La lutte des classes n’est que rarement une « guerre des classes »

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux
Au moment où j’écrivais ma chronique sur le livre d’Alain Bihr, je n’avais pas encore pris connaissance des premiers numéros de la revue Alternatives non-violentes créée en 1973, et donc pas pu dire toute ma surprise ; cette revue, d’ailleurs, je n’en possède pas la collection complète. Dans les tout premiers numéros – je n’ai pu consulter que les 3 et 4 –, le n° 3 indique qu’il y eut un n° 2 consacré à la non-violence et à la révolution prolétarienne et que ce numéro a valu à la rédaction d’être accusée, de la part de certains lecteurs, de « faire de l’ouvriérisme » ou du « vulgaire gauchisme ».


Dans ce n° 3, il était mis en avant que « les personnes qui dans nos pays d’Europe occidentale se retrouvent dans l’idée de non-violence n’appartiennent pas au monde ouvrier ». Remarque qui accompagne sans doute l’ignorance de l’éditorialiste quand il écrit, citant Luther King et César Chavez, qu’aux États-Unis : « Il n’y a pas eu jusque-là, à proprement parler, de mouvement ouvrier…». On est en droit d’espérer que, depuis ce temps, cette méconnaissance historique a été largement comblée.
Dans ce n° 3 d’Alternatives non-violentes, André Jeanson, ancien secrétaire général de la CFDT, rappelle que la société capitaliste « fait violence » au monde ouvrier. « En d’autres termes, la lutte de classe est [pour lui] une réalité d’aujourd’hui comme elle était une réalité hier. »
Et de mettre en avant le magnifique mouvement illégal des Lip qui, après avoir décidé et repris en main la fabrication et la vente des montres, organisa des «payes sauvages », actions qui, « sans faire appel à la violence, remettent durement en question et ébranlent
les structures et le fonctionnement de l’entreprise capitaliste».
Et d’écrire encore : « Le passage de la société capitaliste à la société socialiste ne se fera certainement pas sans que des actes tendant à bousculer et à détruire la “légalité”, telle qu’elle est aujourd’hui, n’aient été posés et massivement posés. »
Pour conclure, André Jeanson souhaite « voir se nouer les contacts, se développer des réflexions communes entre le courant syndical autogestionnaire et les organisations de militants non-violents ».
Pour Maurice Debrach, ancien syndicaliste, l’histoire de la classe ouvrière, « c’est aussi celle d’une lutte révolutionnaire contre la violence “institutionnalisée”, contre le capitalisme. c’est celle du sang versé par la violence répressive. c’est l’histoire de la lutte des classes ». Cependant, en adoptant la notion de « bloc historique des travailleurs », il élargit la notion de classe ouvrière traditionnelle aux techniciens, aux employés, aux cadres et aux intellectuels.
Et si le syndicalisme de la charte d’Amiens préconise la grève générale, c’est parce que « le système économique ne peut se maintenir que grâce à la collaboration des exploités ».
Pour Maurice Debrach encore : « La prise de conscience de l’existence de deux blocs sociaux antagonistes, engagés dans un affrontement dont l’homme doit être l’unique vainqueur, est essentielle. Le mouvement non-violent ne peut pas prendre des positions ambiguës sur ce point. Il en va de la crédibilité de sa démarche auprès des travailleurs. »
Pour Claire et Jean Martin, à propos des Lip, « la lutte des classes est profondément et clairement inscrite dans la non-violence. Il n’a jamais été question de l’éluder. il s’agit de désobéissance collective, non de pureté individuelle ». De plus, si l’illégalité peut être légitime, elle doit être… joyeuse.
À propos du syndicat de César Chavez et du boycott du raisin de table et de la salade, Pierre Fabre écrit : « Ce combat a lieu dans la société américaine capitaliste. Ce qui importe pour le capitalisme, c’est l’appropriation de la production (avec l’extorsion du surtravail qu’elle implique). »
De leur côté, des membres du Mouvement lyonnais d’action non-violente écrivent : « Notre analyse de la société actuelle nous conduit à nous engager dans la lutte des classes. En effet, la société industrielle, dans laquelle nous vivons, est caractérisée par un mode de production capitaliste, se définissant par la propriété privée des moyens de production. Les propriétaires des moyens de production constituent la classe dominante. La puissance de cette classe dominante est telle qu’elle peut coloniser toutes les dimensions non économiques de notre société. C’est ainsi qu’elle est parvenue à absorber tous les rôles que tiennent les individus pour les réduire au simple rôle de “producteur-consommateur”. »
