Résistances destructrices, créations désobéissantes

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1703, du 11 au 17 avril 2013.

Qui n’a jamais brisé un ordinateur à coups de marteau, qui n’a jamais jeté des piles de journaux aux quatre vents, qui n’a jamais crevé les pneus des camionnettes transportant ces journaux lors d’une action syndicale, celui-là comprendra moins que d’autres l’action des luddites, ces briseurs des nouveaux métiers à tisser et à tricoter, « machines odieuses », voleuses de pain, qui affamèrent hommes, femmes et enfants, tous « chair à usines », au début du XIXe siècle en Angleterre.

La Colère de Ludd donne une excellente description de cette révolte ouvrière contemporaine de la naissance du capitalisme et de l’industrialisation de l’Angleterre. En dépit du peu d’informations directes, si ce n’est les fiches de police, les chansons ouvrières et les courriers luddites adressés aux patrons, aux magistrats et aux policiers, le mouvement luddite est assez bien cerné par l’auteur, Julius Van Daal ; en dépit également des maigres informations pour cause de l’omerta complice de la population. Bien que quelques-uns n’échappèrent pas à la corde, il faut dire en effet que peu de luddites furent dénoncés et déférés devant les tribunaux tant ils surent se protéger de la répression et des mouchards.
Comme un policier demandait à un luddite mourant des renseignement dénonçant ses compagnons, ce dernier demanda à l’inquisiteur : « Savez-vous garder un secret ? » L’inquisiteur répondit par l’affirmative. Le luddite lui dit alors : « Moi aussi. » Et il mourut.
Les luddites ne furent pas les rétrogrades destructeurs refusant le progrès technique que les vainqueurs veulent bien faire d’eux ; ils furent au contraire des précurseurs sur nombre d’idées. La conclusion de l’auteur est à cet égard d’une grande clarté.
Oui, les luddites et des poètes comme Shelley ou Byron eurent une bonne longueur d’avance sur tous ceux qui pensent prévoir l’avenir des sociétés.
Les luddites sans doute échouèrent :
« Peu d’observateurs pondérés auraient parié sur le succès de l’insurrection.
« La suite des événements, où l’État fera d’ailleurs preuve d’une grande maîtrise dans son déchaînement réactionnaire même, nous donne à penser qu’un tel succès aurait nécessité quelque péripétie prodigieuse, quelque improbable intervention de la Providence, tant le rapport de force était visiblement défavorable aux rebelles. C’est ce constat de faiblesse et d’atomisation qui les contiendra dans l’expectative ou la prudence, après qu’ils eurent fait montre de tant d’audace, et les retiendra de déferler sur le Parlement et les palais des grands… » (p. 180).
Si les luddites furent défaits, leur combat contribua à créer ce que l’on nommera plus tard la « conscience de classe » d’une classe ouvrière se formant en parallèle à la naissance du capitalisme avec la figure du prolétaire moderne solidaire de ses compagnons de lutte.
Conscience de classe et solidarité semblent de nos jours en perdition, grignotées, corrodées, rongées par l’atomisation ouvrière et l’évolution de ce capitalisme et de ce que l’on nomme la globalisation.
Les luddites furent ces saboteurs magnifiques qui frappèrent au cœur la pratique capitaliste et qui seront, par la suite, imités de par le monde.
Les luddites furent vaincus, entre autres raisons parce qu’un fossé se creusa entre eux et le camp réformateur et démocratique qui réprouvait le bris des machines et les diverses violences qui accompagnaient les actions. Également, et surtout, parce que les forces répressives furent plus que démesurées ; donnée importante sur laquelle il faudrait quand même s’attarder longuement. Ajoutons, pour finir, que la donne sociale se modifia avec la chute de Napoléon et la fin des guerres extérieures.
Ainsi, les luddites anticipèrent, en acte, le projet ouvrier de grève générale et d’expropriation, autrement dit le grand chambardement.
De tous les grands chambardements sociaux de l’Histoire, aucun ne perdura, vaincu par la répression, détourné de l’authenticité de ses débuts ou corrompus par le goût immodéré du pouvoir des uns et par la perversion d’un capitalisme aux multiples visages qui a maintenant mondialisé sa domination et qui se décline en de multiples catastrophes comme la perte de la souveraineté alimentaire et la famine, la destruction des écosystèmes, la dilapidation de la biodiversité, etc.
Et, pour la première fois dans notre histoire − s’il respecte la directive européenne de 1994 −, le paysan ne peut plus replanter le grain qu’il a récolté. Directive ignoble, non suivie par une association comme Kokopelli et par quelques autres qui ont pris le contre-pied de cette illégitime loi en y désobéissant.
Aussi, une « démondialisation » − qui se répandrait silencieusement − s’est mise en branle avec la résistance des exploités et des dominés ; une « démondialisation » qui ouvre des « brèches », comme l’écrit John Holloway dans son Crack capitalism.
