Gustav Landauer. Dès aujourd’hui !

Un résumé de cette chronique a été lu
dans l’émission Achaïra, le lundi 5 février 2024
sur la Clé des ondes, à Bordeaux

Dès aujourd’hui !

C’est une expression qui pourrait se dégager, pour le moins, des textes et des discours de Gustav Landauer diffusés au cours de sa brève existence. Mais, si l’on excepte les publications ci-dessous mentionnées, le public français ne connaît de Gustav Landauer (18701919) que sa participation, en avril 1919, au commissariat à l’instruction publique et à la culture lors de la République des conseils de Bavière ; et, en mai, le fait qu’il fut arrêté, battu à mort par des soldats des Corps Francs, sa vie et sa pensée étant alors éclipsées par cet assassinat. Ont donc été publiés :
En 2006, La Révolution, traduit de l’allemand par Margaret Manale et Louis Janover, suivi de Les Révolutions contre les prophètes de Louis Janover, éditions Sulliver.
En 2008, La Communauté par le retrait et autres essais aux éditions du Sandre ; texte qui n’est pas cité dans le livre que nous chroniquons ici ; sans doute, comme le fait remarquer Gaël Cheptou dans À contretemps (n° 36, janvier 2010), à cause de la traduction qui fourmille de contresens et du nombre élevé de coquilles et d’erreurs diverses.
– En 2009, Un appel aux poètes et autres essais, traduit de l’allemand et présenté par Charles Daget, éditions du Sandre.
En 2018, Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers. Suivi de douze écrits « anti-politiques de Gustav Landauer », Freddy Gomez (dir.), éditions de l’Éclat/À contretemps.
En 2019, Appel au socialisme, traduit par Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet, éditions La Lenteur.
Et, récemment, en 2023, Communauté et révolution chez Gustav Landauer, ouvrage de plus de 400 pages d’Anatole Lucet aux éditions Klincksiek. – On trouvera dans Réfractions : n° 29, 2012 (« De la bêtise et du vote » de Landauer) ; n° 36, 2016 (« Sur la révolution mexicaine » de Landauer) ; n° 43, 2019 (« Gustav Landauer et Johann Gottfried Herder » de Siegbert Wolf) ; n° 44, 2020 (réflexions tirées de L’Appel au socialisme) ; n° 45, 2020 (le nom de Landauer est cité à deux reprises) et n° 46, 2021 (« Utopie, préfiguration et révolution chez Gustav Landauer », de J.-Ch. Angaut).

Comment expliquer que, jusqu’à ces dernières publications, l’œuvre de Landauer ait été négligée par les historiens et par les militants ? Par la difficulté de la traduction ? Par une langue trop philosophique marquée d’une certaine « religiosité » ? Par son « athéisme mystique » ? Par le comportement élitiste de Landauer faisant montre d’une sorte d’« aristocratisme de l’esprit » ? Par un goût de la polémique qui égare ? Par un comportement « trop abrupt » ? Par un « relent réactionnaire dans la pensée du révolutionnaire » ? Par son inaptitude à s’adresser à un public ordinaire ? Ou…
Dans l’introduction, Anatole Lucet écrit que « l’absence d’une formalisation scientifique de sa pensée est cause d’un manque criant de définitions, d’énoncés et de propositions sur lesquels pourrait prendre appui le lecteur ».
Parmi toutes ces raisons, nous pourrions n’en retenir qu’une : son spiritualisme, son idéalisme au sens large ; en effet, le mot Geist (Esprit), décliné de multiples façons, tient une première place dans les écrits de cet auteur et revient régulièrement.
Geist, l’Esprit
« L’esprit qui nous porte est une quintessence de la vie et crée l’effectivité et l’efficacité. »
Affirmation qui ne pouvait que ne pas convenir à des militants qui rejetaient une conception du monde à tonalité spirituelle et à des adeptes d’un matérialisme scientiste, strict et anticlérical. Cette attitude philosophique particulière lui ferma sûrement les portes d’un anarchisme militant à la doxa classique sinon dogmatique.
Sa pensée reste une philosophie de la révolution impulsée par ce principe vivant qu’est l’esprit présent en chaque être et qui s’éteint dans les périodes où l’utopie s’efface devant la réalité statique, devant « une société marquée par le capitalisme, l’étatisme et l’absence d’esprit ».