« Seul le rapport de force, créé par le conflit qu’est la lutte des classes, permettra aux exploités de se libérer de l’oppression de la classe dominante. »
Dans l’édito du n° 4, Christian Delorme écrit son souhait de défendre un socialisme non-violent et une « non-violence politique » puis de mettre en débat une « orientation pro-révolutionnaire ».
Jacques Sémelin et Jean Tirelli, partisans également d’une non-violence politique, écrivent : « La non-violence politique, tout en luttant sur les lieux d’oppression, cherche parallèlement à analyser les causes objectives de ces exploitations en s’appuyant sur l’analyse marxiste des rapports de production. » Pour eux, il y aurait une « progression historique d’une pensée non-violente spirituelle à une pensée non-violente sociale, vers une pensée non-violente politique ».
Si les deux auteurs tentent de définir une non-violence politique à partir d’une analyse marxiste, ils pensent de plus « que la pensée non-violente entretient des rapports certains avec la pensée anarchiste : toutes deux se rejoignent dans la critique de l’autoritarisme bureaucratique. Ces relations restent inexplorées [c’est nous qui soulignons], et c’est pour cette raison que le texte de base de notre groupe se dénomme “Pour une nouvelle stratégie
révolutionnaire”, car nous pensons qu’il relève à la fois de l’analyse marxiste, de l’organisation anarchiste, de l’esprit non-violent et des techniques d’action non-violentes ».
Plus loin, ils écrivent encore : « Pourtant, il ne semble pas qu’actuellement les non-violents eux-mêmes évitent l’influence de personnalités qui tendent alors au leaderat (sic). Par ailleurs, la non-violence reste encore une spécialité d’intellectuels qui tentent de populariser leurs idées. »
De son côté, Christian Mellon écrit : « Il y a un choix à faire, un parti à prendre dans notre manière même d’analyser la société et la source des “injustices”. reconnaître ou non la lutte des classes, viser ou non la suppression du capitalisme, c’est déjà un choix. Or, beaucoup de non-violents hésitent à faire ce choix… cela se comprend d’ailleurs fort bien quand on voit ce que le marxisme a donné dans les pays où il “règne”… »
Il écrit encore : « Il n’y aura pas de révolution uniquement politique au sens où il suffirait de “prendre le pouvoir”. Pas de révolution uniquement économique au sens où il suffirait d’abolir la propriété privée des moyens de production. Il faut aller plus loin et remettre en
cause à la fois les finalités économiques et l’existence d’un pouvoir centralisateur (même démocratiquement désigné et contrôlé. »
Et encore : « Ni des voies purement électorales et légalistes ni la lutte violente ne permettront d’instaurer durablement chez nous le socialisme que nous voulons. » Dans un texte intitulé « Syndicalisme et non-violence », signé par un groupe mixte « pacifistes – non-violents », nous pouvons enfin lire :
« En fait, la non-violence ne prêche pas la paix sociale ni la collaboration des classes. Elle ne reprend pas à son compte mais, au contraire, elle conteste et récuse les discours des milieux bien-pensants sur la nécessité du respect de l’ordre établi et la possibilité de résoudre les difficultés qui surviennent entre les uns et les autres par la seule pratique du dialogue dans le cadre des institutions démocratiques. Par sa propre logique, la non-violence préconise la lutte des classes comme moyen d’avancer vers une société plus juste… »


Mes citations peuvent paraître sans nuances et très orientées ; j’aurais pu en donner d’autres tout aussi nettes, et ces extraits ne sont là que pour pointer un aspect de la réflexion de cette revue non-violente à l’époque où disparaissait notre propre revue Anarchisme et non-violence (ANV). Cet aspect « lutte des classes », par la suite, semble donc avoir été occulté de la revue Alternatives non-violentes (ANV). Mais il faudrait sans doute nuancer notre propos car je ne prétends pas avoir lu avec soin les 164 numéros ; certains me sont d’ailleurs totalement inconnus, surtout dans cette première période, mais je repose la question avec curiosité :
« Pourquoi cette notion de lutte des classes a-t-elle disparu de la revue ? » Une lutte des classes qui n’est que rarement une guerre des classes.
Achaïra, 27 décembre 2012
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