Trois femmes déterminées

Publié dans
Casse-rôles,
n°27
février-avril 2024

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Trois militantes qui connurent la prison en Espagne, aux États-Unis, en Russie, au Japon. Oui, il y a des prisons partout pour celles et ceux qui veulent changer le monde.

Ouvrière à 12 ans, Teresa Claramunt (1862-1931) devint, dès 20 ans, « l’oratrice la plus éloquente de ces années », écrit l’historien Max Nettlau. Elle était née à Sabadell, province de Barcelone. Avec sa détermination et sa profonde conviction, elle soulevait l’enthousiasme des assemblées. Enfant, elle vécut les événements révolutionnaires de 1868 renversant une reine Isabelle, puis la proclamation de la Première République en 1873, suivie de la restauration de la monarchie l’année suivante avec l’intervention d’un général ; ce n’est qu’en 1881 avec l’accession au pouvoir des libéraux que la situation s’améliora ; tous ces événements s’accompagnant de la lente progression de la conscientisation des classes populaires.
Elle militera à la Fédération des travailleurs espagnols (section de la Première Internationale), participera à des grèves, écrira dans la presse libertaire, subira plusieurs emprisonnements dans les cachots de Montjuich et devra également s’exiler à de nombreuses reprises.
Son combat, toujours d’actualité, fut universel, même si l’« union des femmes » – le terme de féministe n’était pas encore en usage – reste pour elle une priorité, car les femmes, souvent analphabètes, subissaient l’exploitation la plus lourde de la part du patronat. De plus, Claramunt les appela de se libérer des « mensonges de l’Église », de la sujétion des maris qui les obligeaient aux servitudes domestiques et à l’éducation des enfants : une triple oppression.
Dans une note, la préfacière, Cristelle Schreiber-Di Cesare, oppose la propagande par le fait (violente) à l’action légale, ne signalant pas que des actions illégales peuvent être sans violence.

Femmes, unissons-nous de Teresa Claramunt (Nada, 2023)

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Mollie Steimer (1897-1980), de son vrai nom Marta Alperina, juive née en Russie, survécut aux pogroms et, en 1913, émigra avec sa famille aux États-Unis pour demeurer dans le ghetto de New York. Dès 15 ans, elle travaille dans une usine de confection et milite dans le groupe anarchiste Frayhayt composé de travailleurs juifs de l’Europe de l’Est qui éditent clandestinement journaux et tracts en yiddish.
Clandestinement, parce que les textes sont anticapitalistes et partisans des soviets (« À l’époque, nous soutenions tous la révolution russe ») ; de plus, ils sont contre l’intervention américaine qui se manifesta par le débarquement de troupes en Union soviétique (« La seule guerre juste, c’est la révolution sociale »). Mais ils furent dénoncés par un militant du groupe : procès, prison, grève de la faim.
Finalement, Mollie fut expulsée et se retrouva avec quelques compagnons sur un bateau en direction de l’Union soviétique où elle ne trouva pas l’accueil espéré ; Emma Goldman et Alexandre Berkman en était déjà repartis, désenchantés. Plus tard, elle aussi désillusionnée, Mollie écrira : « Les communistes sont des geôliers. »
En Russie, elle fut, en effet, arrêtée par la Guépéou, suspectée de propagande anarchiste et condamnée et, une nouvelle fois, encore expulsée en 1923 à bord d’un navire quittant Petrograd, mais c’est en Russie qu’elle rencontra Sénia Fléchine, le compagnon de sa vie qui partagea son existence jusqu’au Mexique où ils moururent.
En 1924, ils sont à Paris où ils participent à un groupe d’entraide pour les anarchistes exilés ; en 1929, ils quittent la France et séjournent durant quatre années à Berlin où ils obtinrent un passeport Nansen qui leur servira vingt-cinq ans avant d’obtenir la nationalité mexicaine.
Si ce petit livre nous donne des textes de Mollie Steimer, il est l’occasion de mentionner plus largement, internationalement, des libertaires comme Voline, Rudolf Rocker, Millie Wittcop, May Piqueray et bien d’autres ; l’introduction étant rédigée par Paul Avrich, cette vue d’ensemble rend bien le climat d’une époque de militantes et de militants à la générosité fraternelle et désintéressée.

Je n’ai rien à perdre que mes chaînes de Mollie Steimer (Nada, 2023)

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Hirabayashi Taiko (1905-1972) est maintenant plus connue comme écrivaine, un temps qualifiée de « prolétarienne », que comme militante. Elle fut brièvement la compagne d’un militant anarchiste ; cependant en féministe lucide et mordante, elle fut très critique de la misère sexuelle et de la misogynie du milieu libertaire de son époque tout en n’en multipliant pas moins ses expériences sexuelles, pratiquant dans ses textes la plus grande autodérision et ironie sur elle-même. Dérision est d’ailleurs un recueil de trois courts textes dont « Kishimojin » où elle donne l’exemple d’une femme ignorante de son propre corps quand elle doit laver une fillette :
« Pourtant, quand la serviette s’aventurait vers les jambes, son regard était attiré malgré tout par cette pêche et sa fente qui s’entrouvrait légèrement sur une chair de soie rouge dès que l’entrejambe changeait de position. Là se révélait la nature de ‘‘la femme’’, nature qu’elle désirait explorer tout son content et il n’y avait pas lieu de se gêner avec cette enfant.
« Qu’une femme de l’âge de Keiko ignore les notions de base de la physiologie féminine peut paraître invraisemblable. C’était pourtant le cas. N’est-il pas pour le moins ridicule qu’une femme soit gênée d’utiliser un mot qu’elle ne sait pas écrire correctement, et que, du même coup, elle pisse des milliers de fois dans sa vie sans jamais savoir d’où sort son urine ? L’étrange arbitraire du sens commun privait néanmoins les femmes de ce savoir, même celles de la trempe de Keiko. »

Dérision de Hirabayachi Taiko (éditions iXe, 2021)

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