« La dynamite, voilà le truc ! »

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

La violence de classe − c’est peu de l’écrire ! −, c’est d’abord, on le sait bien, la violence sans pitié du capitaliste exploiteur sous la protection de l’État ; en Amérique, l’oppression s’accentua contre le prolétariat quand la machine remplaça l’outil, quand l’ouvrier devint interchangeable ; on ne lui demandait plus un grand savoir-faire mais seulement de surveiller sa machine, tâche confiée si possible aux femmes et aux enfants, moins payés et réputés plus dociles. Selon Louis Adamic, les premiers ouvriers à employer une violence de haute intensité furent les Molly Macguires, des Irlandais, qui assassinaient tout simplement, mais avec certaines précautions, patrons et exploiteurs divers qui tombaient alors comme des mouches. La trahison et l’agence Pinkerton vinrent à bout de l’activité des Molly Macguires quand une dizaine d’entre eux finirent par se balancer au bout d’une corde en 1870.

Traduction déficiente ou orientée, sans doute anachronique en 1931, date de la parution de ce livre, on notera, tout au long de cet ouvrage, que le mot « non-violent » − ou l’idée de non-violence − est toujours employé dans le sens limité de « pas violent ». Ce que je pense, c’est que certaines choses naissent pour n’être nommées qu’avec le temps et qu’elles changent quelquefois de dénomination.
D’après un certain Léon Samson, « la violence représente la défaite de la force ». Dans le cas de ce livre, c’est la défaite de la force − physique et morale − du prolétariat nord-américain, quand, au bout d’un certain cheminement, des syndicats ouvriers entreprirent de payer des gangsters pour des actions de sabotage, de racket, de cassage de gueule, etc. Puis quand certains autres passèrent carrément du côté du banditisme.
Mais rappelons-nous les illégalistes en tout genre, en France et ailleurs, où les mauvais garçons côtoyaient de hautes figures morales comme celle d’Alexandre Marius Jacob.
En 1872, à New York City, on note une grande victoire ouvrière, cependant provisoire, c’est la conquête de la journée de 8 heures dans les métiers du bâtiment et de la mécanique.
Puis la faillite d’une grande banque cause la panique générale de 1873 : lock-out, grèves, intervention de la troupe : ce sont les émeutes de 1877 et la défaite ouvrière. Ces luttes spontanées donnèrent pourtant grand espoir aux meneurs syndicaux dont les organisations vont se reconstituer dans la clandestinité : on s’arme de pistolets et de bombes.
« La dynamite, voilà le truc ! », selon la formule de l’anarchiste Johann Most qui débarque aux États-Unis en 1882 avec la volonté de préparer « une révolution bien sanglante ». Thème qu’il développe dans son journal Freiheit.
Ensuite il y eut la victoire des Chevaliers du travail, une sorte de franc-maçonnerie ouvrière, contre les chemins de fer de Jay Gould qui avait affirmé : « Je puis employer une moitié de la classe ouvrière à massacrer l’autre. » Victoire qui faisait apparaître une force nouvelle : l’organisation des travailleurs.
En 1886, l’agitation pour la journée de 8 heures était à son maximum ; les journaux anarchistes appelaient les ouvriers à s’armer. La peur régnait dans l’autre camp. Mais lors de ce 1er mai rien ne se passa. Le 3, une bombe fut lancée contre la police et une fusillade éclata de part et d’autre. Des morts ; puis la répression policière et la pendaison de quatre anarchistes, le cinquième, Lingg, réussissant à se suicider. La répression du Capital s’accentua encore. C’est à ce moment que naît l’American Federation of Labour de Gompers, organisation ouvrière pas spécialement révolutionnaire mais qui grandira et qui, tout en condamnant les anarchistes, emploiera également la dynamite et le racket.
On s’étonne que l’auteur relate sans animosité une action plutôt non-violente, initiative d’un certain Coxey : il s’agit d’une « marche de chômeurs pacifiques » sur Washington, comme on en verra plus tard lors des actions de désobéissance civile pour les droits des Noirs.