Et c’est donc dès aujourd’hui qu’il faut agir : « Passé, présent et futur, et de même ici et maintenant, ne sont qu’un seul et unique flux éternel qui s’écoule de l’infini à l’infini. »
Cette vision organique et atemporelle de l’histoire ne fut pas comprise par l’ensemble des prolétaires sous la coupe de la social-démocratie du moment en Allemagne.
Anatole Lucet écrit que, « finalement, Landauer n’est jamais parvenu, même au terme de sa vie, à trouver la parole qui toucherait la totalité de ceux auxquels il n’avait cessé de s’adresser ».
Communauté-société
« La société est aussi ancienne que l’être humain : elle est l’élément premier, ce qui est donné », est une autre affirmation et une des sources de la pensée de Landauer qu’il associera à l’Entr’aide de Kropotkine, qu’il traduisit en 1904, et où « l’instinct d’entraide » est une forme « d’esprit » qui fait se tenir ensemble les êtres humains, chaque individu ne pouvant se penser indépendamment de la société, de la communauté ; cependant, c’est, dans l’actualité du moment, par « le vouloir, le sentir et le savoir objectif » que l’individu fait avancer la communauté, fait se mouvoir les « masses » sans conscience, conscience qui ne peut venir que de l’extérieur, des individus.
La société, la communauté, termes interchangeables pour Landauer, c’étaient les guildes, les communes, les confédérations, les corporations, les confréries, etc. Aujourd’hui, c’est aussi le peuple, la langue commune, la nation – ainsi le peuple juif, une nation sans État, réalités vivantes dont Landauer va donner la plus grande variété d’interprétations qui peuvent conduire à des compréhensions différentes et contradictoires, et arriver, pour certains, à qualifier fâcheusement Landauer de « nationaliste ».
C’est à côté de la société que l’État a historiquement fait son apparition.
« L’État est un rapport, une relation entre les êtres humains, c’est une façon qu’ont les êtres humains de se rapporter les uns aux autres ; et on le détruit en entrant dans d’autres relations, en se rapportant différemment les uns aux autres. »
C’est une « structure contingente, inscrite dans le temps, éphémère et à dépasser pour lui préférer des formes de vie partagées ».
Et l’objectif de Landauer serait « moins d’affronter l’État ou de le détruire que de s’y soustraire ». Il s’agit pour lui de sortir de l’État et de « faire société », de faire naître et de cultiver un esprit fédérateur, en marge ; « lien », « association », « alliance » (Bund) sont dans son vocabulaire. Plutôt que de chercher à détruire l’État par un coup de force – État qui n’est pas un objet concret, mais un ensemble de relations, une « manière » –, il s’agit donc de s’en séparer et « c’est donc avant tout, en modifiant cette manière, en établissant d’autres rapports que l’on peut changer quelque chose à l’État et trouver des façons d’exister qui ne relèvent pas de lui ».
Sur ce sujet, on pourra apprécier le point de vue relativement récent d’Eduardo Colombo (1929-2018) dans Abats l’État ! (ACL, 2020) :
« Le passage d’une société hétéro-gérée à une société auto-gérée exige l’abolition de l’État, sa destruction. Et la transformation du temps utopique en temps historique exige, à son tour, un moment insurrectionnel collectif, la rupture révolutionnaire. La rupture révolutionnaire ne sera ni apocalyptique ni eschatologique, et elle ne se produira pas en un lever de soleil ou une nuit – ni l’Aurore de la Sociale ni le Grand Soir ; si elle se produit, ce sera un long processus de transformation sociale ; mais le moment, le passage est qualitatif. »
Socialiste libertaire
Si Landauer se déclarait tout à la fois anarchiste et socialiste, c’est d’un socialisme sans État qu’il se réclamait ; nous parlerions maintenant de socialisme libertaire, comme a pu le défendre un Gaston Leval (1895-1978), entre autres dans les Cahiers du socialisme libertaire. Si Landauer rejoint le mouvement ouvrier, c’est sans partager une « manière d’être, une disposition timorée, conservatrice et bornée présente dans toutes les classes », écrit Anatole Lucet.
Landauer fut très tôt un antimarxiste ne faisant pas confiance aux prétendues lois de l’histoire, et surtout pas aux épigones marxistes de son temps. Le prolétariat est un rouage du capitalisme nullement capable d’enrayer la machine, et la notion de classe tend à enfermer les individus dans leur appartenance sociale d’origine. Il faut élargir le concept de classe ouvrière, celui de travailleur, à toutes les activités : techniques, marchandes, intellectuelles, etc. S’il ne prône pas la lutte de classe, pour autant il ne renonce pas à la lutte.
