vie, au point que les deux sociétés cohabitèrent sans doute pendant plusieurs millénaires, mais cela au prix de guerres qui virent finalement la victoire des agriculteurs notamment en raison de leur force démocraphique. »
Mais qu’entend-on par guerre ? « C’est le propre du politique d’en déterminer l’articulation au gré notamment de la condition historique », nous dit-on. Nous dirons, nous, sans nier les violences entre ethnies différentes, que le conflit n’est pas synonyme de guerre et qu’il y a souvent confusion entre l’idée de « force » et celle de « violence ». Si Pierre Clastres a beaucoup marqué les auteurs par son Archéologie de la violence, texte auquel nous avions consacré une chronique (voir deladesobeissance.fr), il serait bon d’y revenir…
Si toutes les sociétés sans État ne connaissaient pas l’esclavage, cette pratique était, entre autres, une conséquence de la guerre ou de la razzia (des nomades contre les sédentaires) ; l’humain devenait alors une chose privée de tout droit que l’on pouvait sans plus exploiter ou tuer ; le salariat n’en serait qu’une sorte de prolongement.
Jourdain débouche alors sur l’écologie et sur ce que les sauvages peuvent témoigner, c’est-à-dire sur la bonne façon d’habiter la Terre, habitude perdue quand les humains ont considéré la nature comme une « altérité radicale » en développant des techniques de destruction sans freins et en ouvrant la voie à un capitalisme « sauvage », cette fois au sens dépréciatif du terme.
À l’encontre de ce que l’on enseigne communément, l’origine de la démocratie n’est pas grecque. « C’est essentiellement par leur sens de la démocratie et le goût de l’égalité que se distinguent la plupart des sociétés d’Amérique », écrit Pierre Clastres.
Nelson Mandela, dans Un long chemin vers la liberté, explique que sa sensibilité politique est précisément née à l’écoute des palabres sans fin des réunions tribales avant de prendre une décision.
Pour ne pas en terminer avec l’apport politique des sauvages, rappelons que certains historiens affirment que la Constitution américaine a notamment été inspirée par la structure fédéraliste de la Ligue de six nations iroquoises.

Édouard Jourdain, Le Sauvage et le Politique, PUF, 2023, 400 p.

mars 2023

Ce contenu a été publié dans Chroniques 2023, Histoire, Théorie. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *