L’anarchisme chrétien

Publié dans Réfractions, n° 50, printemps 2023

D’autres confins à l’anarchisme ?

Dans Réfractions, n° 49 (« Aux confins de l’anarchisme »), Édouard Jourdain citait l’exemple de deux revues non conformistes (Ordre nouveau et Esprit) ; cette dernière, animée par le philosophe Emmanuel Mounier, « fortement imprégné de culture chrétienne », qui y exprimait clairement ses sympathies libertaires :
« Je n’hésiterai pas à dire que pour nous, personnalistes, il [l’anarchisme] est un des espoirs sur lequel nous misons pour l’avenir… »

Sur le même thème, l’Atelier de création libertaire vient de publier L’Anarchisme chrétien d’Alexandre Christoyannopoulos 1.
L’auteur de la chronique que vous lisez ayant perdu la foi avant ses 9 ans et, depuis, se déclarant athée dans la plus grande sérénité, ce livre pouvait le laisser plutôt indifférent. Mais il se fait que durant la guerre d’Algérie (1954-1962), après diverses rencontres et des actions communes (non-violentes) 2 avec des croyants (chrétiens, juifs et musulmans), des liens se sont tissés avec la pratique du langage commun de la raison ; étant entendu que pour les athées ou agnostiques « obéir à Dieu » n’avait pas grand sens et qu’« aimer ses ennemis » était une aberration ; cela sans pour autant crier, avec la plupart des anarchistes, le slogan « Ni Dieu ni maître » qui ferme ainsi la porte à toute discussion avec des chrétiens sincères.
Cependant, quand bien même il s’agit de la présentation de commentaires politiques très critiques envers l’État, sous l’emprise du Malin, et envers l’Église officielle, infidèle au message du Christ quand cette dernière devient religion d’État, il n’est pas facile de s’intéresser à tous les détails d’une casuistique chrétienne déployée dans le livre de Christoyannopoulos tant cette idéologie nous est étrangère et vraiment très éloignée de notre esprit ; en particulier lorsque l’auteur développe les diverses interprétations du Sermon sur la montagne.
Au fil de la lecture, il nous paraît également y avoir comme un problème de vocabulaire (ou de traduction) ; entre autres avec l’expression, datée, de « non-résistance » qui nous semble venir directement de Tolstoï qui précisait, lui, « non-résistance au mal par le mal ». Plus loin, on retrouvera cette dernière dénomination à plusieurs reprises ; c’est cette appellation qui deviendra, sans doute sous l’influence de Gandhi, la « résistance non-violente ».
Christoyannopoulos, enfermé dans le labyrinthe de sa thèse, soucieux d’objectivité ou de neutralité, aurait-il négligé l’actualité foisonnante des actions directes non-violentes et de résistance, et cela à de nombreux niveaux ? Il ne semble pas puisque nous allons finalement tomber sur des mots comme « désobéissance civile non-violente » et « méthodes conflictuelles de désobéissance civile », cette dernière formule adoptée par le Catholic Worker sour l’influence de Ammon Hennacy.
Les auteurs recensés et commentateurs des textes religieux de ce livre sont pour la plupart anglo-saxons si l’on excepte Tolstoï qui écrivait :
« Les anarchistes ont raison en tout. […] Ils se trompent seulement sur l’idée que l’on pourra instaurer l’anarchie par la révolution 3. »
Et si l’on excepte également Jacques Ellul, dont le nom nous est le plus familier et qui écrit à propos de résistance :
« Ne vous occupez pas de combattre ces rois. Laissez-les de côté et, vous, constituez une société en marge qui cesse de s’intéresser à tout cela, une société où précisément il n’y aura pas de pouvoir”, d’autorité, de hiérarchie 4. »
On se reportera à son Anarchie et christianisme, fastidieux pour un incroyant, et, pour se distraire, on lira Le Cinquième Évangile de l’irréligieux Han Ryner 5.
Dans la citation d’Ellul, nous pensons voir exprimée là un propos que n’aurait pas désavoué Gustav Landauer pour qui il fallait mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », des « espaces soustraits au pouvoir et dans lesquels il soit possible de créer une réalité tendant vers l’anarchie, et de vivre le présent au plus près des valeurs anarchistes 6 ». Rappelons que Landauer avait adapté en allemand moderne certains des écrits du mystique chrétien Maître Eckhart, écrits condamnés par sa hiérarchie.
Christoyannopoulos, quant à lui, écrit à propos d’essais de constructions de collectivités de vie :
« Construire une telle communauté chrétienne consiste donc à construire une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne”, comme aiment à le répéter les catholics workers (qui empruntent ce slogan au syndicat des Industrial Workers of the World). Comme de nombreux anarchistes laïcs (les anarchosyndicalistes en particulier), les anarchistes chrétiens n’ont pas l’intention d’attendre une situation révolutionnaire pour développer des systèmes économiques alternatifs”, parce que c’est précisément dans l’adoption de ces nouvelles façons de vivre que la révolution se réalise. »
L’existence d’un anarchisme « qui découle de l’autorité des textes religieux » peut paraître paradoxale pour des libertaires classiques, même quand il s’agit d’un anarchisme critique de l’État, du capitalisme et de la domination, tout en sachant aussi que certains anarchistes chrétiens sont partisans de la propriété… et du capitalisme…
Paradoxal ? On ajoutera que, dans la chrétienté, les anarchistes chrétiens avancent des points de vue nombreux et quelquefois contradictoires et qu’ils sont vraiment minoritaires (mais ce n’est pas un défaut). Gandhi, de son côté, avait remarqué que « les seuls sur terre à ne pas voir que le Christ et ses enseignements sont non-violents sont les chrétiens ».

Comme il est écrit plus haut, l’intérêt pour le sujet résultait de rencontres essentiellement personnelles pendant la guerre d’Algérie ; aussi, quand, presque quarante années plus tard, une rencontre d’« anciens combattants » fut organisée, un des protagonistes de cette action collective, Jo Pyronnet, alors devenu prêtre, me demanda, souriant : « Alors, toujours athée ?
– Oui – Toujours anarchiste ? – Oui – Je te bénis, termina-t-il en forme d’approbation chaleureuse. »

1. Alexandre Christoyannopoulos, L’Anarchisme chrétien, un commentaire politique de l’Évangile, Atelier de création libertaire, 2022, 432 p.
2. Érica Fraters, Réfractaires à la guerre d’Algérie, 2005, 226 p.
3. Léon Tolstoï, Le Refus d’obéissance, écrits sur la révolution, L’Échappée, 2017, 220 p.
4. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table ronde, 1998 (1re édition, Atelier de création libertaire, 1988), 160 p.
5. Han Ryner, Le Cinquième Évangile, Théolib éd., 2014, 196 p.
6. Collectif, Gustav Landauer, un anarchiste de l’envers, Éditions de l’Éclat, 2018, 214 p.

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