C’est du moins la thèse que développe Bénédicte Manier dans Un million de révolutions tranquilles.
Révolutions ? Peut-être pas au sens habituel, mais actions radicales car elles partent de la base, se passent de l’État et du secteur privé capitaliste. Il s’agit dès lors d’inventer rapidement des solutions pour répondre à la demande populaire et à ses difficultés.
Ainsi, l’auteur nous cite ces paysans indiens, sur des terres asséchées, qui retrouvent des techniques anciennes d’irrigation et de distribution de l’eau − savoirs détruits par le colonialisme et méprisés par le pouvoir actuel qui les harcèlent − ; paysans qui ont réussi à faire reverdir leur contrée.
Ainsi l’organisation de femmes pauvres, en Inde toujours, qui se lancent sans argent ou presque dans la fabrication de galettes de lentilles et qui réussissent leur autonomie financière.
Ainsi ces autres femmes, souvent analphabètes, venues de plusieurs pays pour un stage dans le collège aux pieds nus de Tilonia, en Inde encore, et qui repartent avec un statut d’ingénieures capables alors de promouvoir l’énergie solaire dans leur propre village.
Ainsi ces multiples coopératives, de toutes sortes et en tous lieux, créées à partir d’entreprises jugées non rentables mais qui restent viables quand elles sont gérées « en sortant d’une logique du profit à court terme ». Il s’agit alors de répartir la richesse autrement et de construire une économie tournée vers les besoins de la population (nous savons, bien sûr, que les coopératives ne datent pas d’aujourd’hui et que certaines ont eu le temps de s’écarter des principes fondateurs).
Ainsi, en nombre infini seraient les activités de culture maraîchère et de jardinage, la plupart du temps autogérées par des femmes ; femmes détentrices traditionnellement des savoirs agricoles, mais écartées de la propriété légales de ces terres.
Ainsi les circuits courts, présents dans nos propres villages français, initiés par les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (amap).
Ainsi les nouveaux jardiniers urbains, comme à Detroit aux États-Unis, ville en grande partie abandonnée par l’industrie automobile, où ont été aménagés friches, terrasses, toits et plates-bandes, pour la culture des légumes jusqu’à l’autosuffisance.
Ainsi ces citoyens qui se réapproprient le droit de battre monnaie.
Ainsi ces autres qui, pour habiter ensemble, autoconstruisent des écovillages ou, par exemple dans le département de l’Isère, l’écohameau de La Chabeaudière où vivent d’ailleurs certains de nos amis.
Ainsi les cliniques gratuites américaines, les maisons médicales autogérées de Belgique et les médecins aux « pieds nus » ailleurs.
Bénédicte Manier cite dans une note le concept des trois « s » de Gandhi : swaraj, l’autogouvernance citoyenne des villages, swadeshi, l’autosuffisance économique locale, et sarvodoya, le bien-être collectif. Remarque judicieuse dans cet ouvrage que de mettre l’accent sur la préoccupation d’un Gandhi qui ne fut pas uniquement un activiste de la non-violence.
Dans ce monde, viennent de surgir une volonté d’initiatives nouvelles et une capacité d’innovation sociale portées par une société civile qui découvre sa force − le tout largement ignoré du grand public − ; une force cependant en butte aux tracasseries administratives auxquelles il faudra bien encore désobéir.
La caractéristique de ce mouvement planétaire va de pair avec une organisation qui ne fait plus confiance ni aux partis, ni aux syndicats, ni à l’État, ni au secteur privé, mais qui s’organise horizontalement et sans hiérarchie, court-circuitant le monde politique à l’aide des nouvelles techniques de communication.
On assiste donc aujourd’hui à l’émergence d’une société post-mondialisée : ce qu’Edgar Morin décrit comme des « forces de résistance, de régénération, d’invention, de création » qui se multiplient mais qui sont « dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centre, sans tête ». Nous n’allons pas trop nous plaindre de ce dernier manque.
Mais, me direz-vous, oui, vous les révolutionnaires impatients, vous qui voulez transformer le monde en un clin d’œil : « Toutes ces actions ne sont que remède sur jambe de bois. »
Certes, nous pouvons le penser, mais nous serions bien aveugles si nous ne constations pas que l’impasse économique que nous vivons a contribué à répandre l’idée qu’un autre système économique était possible et nécessaire et que, devant cette prise de conscience, de nouvelles aspirations se font jour et se transforment en actes.
Il s’agirait tout simplement de changer la vie. Et pour donner encore la parole à un poète, écoutons Paul Éluard qui dit : « Un autre monde existe, il est dans celui-ci. »

Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles,
Les liens qui libèrent, 2012, 326 p.

Julius Van Daal, La Colère de Ludd,
L’insomniaque, 2012, 288 p.

John Holloway, Crack capitalism,
33 thèses contre le capital,

Libertalia éd., 2012, 462 p.

Achaïra, 21 mars 2013

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