Mettre en œuvre présentement…

Ici et maintenant

Pu
blié dans Chroniques Noir & Rouge,
n° 15, dé
cembre 2023

Mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », c’était une expression de Gustav Landauer (1870-1919) * ; aujourd’hui, c’est dans des récits qui s’échelonnent sur une soixantaine d’années et dans un enchevêtrement avec d’autres écrits, datant eux de ces quinze dernières années, qu’Anna Kruzynski nous donne à lire Quartier en lutte.
Les espaces de vie, c’est l’usine, l’atelier, le village, etc. ; ici, c’est le quartier, son quartier, autrefois contrôlé par l’Église catholique et par les élites locales, c’est la Pointe-Saint-Charles à Montréal, au Québec, où, au début du XXIe siècle, on assiste à l’apparition d’un militantisme inspiré des idées et des pratiques de l’anarchisme, déterminées, d’un côté, par le municipalisme et l’écologie sociale de Murray Bookchin, de l’autre, par l’autodétermination économique de J. K. Gibson-Graham, mais ce n’est pas si simple.

Il est à noter que nombre de militants n’affichent pas une affiliation directe à l’anarchisme, car elle peut être perçue comme par trop dogmatique, et qu’une transformation des subjectivités est essentielle à l’émergence d’une « communauté-de-commun ».
Ce qui, dans cette aventure, est plutôt négligé par l’histoire officielle, c’est que ce militantisme tient sa force d’une « épine dorsale », l’action des femmes de ce quartier.
Les récits d’Anna Kruzynski ont pour origine sa propre expérience de femme cisgenre qui découvre l’évolution des mentalités et des pratiques féminines se déclinant en bisexualité, transgenre, queer, etc., toutes façons de vivre librement sa sexualité.
En 2004, écrit-elle dans une note, « je n’avais pas encore intégré la multiplicité des rapports d’oppression […], aujourd’hui, je porterais une lunette intersectionnelle ».
Elle écrit aussi :
« J’ai appris que le changement social est un processus de longue haleine, une accumulation de moments, d’innovations, de conflits, d’avancées, de reculs. Que, tranquillement, pas vite, les normes culturelles changent, souvent de manière imperceptible, et qu’à un moment donné il y a éruption, une cassure, et un moment de transformation radicale, et les choses ne sont plus comme avant. »
Ce résultat est la conséquence de l’engagement « d’acteurs créatifs disparates qui mettent en avant une diversité tactique alimentée par un but commun » :
« Nous avons besoin de gens motivés, polyvalents, qui en ont marre d’interagir dans une société patriarcale, capitaliste, raciste et avide de biens matériels. Nous voulons des relations sociales riches, égalitaires, qui nous permettent de remplir à la fois nos besoins vitaux […] et nos désirs d’amour, d’amitié, de culture et d’art. »
Dit autrement, il s’agit là d’un processus de pollinisation croisée.
Dans la pratique, des convergences ou des coalitions ponctuelles s’organisent, horizontalement, pour déboucher sur l’action directe, la désobéissance civile – les moyens étant aussi des fins –, des tactiques de confrontation accompagnée d’« une stratégie d’action à long terme ayant pour objet la construction préfigurative d’un monde meilleur ».
À la Pointe Saint-Charles, requalifiée de Pointe libertaire, on assiste à la création du Jardin de la liberté, une parcelle de terre urbaine à l’abandon et qui sera cultivée en commun ; d’une fresque murale communautaire de 400 mètres carrés ; du squat d’un bâtiment de 9 200 mètres carrés qui verra s’installer une épicerie coopérative, des ateliers de mécanique pour vélos et automobiles ; des ateliers d’art et de photographie ; un service de santé pour les familles, une garderie d’enfants, etc.
Sans être pour autant réformiste, au sens étroit du terme, il ne fait pas de doute que « ces réformes peuvent engendrer des bénéfices concrets et immédiats dans la vie des personnes… »
L’objectif central est la construction d’un mouvement de masse sans toutefois « souscrire à la vision d’une avant-garde éclairée qui nous amènerait vers une révolution spectaculaire ».
Si les ennemis ce sont l’État et le capitalisme, il y a un autre adversaire : « les forces omniprésentes de l’embourgeoisement qui ne sont souvent pas extérieures au “nous” ».

* Vient de paraître d’Anatole Lucet : Communauté et révolution chez Gustav Landauer, Klincksieck, 410 p.

Anna Kruzynski, Quartier en lutte, récits féministes et libertaires.
Pointe-Saint-Charles – Montréal,
Atelier de création libertaire, 2023, 176 p.

octobre 2023

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