L’aspiration profonde de Landauer est de faire naître, ici et maintenant, concrètement, « un véritable esprit de communauté ».
Vers 1895, la première expérimentation fut la « colonie d’artistes » du village de Friedrichshagen, puis la coopérative de consommation de Befreiung.
En 1901, il écrivait :
« Je souhaite ardemment que l’on se rassemble, que l’on œuvre en faveur du socialisme municipal, en faveur de colonies coopératives, de coopératives de consommation ou d’habitation ; que l’on crée des jardins et des bibliothèques publics, que l’on quitte les villes, que l’on travaille avec des pelles et des bêches, que l’on réduise sa vie matérielle à l’essentiel afin de gagner de l’espace pour le luxe de l’esprit. »
Ce qui n’empêchait pas sa parfaite conscience d’une récupération possible tant par le capitalisme que par l’État ou, par ailleurs, du caractère temporel de ces expériences.
En 1908 naît l’Alliance socialiste (sozialistischer Bund ; des « liens qui libèrent », commente Anatole Lucet. C’est un regroupement de plusieurs ensembles, un projet avant tout concret, une fédération d’une quinzaine de groupes autonomes d’une vingtaine de membres chacun. L’expérience s’arrêtera en 1915 ; la guerre y fut sans doute pour quelque chose.
Famille et sexualité
Les divers points de vue de Landauer sur la sexualité, la femme, l’homosexualité, etc. ne peuvent que choquer celles et ceux qui, aujourd’hui, militent pour la plus grande liberté sexuelle. Anatole Lucet explique par des développements tout en nuances la démarche de Landauer à partir de l’idée de société qui ne peut avoir pour base que la famille et le mariage.
Paternalisme ? Égarement ? Contradictions ? On pensera très vite à la misogynie de Proudhon.
Hérétique
À l’envers de toute pensée systématique, Landauer fut un hérétique refusant de se plier à un système de pensée dogmatique, diffusant ses idées par une multitude d’articles de journaux, assumant son côté « dérangeant » et cherchant à compenser ce manque, auquel il trouve une vertu, un esprit de création, d’action transformatrice opposé à toute étroitesse d’esprit, pour animer un réseau de vie et d’entraide, partisan de l’expérimentation au présent. Ainsi Landauer fut le premier à traduire certains textes de Maître Eckhart (vers 1260-1328), textes jugés hérétiques (condamnés par l’Église catholique) qui mettaient en valeur une conception plus unifiée de l’individu et de la communauté.
Athée mystique
Pour Landauer, il faut comprendre qu’est religion tout « ce qui relie » par l’esprit (Geist) dans une organisation horizontale aux structures sans hiérarchie.
« Cet idéal lointain, vers lequel nous tendons sans cesse sans jamais y parvenir, ce n’est que lui que nous sommes en droit de nommer Dieu. Telle est ma religion. »
Cohérence
Dans sa recherche d’une cohérence entre les moyens et les fins, Landauer adopta une ligne non-violente, non-dogmatique, qui s’arrêtait à la légitime défense, conscient pourtant que cette violence défensive pouvait se transformer en « régime de la violence ».
Lecteur du romancier Tolstoï (qui fut excommunié par l’Église orthodoxe pour hérésie), il fut un admirateur de l’écrivain libertaire qui écrivait :
« Les anarchistes ont raison en tout. […] Ils se trompent seulement sur l’idée que l’on pourra instaurer l’anarchie par la révolution. »
« Tant qu’existera l’État et la violence qui le maintient sous n’importe quelle forme, il ne peut y avoir de liberté, de vraie liberté, telle que les hommes la comprennent et l’ont toujours comprise. » (Le Refus d’obéissance, écrits sur la révolution, L’Échappée, 2017.)
Si Tolstoï était partisan de la « non-résistance au mal par la violence », Landauer associait la désobéissance civile à un renoncement. Par ailleurs, l’influence de La Boétie est claire, essentiellement dans son aspect négatif : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ! »
On pourra s’intéresser au texte de Fritz Oerter (1869-1935), quasiment du même âge que Landauer, intitulé Gewalt oder Gewaltlosigkeit ? (Violence ou non-violence ?), publié l’année même de la tentative du putsch de Kapp (13-17 mars 1920). Le propos de Fritz Oerter était clair ; il parlait de lutte ouvrière, de « grève solidaire », de « grève générale », de « boycottage », de « sabotage » et de « tant d’autres moyens d’action directe ». En toute non-violence !
