… et le sabotage doux

Publié dans le numéro 16 des Chroniques Noir et Rouge, mars 2024

Je préférerais ne pas

Victor Cachard, dans son Histoire du sabotage 1, propose plusieurs origines à cette pratique : tout d’abord, le travail grossier, cochonné, bâclé, à la va-vite, à la façon de la taille des sabots de bois à l’ancienne, action pouvant être associée au « grain de sable roublardement fourré dans l’engrenage minutieux pour que la machine reste en panne » 2, ou, encore, le « ca’ canny », aller doucement, ne pas travailler à n’importe quel prix : « à mauvaise paye, mauvais travail ».
Il précisera ensuite que le sabotage se définit avant tout par l’opposition du travail face à sa marchandisation et par l’exigence de sa « juste rémunération » ; il s’agit d’ajuster la qualité du travail à la mesure du salaire accordé.

J. C. Scott 3 est cité quant aux « stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation », nommant ainsi le chapardage, la perruque, le maraudage, l’ignorance feinte, le tirage au flanc, la production souterraine, les incendies volontaires, la fuite, le braconnage, le glanage, les champs clandestins, etc.
En littérature, on pourra s’attarder sur la sorte de sabotage du « je préférerais ne pas » ou « j’aimerais mieux pas » du Bartleby 4 de Melville – surcroît de passivité ou excès de zèle ? –, censé réduire « à l’impuissance l’employeur pantois ».
Cependant, l’histoire du sabotage, avant l’existence du mot, se révèle d’une extrême complexité avec pour motivation première d’être un obstacle à l’exploitation économique et à la domination. Et il faut rompre avec l’idée que le sabotage serait une invention de la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et noter que cette activité est incompatible avec toute forme étatique, même en formation.
Cachard, tout en ciblant son propos, donne à lire un historique d’une grande objectivité avec la description d’une évolution vers des actions de moins en moins violentes contre les personnes :
« Le sabotage naît dans les milieux anarchistes à la fin du XIXe siècle comme une résistance au travail et une alternative aux poseurs de bombes. »
Pour Pouget 5, « le sabotage est aussi vieux que l’exploitation humaine », mais se fait jour comme une mutation ; les syndicats sont alors infiltrés « en peinards » pour répandre leurs idées « sans bruyance ni flaflas » :
« En effet, écrit Cachard, face à l’inefficacité de la propagande par le fait, que développèrent les anarchistes après le Congrès de Londres de 1881, le sabotage revient systématiquement au centre de la théorie du syndicalisme révolutionnaire, comme une alternative discrète aux éclats du terrorisme. »
Il s’agit alors de promouvoir la force créatrice de l’autonomie ouvrière en unissant le collectif à l’individu, cela par l’action directe, le boycottage, la grève générale et… le sabotage.
Il s’agit d’un acte militant qui s’adapte aux nouvelles dispositions du capitalisme industriel et de l’État réformiste avec une répression policière toujours forte, mais tempérée par une certaine clémence pénale. Ainsi le procès des Trente d’août 1894, devant la cour d’assises de la Seine, pour association de malfaiteurs en application des « lois scélérates », verra la quasi-totalité des inculpés anarchistes acquittés.
Cependant, Cachard ne manquera pas d’évoquer la provocation étatique en relatant les souvenirs du préfet de police Andrieux 6 qui avait placé un fomentateur de violence à la tête du journal anarchiste La Révolution sociale.
Rappelant nombre d’événements tragique de l’époque, en commençant par l’action de Charles Gallo qui, en 1886, jeta une bouteille d’acide du haut des galeries surplombant la corbeille à la Bourse de Paris, Cachard consacre une partie importante du livre à un historique des plus minutieux des événements de cette période « terroriste », tout en nuançant cependant la qualité des faits du moment ; par exemple, par une déclaration d’Émile Henry, après l’échec d’une grève qui s’éternise et qui échoue, évoquant la possibilité d’actions autres :
« Il eût été si simple, dès le début, d’attaquer la compagnie [lors des grèves de Carmaux] dans son seul endroit sensible, l’argent ; de brûler son stock de charbon, de briser les machines d’extraction, de démolir les pompes d’épuisement. » 7
Si Cachard donne un texte très nourri de la période qui précède le syndicalisme révolutionnaire, il va s’efforcer d’être plus théorique quand il voudra définir le sabotage :
« Entre un engagement total au travail et une douce passivité, il existe toute une nuance de quasi-implication, de presque participation et de demi-intervention » ; associant au saboteur le consommateur par l’exercice du boycott.
