Anarchistes et juifs

Anarchisme,
antisémitisme,
antisionisme

D’après nous, confondre antisémitisme et antisionisme, c’est faire preuve de la plus grande mauvaise foi, cependant Pierre Sommermeyer, dans le déroulement de son livre, ne donne pas de définition de ces deux termes qu’il illustre par contre par de multiples exemples. Mais, on peut constater que pour passer de l’antisionisme à l’antisémitisme, le pas est vite franchi par certains militants, surtout quand il s’agit de critiquer la politique expansionniste de l’État d’Israël.
Quant à l’anarchisme, on connaît, tant dans la pratique que dans la pensée, son pluralisme.

Tout au long du texte de Pierre revient comme une interrogation – une critique à peine voilée – à propos du manque de débat sur la Shoah dans les publications libertaires après 1945 ; une sorte de circonspection confuse quant à ce judéocide avec des positions ambiguës et plurielles des anarchistes. Peut-on expliquer ce silence par les esprits du temps, encore et toujours très braqués contre le stalinisme omniprésent, ou parce qu’ils sont alors tout absorbés par la reconstruction du mouvement libertaire, ou toujours préoccupés par la révolution espagnole encore proche dans le temps, et, enfin, par une guerre d’Algérie naissante ? Ou, encore, par cette sorte d’antijudaïsme populaire de certains anarchistes ?
Pierre Sommermeyer, anarchiste, né en 1942, juif par sa mère, fut caché pendant l’Occupation au Chambon-sur-Lignon, et ne commença à se poser lui-même ces questions que tardivement… il y a seulement une vingtaine d’années ; et son questionnement semble être resté sans réponses.
Sur l’antisémitisme viendra se greffer l’antisionisme et le négationnisme…
Dès la plus haute Antiquité, on peut trouver des références antisémites envers le peuple juif, essentiellement parce qu’il est l’adorateur d’un seul Dieu quand les autres peuples, unanimement, sont polythéistes ; encore faut-il excepter le culte éphémère d’Aton, dieu égyptien unique, que voulut introniser Akhenaton (– 1375 – 1354).
Ce « peuple élu », enfermé dans ses croyances, et qui ne pratiquait aucun prosélytisme, honorait un dieu unique et jaloux, refoulant les autres dieux ; ce peuple, avec ses rites religieux très exclusifs et qui séparent, aurait été méprisant envers les autres peuples.
Ce peuple, chassé d’Égypte vers la Palestine, fut, après plusieurs conquêtes de Jérusalem, déporté, dispersé, voué à errer de par le monde comme une nation sans État. Nous savons, qu’avec des particularités diverses, il est d’autres nations sans État comme les Roms, les Chiapanèques, les Kurdes, etc.
Plus tard, c’est le christianisme, devenu hégémonique, qui accusa le peuple juif de déicide pour finir par, en quelque sorte, le mettre au ban de la société, lui interdisant la propriété de la terre, le cantonnant à la médecine, au commerce des marchandises et surtout de l’argent, car, pour les chrétiens, on ne pouvait servir et Dieu et Mammon. Ce qui explique un certain antisémitisme anarchiste liant la judéité au capitalisme et aux banques, théorie illustrée en France par Paul Rassinier (1906-1967) qui, dans Le Parlement aux mains des banques, associait le passage au pouvoir de Pierre Mendès-France aux banques Rothschild et Gradis de Bordeaux, étude publiée dans la revue Contre-courant de l’anarchiste Louis Louvet. Rassinier, ancien déporté, fut également à la source du négationnisme ; s’il critiquait le rôle des kapos, c’est en minimisant l’existence des chambre à gaz : « Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit. »
Quant au sionisme, c’est le nom de Théodore Herzl (1860-1904) qui vient à l’esprit. L’idée de créer un « foyer national juif » se forma tant en France, en 1894, pendant ce qu’on appela l’affaire Dreyfus, que par la succession des pogroms dans les pays slaves.
L’idée prit forme à Bâle lors du premier congrès sioniste mondial de 1897, et, dès 1910, les premiers migrants vers la Palestine furent des jeunes Russes. Il apparaît que l’existence sur place d’une population arabe ait été plus ou moins volontairement ignorée.
C’est Bernard Lazare, anarchiste juif, puis Sébastien Faure, puis Zola, bien sûr, qui menèrent le combat pour libérer Dreyfus. La campagne que lança Faure fit évoluer le mouvement anarchiste sur le fait que cette injustice dépassait de loin un simple problème entre militaires.
Rappelons quelques noms de Juifs qui furent anarchistes : Bernard Lazare (1865-1903), déjà cité, Emma Goldman (1869-1940), Alexandre Berkman (18701936), Gustav Landauer (1870-1919), Voline (1882-1945), etc.
Rudolf Rocker (1873-1958), d’origine catholique, animera à Londres avec sa compagne juive Milly Witkop (1877-1955) le Arbeyter Fraynd, publication anarchiste en yiddish.
Pierre rappelle « une convergence d’imaginaires entre les textes fondamentaux du judaïsme et la tradition anarchiste ». Il cite un courrier du rabbin et kabbaliste Emmanuel Lévyne (1928-1989) adressé à la revue libertaire Défense de l’homme : « L’hébraïsme est un anarchisme. Nous, enfants d’Israël, ne voulons d’aucun État, ni d’un État français, ni d’un État juif, d’un État arabe. »
Et nombre d’anarchistes, tout en exaltant les kibboutz, pensaient que créer un État avec ses frontières n’était pas la solution à l’antisémitisme.
Pour élargir encore le panorama, on lira avec intérêt Rédemption et utopie : le judaïsme libertaire en Europe centrale : une étude d’affinité élective de Michael Löwy (né en 1938), publiée aux Éditions du Sandre en 2010.
On lira également avec plaisir les Récits hassidiques de Martin Buber (1878-1965) qui, installé en Israël, prit une part active aux problèmes de cohabitation rencontrés avec les Arabes, travaillant à une meilleure entente entre Juifs et Palestiniens, partisan d’un État binational et démocratique.
De même, le livre d’Enguerran Massis : « Non, nous ne sommes pas un peuple élu ! » Sionisme et antisémitisme dans les années trente : la doctrine du Bund polonais dans les textes, Acratie, 2016, 172 p.
Si mention est faite du propos d’Hannah Arendt sur la « banalité du mal », fallait-il pour autant attendre l’horreur absolue de la Shoah pour en arriver là et pour se défaire de l’idée simpliste de la bonté naturelle de notre inhumaine humanité ? Le « mal », qui présente quotidiennement ses multiples visages, ne se tempère, nous le savons, qu’avec, entre autres, les pratiques de l’entraide, de l’amitié, de la lutte, etc.

Pierre Sommermeyer, Anarchistes et juifs.
Anarchisme, antisémitisme, antisionisme,
Les Éditions libertaires, 2021, 170 p.

août 2021

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