Réinventer la révolution

C’est le titre du numéro 36 de la revue Réfractions, recherches et expressions anarchistes, du printemps 2016, qui comprend un dossier, des transversales et des recensions de livres. L’éditorial nous indique que ce numéro est parti notamment du constat que, dans nos sociétés occidentales, « la perspective révolutionnaire semble s’être éloignée, sinon avoir complètement disparu ». Mais qu’en est-il vraiment ? La révolution est-elle toujours possible ? Vraiment désirable, « compte tenu des expériences historiques » ? Inévitable ? Dangereuse ? Est-ce un concept périmé ?

Eduardo Colombo, dans « La Révolution n’est pas un désir, c’est une nécessité », écrit que « la Révolution arrive par effraction dans l’histoire, et surprend même ceux qui l’attendaient passionnément. Elle est un fait singulier, un événement, imprévisible ». Et il se fait historien, datant la naissance de l’idée révolutionnaire tant dans les républiques citadines italiennes, comme Pise en 1085, que dans l’Angleterre des niveleurs du milieu du XVIIe siècle. Par ailleurs, il nomme le post-anarchisme un des responsables, entre autres, de l’abandon de l’idée révolutionnaire ; post-anarchisme qui voudrait « en finir avec l’anarchisme “classique” et enterrer avec lui l’idée même de révolution ». Pour Colombo, l’anarchisme est révolutionnaire ou n’est pas !
Certes, cependant Jean-Christophe Angaut cite la phrase désabusée de Bakounine après la défaite de la Commune : « La pensée, l’espérance et la passion révolutionnaire ne se trouvent absolument pas [plus ?] dans les masses, et, quand elles sont absentes, on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien. » Par ailleurs, il rappelle un propos récent de Claude Guillon « convaincu que les révolutions à venir seront “sans modèle” ».
Sans le dire, c’est peut-être ce que pense Tomás Ibáñez dans « Qu’en est-il aujourd’hui de la révolution et de son imaginaire », qui avance que « l’histoire est création » et que « parler de l’impossibilité de la révolution à l’époque actuelle est un pur non-sens car cette possibilité est intrinsèque à la dimension historique de nos sociétés, elle lui est consubstantielle, et la nier reviendrait tout bonnement à nier cette dimension ».
Cependant, comment expliquer l’apparent renoncement révolutionnaire général ? « C’est sans doute le fait que l’imaginaire révolutionnaire hérité ne soit plus en prise sur le monde actuel qui explique son indéniable reflux. »
Car « il semble donc raisonnablement certain que dans l’ère Internet les révolutions à venir ne ressembleront pas aux révolutions d’antan ».
Pour comprendre le « nouvel imaginaire révolutionnaire », il faudra donc « prêter attention aux discours et aux pratiques des collectifs de jeunes anarchistes qui prolifèrent aujourd’hui dans le monde entier ». Qui sont-ils ?
Les articles qui suivent esquissent une réponse.
Celui d’Annick Stevens, dans « Lento, pero avanzo » qui envisage une « sortie du système », l’idée que « la vie hors du capitalisme est possible » et qui donne l’exemple de l’expérience des zapatistes mexicains, celui de la Coopérative intégrale catalane ; et aussi celui du Rojava à l’avenir incertain. Ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes mériterait également attention. Puis elle nous donne une interview de Yannis Youlountas qui témoigne des nouvelles pratiques dans la Grèce actuelle.
Nous retiendrons encore ce qu’Annick nomme le « potentiel des gens ordinaires » qui dans leur sphère cultivent « des valeurs d’entraide, d’équité, de plaisir de la sociabilité » mais qui « ne suffisent aucunement à entraîner un agir révolutionnaire ». Pourquoi ?
Pierre Sommermeyer, revenant sur des débats précédents et sur la déferlante terroriste, rappelle « que Daech n’est pas une chose surgie dans les sables désertiques du Moyen-Orient mais la résultante de différentes données où la fascination morbide et religieuse pour la mort va de pair avec la recherche d’une alternative à l’échec, momentané espérons-nous, des révolutions arabes » ; cela tout en dressant un tableau géopolitique quasiment mondial ouvrant des perspectives à l’infini. Un repère, cependant : nous serions moins devant une radicalisation de l’islam que devant des gens qui s’appuient sur l’islam dans leur radicalisation.
« Notre monde se structure sur la valeur “individualisme” mais méconnaît les nécessités de reconnaissance et d’insertion des individus, et a déconstruit les structures qui les assuraient ; c’est ce qui nous éclate aujourd’hui à la figure », écrit Monique Boireau-Rouillé, dans « Religion et radicalité », en s’interrogeant aussi sur la nature et la place de la religion dans les attentats de janvier et de novembre 2015. Une de ses réponses, c’est que « le capitalisme est un système qui, bien qu’apparemment increvable et en incessantes mutations, est incapable, aux plans culturel, sociétal et des valeurs, de produire les conditions d’un lien véritablement “humain”. Ces conversions, ces meurtres en sont la manifestation effroyable dans le contexte néolibéral ».
Dans « Islam, christianisme et modernité », Édouard Jourdain va nous surprendre car, en retraçant le parcours de l’islamisme, il se demande s’il est possible d’envisager un islam éclairé, voire libertaire, parce qu’il peut développer les notions de « délibération », de « consensus » et d’« intérêt public » que l’on retrouve dans les textes religieux.
Erwan Sommerer prend du recul quand il examine comment, après la révolution de 1789, le Directoire (ceux qui ont envoyé à l’échafaud et le roi et Robespierre) entreprend « d’arrêter la révolution » en s’opposant tout à la fois aux deux factions. Il s’agit alors de « réprimer la liberté afin de la protéger de ceux qui s’en servent pour l’abolir ».
Jean-Jacques Gandini, dans un texte très technique, décortique les mesures gouvernementales instaurées pour lutter contre le terrorisme, mesures qui conduisent vers un état d’urgence permanent, vers un « État policier ». Il cite le bâtonnier de l’ordre des avocats de Paris pour qui, avec le nouveau projet de loi, « en l’état actuel du texte, la France peut basculer dans la dictature en une semaine ».
À signaler, dans la rubrique « Anarchive », la traduction de deux articles de Gustav Landauer publiés en 1911 et 1914.
Enfin, parmi les livres recensés, Bernard Hennequin s’attarde sur la réédition de L’Initiation individualiste anarchiste, base d’un courant disparu en tant que tel, à moins qu’il n’ait irrigué l’anarchisme tout entier.
Dans ce numéro de Réfractions, on trouvera une citation de Michel Foucault qu’il aurait sans doute été bon de développer, associée aux « pratiques » citées :
« Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : “Je n’obéis plus” et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie − ce mouvement me paraît irréductible. »*

N’y a-t-il pas là une clé révolutionnaire par trop négligée ?


*Après réflexion, il semble qu’il aurait fallu citer en entier le passage extrait  des Nouveaux Fragments épars pour un anarchisme sans dogmes de Tomás Ibáñez (p. 71) :

« Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit : “Je n’obéis plus” et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie − ce mouvement me paraît irréductible. Parce que aucun pouvoir n’est capable de le rendre absolument impossible : Varsovie aura toujours son ghetto révolté et ses égouts peuplé d’insurgé. Et parce que l’homme qui se lève est finalement sans explication ; il faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire et ses longues chaînes de raisons, pour que l’homme puisse, “réellement”, préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir. »

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