Cependant, dans la dernière partie, couvrant la période de 1886 à 1910, l’accent est mis sur le fait que l’arrêt du travail n’est pas suffisant pour l’aboutissement d’une grève, ajoutant que la tactique du sabotage « sous ses formes anodines et vierges de violences » peut être aussi redoutable que la brutale mise à mal de l’outillage.
Idée reprise par un certain Fernand Jullian qui soutient que « la grève n’est possible que si l’on dégrade au préalable les machine. Il appelle à rendre le travail impraticable ».
C’est au congrès de Toulouse, en 1897, qu’est officialisée la pratique du sabotage et du boycott, et c’est par une résistance face aux bureaux de placement tenus par des sociétés privées sans scrupules que vont se développer diverses tactiques, pas spécialement non-violentes contre le matériel, de la part de postiers (on n’oubliera pas les « demoiselles du téléphone » de l’époque particulièrement exploitées), de cheminots, de coiffeurs, de pâtissiers, de terrassiers et de bouchers qui vont saccager les bureaux, briser les vitres, mettre le feu à un excavateur, couler un bateau, sectionner les fils du téléphone avec Mam’zelle cisaille, etc. ; tout ça avec l’usage quelquefois d’explosifs et même de la dynamite. Et c’est pourtant notre auteur, dans sa conclusion, qui parle de « sabotage doux », étant entendu qu’il règne la plus grande grande confusion dans les esprits quand il s’agit de caractériser soit la « violence », soit la « non-violence », de même en ce qui concerne les mots « pacifiste » et « pacifique ».
Par ailleurs, en faisant la distinction, heureuse, entre force et violence, Cachard cite Mario Tronti 8 qui écrit que « celui qui a la force n’a pas besoin de violence », idée qui mériterait d’être développée.
Et c’est Cachard qui écrit que le livre Comment nous ferons la révolution 9, de Pouget et Pataud, « témoigne d’un refus permanent de la violence » ; de violence contre les gens, bien sûr, et que lorsqu’il s’agit de procéder aux manœuvres de sabotage, on ne le fait qu’« après avoir naturellement pris toutes les précautions pour qu’il n’arrivât point d’accidents de personnes ».
À la veille de la déclaration de la Grande Guerre, des appels à la grève générale et des actions de sabotage contre l’armée vont se multiplier, organisées par des « forces extérieures qui ne relèvent pas du monde du travail », mais de la société tout entière, actions qui font espérer l’instauration de nouvelles institutions sociales par une révolution. En vain.
Pour autant, on retiendra que l’évolution des manières d’agir de certains militants, qui va de la propagande par le fait, violente, au sabotage lors de la période suivante, est toujours actuelle. En 2021, à Notre-Dame-des-Landes, au cours de débats, il fut choisi de préférer le terme de « désarmement » à celui de « sabotage » pour se démarquer d’un imaginaire violent.
Le Monde du 23 décembre 2023 rappelle le combat des Soulèvement de la Terre qui « a opéré une synthèse entre deux courants aux cultures distinctes, fusionnant lutte pour le vivant et combat anticapitaliste », où nous voulons voir une continuation de l’histoire décrite par Cachard. Et c’est dans la même veine que se situent Les Faucheurs volontaires qui détruisent les parcelles d’essai transgéniques et de cultures d’OGM en plein champ, acte de sabotage s’il en est en toute non-violence.
Car c’est dès aujourd’hui qu’il faut agir et mettre en œuvre « présentement, des espaces de vie », expression de Gustav Landauer que rappelle Anatole Lucet 10 dans Communauté et révolution chez Gustav Landauer.
Et c’est, autre leçon de l’histoire, donnée cette fois par Michel Froidevaux 11 dans Les Avatars de l’anarchisme : Même après une « déflagration révolutionnaire », comme l’espérait Pouget, il faudra encore tenir compte de l’évolution très lente des mentalités ; nous pensons mettre au jour, là, toute la thématique majeure qui se dégage clairement dans le développement du livre de Victor Cachard.

1. Cachard, Victor, Histoire du sabotage (volume I), éditions Libre, 2022.
2. Pouget, É., « Le sabotage », L’Almanach du Père Peinard, 1898 ; et, récemment, édité par Nada (2021) suivi de « Le parti du travail ».
3. Scott, J. C., La Domination et les arts de la résistance, Amsterdam éd., 2009.
4. Melville, H., Bartleby, le scribe, Libertalia, 2020.
5. Pouget, É., « Le sabotage », op. cit.
6. Andrieux, L., Souvenirs d’un préfet de police, éditions Rouff et Cie, 1885.
7. Henry, É., Coup pour coup, L’assoiffé éd., 2017 .
8. Tronti, M., La Politique au crépuscule, éditions de l’Éclat, 2000.
9. Pouget, É. et Pataud, É., Comment nous ferons la révolution, éditions de la Guerre sociale, 1911.
10. Anatole Lucet, Communauté et révolution chez Gustav Landauer, Klincksiek, 2023.
11. Michel Froidevaux, Les Avatars de l’anarchisme, Atelier de création libertaire, 2022.

décembre 2023

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