L’Indépendance confisquée

« Cet effort gigantesque [réalisé par la France en Algérie] ne saurait faire oublier le prix que les uns ou les autres ont dû payer […], simplement parce que ceux qui étaient las d’en souffrir voulaient dénoncer cet égoïsme et choisirent la violence pour se faire entendre. Ils choisirent ? Même pas. Toute autre voie était bouchée. »

Mouloud Feraoun

C’est par hasard que nous avons eu ce livre en main ; le titre seul nous a attiré car on ne voyait pas grand intérêt à feuilleter le témoignage de celui que l’on nommait alors « le pharmacien de Sétif », Ferhat Abbas (1899-1985), tout en reconnaissant pourtant − cela va de soi −, en lui, un acteur important de l’indépendance de l’Algérie et, de plus, un homme ouvert et généreux.

Ce musulman modéré et libéral porte, dans ce livre, un regard très critique sur ceux − essentiellement Ben Bella et Boumediene − qui firent de l’Algérie débarrassée du colonialisme un régime totalitaire en contradiction, écrit-il, avec l’islam et avec les droits de l’homme.
Musulman, mais lucide, il écrit :
« Ce n’est un secret pour personne que le monde musulman moderne se débat dans des contradictions profondes. Il n’arrive pas encore à inventer son avenir. Par réaction contre le régime colonial qu’il a subi et la menace marxiste, il s’enferme dans sa carapace moyenâgeuse au lieu d’aller de l’avant et de découvrir, dans sa propre pensée, des voies salutaires. »
Musulman, mais démocrate, il dit encore :
« De fait, les musulmans en général et les Arabes en particulier, soumis depuis des siècles au régime du sultanat, ont perdu le sens de la démocratie et de l’intérêt pour la délibération. »
Il déclare donc, dans ce livre, ouvertement, son désaccord avec les révolutionnaires assoiffés de pouvoir qui confisquèrent, par intrigues souterraines et innombrables manigances, les leviers d’une souveraineté absolue sur leur peuple.
Il faut dire que ces « révolutionnaires » qui parvinrent au sommet du nouvel État s’appuyèrent moins sur un mouvement populaire que sur la force armée ; il s’agissait là de l’armée des frontières qui, à proprement parler, n’avait pas combattu. Mais, le pouvoir étant au bout du fusil, une fois atteint, on le garde sans partage.
Abbas précise que Ben Bella « préféra s’armer du parti unique et se contenter de l’appui de l’armée des frontières pendant que ses partisans se jetaient comme des vautours sur les biens abandonnés par les colons ».
Et Abbas constate alors que, par la suite, les cadres du FLN se sont désintéressés complètement du sort des masses. « Pour imposer le silence à ces dernières, ils les traitent avec mépris et font peser sur elles la menace. Ce sont de nouveaux caïds. »
Abbas ne craint pas, par ailleurs, en remontant au déclenchement armé du mouvement indépendantiste d’affirmer :
« En Algérie, l’affrontement a laissé libre cours aux instincts les plus bas. En de nombreuses circonstances, le comportement de certains chefs et de certains maquisards a été horrible. On a assassiné des innocents pour assouvir d’anciennes haines, tout à fait étrangères à la lutte pour l’indépendance. On condamnait la torture chez les Français. Mais on la pratiquait sur ses propres frères. »
C’est donc un constat plein d’amertume et de tristesse qu’il nous faut lire où perce cependant l’espoir d’un retournement.

Ferhat Abbas, L’Indépendance confisquée (1962-1978),
Alger-Livres Éditions, 2011 (1re édition : Flammarion, 1984), 240 p.

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