« Vivre simplement…

… pour que tous puissent simplement vivre. »

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Qui ne connaît, du moins sommairement, Gandhi, cette icône historique du xxe siècle ? Pourtant, Guillaume Gamblin nous dit que l’œuvre écrit de cet homme illustre reste amplement méconnu : à peine un dixième serait traduit en français. Cependant, ceux que l’on nomme actuellement les « objecteurs de croissance » semblent puiser largement dans les écrits du penseur et homme d’action indien ; ainsi du slogan : « Vivre simplement pour que tous puissent simplement vivre. » Mais qu’en est-il, par ailleurs, de la démocratie, de l’économie, de l’industrialisme, de la propriété, de la richesse, de la sécurité et de la police, du respect de la nature, de la sobriété individuelle et collective, de l’antiproductivisme ? Questions posées, Guillaume Gamblin en esquissera sommairement des réponses dans ce travail beaucoup trop court à notre avis.

Car l’auteur n’a pas la prétention d’avoir lu l’œuvre de Gandhi en son entier mais d’en mettre modestement en valeur certains aspects qu’il a été piocher dans quelques textes ; travail d’autant plus complexe à mettre au jour que celui que l’on nommait la Grande Âme − et parce qu’il s’adressait à chaque intervention à des publics particuliers − modulait son expression en fonction de l’écoute, quitte quelquefois à paraître contradictoire.
Gamblin voit là l’expression d’une « pensée orientale » globalisante, mais que nous pourrions tout aussi bien rapprocher d’une pensée proudhonienne, manière d’analyser le monde qui maintient les contraires sans jamais les annuler dans une synthèse. Pour notre auteur, la vision gandhienne se comprend entre « le réalisme le plus profond et l’utopie la plus chatoyante », une attitude propre à « réenchanter la pensée sociale, politique et économique ».
La notion d’« autonomie » semble essentielle. Avancée aux premiers temps de l’action en vue de l’indépendance de l’Inde, c’est une notion politique collective, tout à la fois morale et personnelle. Il s’agit, pour la cohérence profonde, de rompre avec le mimétisme car, si on adopte les règles du jeu de l’adversaire, on a perdu d’avance ; rompre avec les méthodes violentes de l’adversaire, rompre avec sa dite « civilisation » commerciale et économique, rompre avec un parlementarisme de la prétendue majorité quand on sait que souvent c’est la minorité qui a raison ; et, parce que l’on a appris que la servitude est souvent volontaire, cultiver la non-coopération. Il est alors question de « décoloniser » l’imaginaire et les mentalités : autonomie politique signifie ainsi indépendance par rapport au gouvernement, que celui-ci soit étranger ou national ; par la décentralisation des villages tant au point de vue administratif qu’économique, autrement dit avec la plus grande autosuffisance mais dans une interdépendance avec d’autres villages car la complète autarcie isole et se révèle tout aussi bien néfaste. On peut déjà voir là une critique de la globalisation actuelle.
L’autonomie économique, quand il s’agissait de se dégager de l’Angleterre, dut se construire en boycottant le coton anglais et en le produisant soi-même à l’échelle des villages : le rouet devint alors un symbole, mais il ne s’agissait surtout pas de replonger naïvement dans le passé. Et quelqu’un comme Jayaprakash Narayan, disciple de Gandhi, imaginera une activité agro-industrielle qui s’étendrait sur plusieurs villages, fournissant aussi bien des pièces de bicyclette, des radios que du sucre de canne ou des fruits et légumes.
Parce que les villageois indiens sont exploités par les citadins quand ces derniers le sont par les pays étrangers, il s’agit de renverser le processus et de tendre vers l’autonomie de chaque partie. C’est l’idée que développera un autre disciple de Gandhi : Vinoba Bhave.
S’éduquer, se libérer des addictions personnelles, commencer le changement en soi-même, Gamblin attribue ces façons d’agir à une tradition antique et orientale. Sans doute, sans doute, mais nos anarchistes individualistes, non révolutionnaires, ne disent pas autre chose.
Parlons maintenant de la démocratie pour dire qu’« il n’y a pas d’institution humaine qui ne comporte ses dangers ». Gandhi est un grand critique des démocraties occidentales qui sont pour lui « du nazisme ou du fascisme dilué ».
