Du machisme grammatical

Dessin de Cassio

Publié dans Casse-rôles,
n° 24, mai-juillet 2023

Dans Le Bon Usage, le grammairien Maurice Grevisse (Duculot, 1975) consacre un paragraphe (§ 587) au mot « on », ancien cas sujet de « homme ».
Cet « homme » – en latin hom, ome, omme – est devenu avec le temps un « on » indéterminé et a pris communément la signification de « humain » ; dans l’ancienne langue, il pouvait être précédé de l’article l’ – usage qui perdure – : « Lorsque l’on est très préoccupé ».
En fait, ce masculin, neutre, en est venu à nier au féminin sa propre existence. À noter, par ailleurs, que ce « on », mot caméléon, tend de plus en plus à remplacer le « nous ». Néanmoins, Grevisse donne, entre autres, l’exemple où le féminin reprend vie : « Eh bien ! Petite on est toujours fâchée ? ».

On reconnaîtra que l’autorité des grammairiens n’est pas coercitive, la sanction est sociale plutôt que pénale ; c’est le propos commun qui pense que « la grammaire semble aller de soi » et qui amène à corriger « celui qui parle mal ».
Déjà, du temps de Protagoras (vers 400 avant notre ère), on discutait du genre des mots…
Cet envahissement de la langue par le masculin ne révèle qu’une mainmise des hommes, ancestrale, endurée par les femmes, reflet de la réalité de leur condition physique qui, en quelque sorte, les handicape quand elles portent l’enfant dans leur ventre, suivi de l’obligation de l’allaiter puis d’en prendre soin le temps des premiers âges ; soit une longue période où la femme a sans doute besoin d’aide et de protection, mais avec, en conclusion, sa dépendance par la domination du mâle. Mais, en formulant ainsi, on risque peut-être de trop appuyer sur « la nature spécifique » de la femme et de tomber dans une vision familiariste de la maternité en vogue sous les régimes fascistes et sous celui de Vichy en particulier.
Il n’en reste pas moins que la situation de la femme, nature spécifique ou pas, s’est traduite dans la langue par la règle grammaticale péremptoire qui énonce que le masculin l’emporte sur le féminin. Il serait même plus « noble ».
Dans Tenir sa langue, Julie Abbou écrit : « Le fonctionnement de la langue française nous oblige presque tout le temps à utiliser un genre masculin ou féminin ». Pourquoi le tabouret serait-il masculin et la chaise féminine ? D’autres langues offrent plus de choix : en swahili, chaque terme porte un préfixe indiquant sa « classe nominale », c’est-à-dire si c’est un être humain, un végétal, une activité, un objet, etc.
Le livre de Julie Abbou est une analyse universitaire avec des références nombreuses à d’autres langues que le français et décrivant un processus de contestation, une dynamique de l’affranchissement féminin en cours qui ne craint pas de bousculer la grammaire ni ne redoute de contourner les règles sociales.
Par exemple, elle emprunte à la féministe anarchiste chinoise He-Yin Zhen (1884-1920) l’idée que « la puissance catégorielle qui distingue entre homme et femme relève de la même logique que celle qui sous-tend le salariat, l’esclavage, la hiérarchie familiale, le racisme, le nationalisme, le colonialisme, la propriété privée et la guerre, autant de déclinaisons de l’asservissement. » À n’en pas douter, donc, la langue est un lieu de lutte et d’émancipation. Ce qui n’empêche pas Julie Abbou d’écrire : « Malgré une foule de recommandations, de prescriptions, de guides et d’analyses, personne ne s’accorde sur une manière de traiter le genre dans les discours et dans la langue. » Cela, quand bien même on utilisera les ressources riches de la typographie : le point, le point médian, le tiret, la majuscule, l’astérisque, la parenthèse, le slash, etc.
Il a toujours été du souci des typographes de rendre un texte bien lisible et compréhensible ; ce qui n’est pas toujours le cas avec la volonté féministe de pratiquer l’écriture inclusive.
Pour avancer un peu, il serait possible de s’inspirer des langues scandinaves, comme le suédois, qui possèdent, en plus du féminin et du masculin, le neutre et le commun (realgenus). Ainsi dans Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman (1957), le personnage de la mortdöden, mot neutre – présenté sous les traits d’un homme, est sous-titré au féminin : la mort.
Il est aussi possible de favoriser des mots non sexualisés comme lectorat, personne, individu, parent, enfant, créature, etc. Ou d’en inventer… Mais rien n’est simple, et l’autrice avoue que « c’est à devenir fou ».
Aussi étrange que cela puisse nous paraître, le langage et l’écriture inclusive, qui datent du début des années 1970, naissent dans le milieu théologien protestant. Il s’agissait de reformuler le langage biblique. Dieu, le Seigneur, le Père, était-il masculin ? Il s’agissait aussi de redonner leur place aux femmes. Si les religions qui n’ont pas d’instances centralisatrices se montrent plus ouvertes au changement, le Vatican, de son côté, opposera une forte résistance.
Pour dépasser les problèmes, l’avancée ne pourra venir que d’une décision collective en négligeant les grammairiens et autres directeurs de langage, en particulier les partisans d’une langue française nationale et prescriptive, alors que, de par le monde, le français est souple et vivant ; ce que montre Julie Abbou.
« En faisant irruption dans la grammaire pour défier le genre, ces nouvelles formes procèdent d’une politique du tumulte, comme action politique. » Il s’agit de s’opposer à tout système qui devient norme, de se défier du « rêve d’un monde à venir qui serait exempt de contradictions et de rapports de pouvoir ».
Cependant, « la bonne nouvelle, c’est que, malgré les récriminations orthographiques mortifères, la langue continue à partir dans tous les sens, à [s’]écrire à l’écart ».

De même sur deladesobeissance.fr, chronique consacrée au livre dÉliane Viennot,
Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
petite histoire des résistances de la langue française,
édition iXe, 2017, 144 p. Publié par Casse-rôles, n° 4, mai 2018.

Julie Abbou, Tenir sa langue,
le langage, lieu de lutte féministe,
Les Pérégrines éd., 2022, 232 p.

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