Et si l’on est encore plus curieux, on consultera le journal Graswurzelrevolution, actuellement publié, dont les militants, après 1968, utilisaient le terme de Gewaltlosigkeit (se rapprochant plutôt d’une action « sans violence ») ; puis qui préférèrent Gewaltfreiheit pour son dynamisme, c’est-à-dire l’action directe non-violente ou la direkte gewaltfreie Aktion.
Ici et maintenant
Si mettre en œuvre « présentement, des espaces de vie » était une expression de Gustav Landauer, aujourd’hui, c’est dans des récits qui s’échelonnent sur une soixantaine d’années et dans un enchevêtrement avec d’autres écrits, datant eux de ces quinze dernières années, qu’Anna Kruzynski nous donne à lire Quartier en lutte, récits féministes et libertaires. Pointe-Saint-Charles – Montréal (ACL, 2023).
Les espaces de vie, c’est l’usine, l’atelier, le village, etc. ; ici, c’est le quartier où, au début du XXIe siècle, on assiste à l’apparition d’un militantisme inspiré des idées et des pratiques de l’anarchisme, déterminées, d’un côté, par le municipalisme et l’écologie sociale de Murray Bookchin, de l’autre, par l’autodétermination économique de J. K. Gibson-Graham, mais ce n’est pas si simple.
Il est noté que nombre de militants n’affichent pas une affiliation directe à l’anarchisme, car elle peut être perçue comme par trop dogmatique, et qu’une transformation des subjectivités est essentielle à l’émergence d’une « communauté-de-commun », que les individus et les groupes se transforment mutuellement.
Ce qui, dans cette aventure, est plutôt négligé par l’histoire officielle, c’est que ce militantisme tient sa force d’une « épine dorsale », l’action des femmes de ce quartier.
Les récits d’Anna Kruzynski ont pour origine sa propre expérience de femme cisgenre qui découvre l’évolution des mentalités et des pratiques féminines.
En 2004, elle écrit :
« J’ai appris que le changement social est un processus de longue haleine, une accumulation de moments, d’innovations, de conflits, d’avancées, de reculs. Que, tranquillement, pas vite, les normes culturelles changent, souvent de manière imperceptible, et qu’à un moment donné il y a éruption, une cassure, et un moment de transformation radicale, et les choses ne sont plus comme avant. »
Ce résultat est la conséquence de l’engagement « d’acteurs créatifs disparates qui mettent en avant une diversité tactique alimentée par un but commun » :
« Nous avons besoin de gens motivés, polyvalents, qui en ont marre d’interagir dans une société patriarcale, capitaliste, raciste et avide de biens matériels. Nous voulons des relations sociales riches, égalitaires, qui nous permettent de remplir à la fois nos besoins vitaux […] et nos désirs d’amour, d’amitié, de culture et d’art. »
On croirait lire Landauer…
Dans la pratique, des convergences ou des coalitions ponctuelles s’organisent, horizontalement, pour déboucher sur l’action directe, la désobéissance civile – les moyens étant aussi des fins –, des tactiques de confrontation accompagnée d’« une stratégie d’action à long terme ayant pour objet la construction préfigurative d’un monde meilleur ».
À la Pointe Saint-Charles, requalifiée de Pointe libertaire, on assiste à la création du Jardin de la liberté, une parcelle de terre urbaine à l’abandon et qui sera cultivée en commun ; d’une fresque murale communautaire de 400 mètres carrés ; du squat d’un bâtiment de 9 200 mètres carrés qui verra s’installer une épicerie coopérative, des ateliers de mécanique pour vélos et automobiles ; des ateliers d’art et de photographie ; un service de santé pour les familles, une garderie d’enfants, etc.
Sans être pour autant au sens étroit du terme réformiste, il ne fait pas de doute que « ces réformes peuvent engendrer des bénéfices concrets et immédiats dans la vie des personnes… ».
Si les ennemis ce sont l’
État et le capitalisme, il y a un autre adversaire : « les forces omniprésentes de l’embourgeoisement qui ne sont souvent pas extérieures au “nous” ».

octobre 2023

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