S’approcherait-il d’une pensée anarchiste des plus classiques quand il énonce que « la possession du pouvoir rend les hommes aveugles et sourds » ? Certains ne seront pas loin de le penser au risque d’être accusés de détournement, de dérapage. Mais :
« La voie la plus proche de l’anarchie pure serait une démocratie basée sur la non-violence », écrit Gandhi. Ce qui ne signifie pas une absence de règles, mais que ces règles de la vie collective émaneraient de la base, qu’elles ne seraient pas dictées de l’extérieur.
En rajoutant : « Dans les affaires de conscience, la loi de la majorité n’a pas sa place. »
Gandhi, comme le compagnon Pierre Bance dans un récent article, comme les anarchistes espagnols de 1936, est partisan d’une police pour la garantie de la sécurité des gens ; une police qui serait bien sûr une police différente…
On verra aussi que Gandhi développe plutôt une pensée socialiste que capitaliste. Pas pour autant « marxiste ». Mais comment procéder à des expropriations sans violence ?
Par la non-coopération, systématiquement mise en avant et qui risque d’être une méthode à long terme mais, en fin de compte, plus rapide que l’autre si l’on regarde ce qui s’est passé en Russie et en Chine qui ont fait un grand bond en arrière et social et politique. On pourrait résumer en disant qu’il y a là un socialisme libertaire proudhonien fortement teinté de non-violence active.
Il est certain que Gandhi n’a pas été suivi par Nehru et ses continuateurs qui ont enfourché industrialisme et productivisme à la façon occidentale.
Et on ne peut pas dire que Gandhi soit un partisan de la lutte de classe. Devant, d’un côté, l’étalage des richesses et, de l’autre, la grande misère indienne, il ne préconise pas la mort des propriétaires mais encore et toujours la non-coopération, dans la non-violence, en incitant les nantis à collaborer à un rééquilibrage économique. Il encourage fortement à la dépossession et aussi à une « mise sous tutelle collective ou communautaire de toute possession qui excède le besoin personnel », dans la non-violence toujours, mais une non-violence qui sait faire usage du rapport de force avec détermination.
En 1951, Vinoba Bhave lança une grande action de « don de la terre » dont les résultats furent très limités ; certains parlent carrément d’un échec.
Quand Gandhi rejette la violence que fait subir autrui, ce n’est pas autrui qu’il rejette mais la violence d’autrui. Il s’agit de se libérer en se débarrassant de sa propre violence. Parce que la violence est toujours un remède pire que la maladie qu’elle prétend soigner. Pour lui, les moyens sont essentiels par rapport à la fin ; avec des nuances pourtant…
Même chose avec la destruction de l’État : on veut le détruire tout en ne dédaignant pas de s’en servir ; c’est comme d’essayer d’abattre un arbre en montant dans ses branches. Très critique de l’État, Gandhi s’en accommode pourtant, prêt à l’utiliser au besoin.
En résumé, la pensée de Gandhi est cependant en décalage total tant avec le capitalisme qu’avec un socialisme d’État. Guillaume Gamblin voit en lui un précurseur et un inspirateur de l’idée de décroissance actuelle que défend un François Partant qui écrit :
« La course aux armements ne doit pas être dissociée de la course à la richesse qui la rend à la fois possible et inévitable. » Oui, pour Gandhi, l’économie et la morale doivent aller ensemble. Et, si l’autonomie doit se mettre en place, c’est ici et maintenant car demain commence aujourd’hui !
J’ai le souvenir d’un texte de Lanza del Vasto qui rapportait son souhait d’avoir voulu rester en Inde auprès de Gandhi ; ce dernier le lui déconseilla, lui disant qu’il serait plus utile en Europe dans son milieu culturel. Et je pense, en lisant des ouvrages de ou sur Gandhi, que pour notre part il ne s’agit pas de nous mettre entièrement à son école mais d’adapter son enseignement à nos propres habitudes. Il s’agit surtout de ne pas singer le « maître », l’inventeur de la non-violence.

Guillaume Gamblin, la Force de l’autonomie,
Gandhi précurseur de la décroissance ?
Éditions du MAN, 2011, 96 p.

Achaïra, 19 avril 2012

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