Le temps m’est limité pour parler d’Eugen Debs et de Big Bill Haywood, de Mooney et Billings, de Sacco et Vanzetti et de bien d’autres.
Par ailleurs, l’action des wobblies est bien racontée ; un détail, cependant, leur stratégie pour la liberté de parole à San Diego, en 1911, qui consistait à remplir les prisons, est qualifiée étonnamment de « violente ». Du côté de autorités, cela ne fait pas de doute.
Larry Portis, dans son ouvrage IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États-Unis, nous a rapporté les faits avec une plus grande objectivité. Cependant, Louis Adamic écrit que les wobblies renoncèrent, un peu avant la guerre, presque totalement à la violence, choisissant d’avoir recours à la force du nombre, puis ils découvrirent, en 1912, le sabotage.
C’est d’ailleurs sur ce thème, en un chapitre pittoresque, que se ferme ce livre.
Qu’un syndicat pas spécialement révolutionnaire comme l’AFL emploie la dynamite c’est ce que nous allons voir avec l’affaire McNamara quand, le 1er octobre 1910, le journal de Los Angeles, le Times, fut tout simplement dynamité : 20 morts pour le moins.
En lisant cela, on repose le livre et on pense pouvoir affirmer que les usages syndicaux se sont relativement pacifiés aujourd’hui. Inimaginable que des syndicalistes aillent dynamiter par exemple le journal Sud-Ouest…
Louis Adamic s’attarde un peu sur cette affaire moins connue de nous.
En 1918, à la fin de la guerre, la peur du communisme s’installe, associée à une volonté patronale de casser définitivement les syndicats. Les capitalistes réclament « la liberté du travail ». Pour l’auteur, les ouvriers avaient été défaits car, complètement non-violents, ils n’avaient pas su affronter la police patronale sur son propre terrain. Ils revinrent alors aux anciennes « bonnes » vieilles méthodes : « La dynamite, voilà le truc ! »
Dans cette lutte syndicale, les dés sont pipés : le Capital a la haute main sur la police, sur l’armée, sur les tribunaux ; il subventionne des vigiles armés. Poussé dans ses retranchement, le Travail n’a qu’une issue, je vous le répète : « La dynamite, voilà le truc ! »
Mais, pour ne plus se retrouver au premier plan face à la justice, les syndicalistes embauchent des tiers, des voyous, des racketteurs hors de la condition ouvrière ; bref, des criminels professionnels. C’était, pour commencer, le coup de poing qui fracassait les dents de devant puis l’assassinat si nécessaire, puis l’incendie et le dynamitage. Après, les gangs graissaient la patte de la police pour que l’enquête n’aboutisse jamais.
Avec le temps, des gangs prirent le contrôle de certains syndicats. Ainsi s’illustra un certain Al Capone qui commençait par ailleurs, sans doute, à avoir des ambitions politiques.
Ce livre se termine donc, curieusement, par une note d’un certain Léon Samson, cité plus haut, auteur de Vers un front unique :
« La violence représente la défaite de la force. Et l’attrait partout exercé par la violence dans la vie américaine révèle surtout la débilité de l’énergie révolutionnaire dans ce pays, son incapacité à s’organiser et à devenir une force réelle. L’atmosphère américaine est surchargée de violence parce que la société américaine est mûre pour la révolution alors que l’esprit américain ne l’est pas… »
L’auteur, Louis Adamic, rajoute : « En définitive, la violence du prolétariat américain durera jusqu’à ce que les travailleurs acquièrent un esprit et des motivations révolutionnaires. Cet esprit, organisé, se transformera en une force (qui passera dans les syndicats) déterminée à conquérir le pouvoir. Ce n’est qu’à ce moment seulement qu’on pourra envisager de se dispenser du type de violences décrites dans cet ouvrage. »
D’un côté, l’auteur semble dire que l’extrême violence dynamiteuse de cette période a été plutôt contre-productive pour le monde ouvrier, de l’autre il semble encenser cette violence extrême…

Louis Adamic, Dynamite !
Un siècle de violence de classe en Amérique (1830-1930),
Sao Maï éd., 2010, 480 p.

Achaïra, 5 avril 2012

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