Les arts de la résistance

Publié dans Chroniques Noir & Rouge,
n° 6, septembre 2021

 

Le non-dit des dominés…


… dominés de toutes sortes, et qui sont de toute éternité des exploités économiques sous le pouvoir d’une minorité de puissants qui les tient sous son joug – le lien est étroit entre la domination et l’appropriation –. Ce non-dit, c’est ce que James C. Scott nomme le « texte caché », pas toujours facile à détecter pour l’historien, car le dominé fait tout son possible pour déguiser ses actes et ses pensées.
À l’évidence, le texte caché ne peut être créé que socialement ; il demande une connivence, une mutualité, entre les subalternes.

Sans espace public pour contester l’ordre dominant, sans possibilité d’exprimer leur autonomie, leur dignité publique et privée, et, à défaut de révolte ouverte, les dominés – esclaves, serfs, intouchables, colonisés, paysans, ouvriers, etc. –, de tout temps, dans leurs rapports avec les dominants, ont montré un consensus apparent, une nécessaire duplicité ritualisée, une dissimulation, une sorte de politesse prudente, un usage du profil bas ; il s’agit, en évitant d’endosser une insubordination ouverte, de ne pas s’offrir inutilement à l’humiliation et à la punition.
Ces comportements divers, sous surveillance du pouvoir, sont difficiles à bien contrôler par lui sans complètement détruire la vie sociale des dominés, une vie à part dans leurs quartiers plus ou moins retranchés.
Les femmes, doublement exploitées et opprimées, ne sont pas exclues de cet ensemble.
Pour autant, les dominés, ne manquent pas d’agir librement par des actes discrets de récupération, de perruque, de vols, de chapardages, de braconnages, de même que par une pratique des cadences ralenties dans le travail ; il en est d’autres comme la désertion en temps de guerre.
Il n’y a qu’un pas à franchir pour déclarer que les subordonnés, les subalternes, sont « par nature dissimulateurs, menteurs et tricheurs ». Est décrite par ailleurs toute une comédie de leurs comportements manipulatoires afin d’obtenir des avantages divers, en particulier économiques. Jouer les idiots est encore une autre façon de contourner le risque de désobéir ouvertement.
Et quand l’insubordination montre son nez, c’est l’air de rien ; on se garde surtout de dire ouvertement sa pensée ; l’indocilité se fait furtive…
James C. Scott, dans La Domination et les arts de la résistance développe largement l’idée de l’existence de ce non-dit qu’il nomme donc « texte caché » du dominé, opposé à un « texte public », celui de la civilité quotidienne obligée. Il avait publié auparavant Weapons of the weak (les Armes des faibles).
Relativement, et à l’inverse, il en va d’une autre manière chez les dominants quant à leur propre texte caché ou à leur texte public ; ils ont également de bonnes raisons de porter un masque devant les subordonnés ; il s’agit surtout pour eux aussi d’être en tous points impénétrables ; leurs désaccords doivent rester à l’abri des regards.
Le texte public des dominants veut exprimer leur cohésion, ils veulent être vus comme forts et unis, moins pour obtenir l’assentiment des dominés que pour les intimider et leur inspirer la crainte ; entre autres exemples, citons des manifestations pour montrer sa puissance et pour la renforcer, pour imposer le respect, comme les parades militaires bien ordonnées contrastant avec les forces éparpillées et horizontales des dominés, car l’essentiel, pour les dominants, est avant tout d’« éviter toute manifestation publique d’insubordination » des dominés.
On pourra remarquer que cette analyse est tout à fait transposable dans nos démocraties libérales, qualifiées maintenant par certains de « démocraties autoritaires ». Le texte caché, ou résistance souterraine, est alors qualifié par l’auteur d’« infrapolitique ».
L’hégémonie des puissants, pour imposer leur vision du monde, n’est cependant jamais totale, et les dominés peuvent même s’appuyer sur le discours des dominants, utiliser leurs valeurs, emprunter leur idéologie et en arriver à des attitudes radicales, montrant par là leurs capacités à imaginer un retournement de situation : « Les derniers seront les premiers et les premiers les derniers », termes millénaires des grandes traditions culturelles et religieuses ; il y a là une adaptation, par exemple, du christianisme, pour en donner un discours renversé, avec référence à des prophètes libérateurs comme Josué et Moïse.
L’effort de l’auteur pour lire le texte caché des opprimés – qui par définition ne s’affiche pas – se décline avec abondance au cours de l’ouvrage : activités religieuses nocturnes, rêves racontés, discours de révoltes imaginaires à couvert, prologue à la révolte ouverte, chansons, danses, contes et histoires où le plus faible se fait rusé.
Nous avons dans notre propre littérature populaire Le Roman de Renard qui met aux prises le petit goupil contre le loup grand et fort.
Les espoirs des sans-pouvoir peuvent se lire dans les ragots et les rumeurs ; leurs insatisfactions peuvent s’exprimer par des marmonnements difficiles à comprendre et qu’il n’est pas question de revendiquer. Il en est de même des expériences de possession et de délire qui disent les menaces dans une violence anonyme.
Dans l’art des délivrances possibles, il est traité, bien sûr, du carnaval – surtout celui de Romans –, moments de rituels d’inversion, mais moments autorisés par les pouvoirs, moments de licence, de liberté, de désordre et de sédition ; soupape de sécurité avancent certains qui, quelquefois, débouche sur l’émeute.
Le temps passant, les mentalités évoluent, les structures sociales également et, alors que l’on ne s’y attend plus, surgit un changement social soudain, ce que certains nomment une révolution.
Et l’auteur s’interroge sur ce qui amène, à un certain moment, dans un sursaut de dignité, la révolte des groupes subalternes qui avaient l’air de se soumettre et qui agissent alors comme si leurs situations n’étaient pas écrites à jamais alors que, réellement, elles étaient verrouillées… du moins provisoirement.

Juin 2021

James C. Scott, La Domination et les arts de la résistance.
Fragments du discours subalterne, Éditions Amsterdam, 2019, 432 p.

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