Babi Yar au soleil…

Article de Pierre Sommermeyer publié dans Le Monde libertaire
n° 1856 de décembre 2023

Encore du sang
et des larmes

7 octobre 2023

Ce matin-là marque le début de quelque chose dont nous ne sommes pas encore sortis. Difficile de mettre un nom sur cette chose. Annette Wievorka dans Libération du 21 octobre dit : « Le 7 octobre est un événement réellement historique […], ce n’est pas juste une guerre, on est dans autre chose. » Nous sommes bien d’accord. Il faudra attendre encore. Sont en cause les Palestiniens, musulmans ou chrétiens, vivant en Palestine et en Israël tout comme les juifs présents dans ces deux entités. De même les juifs et les Palestiniens qui vivent ailleurs. De part et d’autre, les négationnistes sont à l’œuvre. Ce qui est en jeu est la coexistence de deux populations aux réactions exacerbées. Un pas de côté s’impose.

Prendre parti ?
Notre histoire est fertile en moments où nous sommes enjoints de prendre parti. Nous devons être pour ou contre les gilets jaunes, la vaccination anti-covid, la réforme des retraites, le SNU, la guerre Russie-Ukraine et maintenant le Hamas ou Israël. Ces mises en demeure visent avant tout à limiter nos capacités de réflexion, d’analyse. Pourtant, à chaque fois, elles nous obligent à remettre en question nos opinions.
Selon les moments, nous sommes soit pro, soit anti et, si nous ne voulons pas choisir, nous devenons des lâches, des mous, des girouettes. L’écrivain arabe israélien Sayed Kashua, dans la même éditons de Libération dit : « J’appartiens au camp des lâches, à ceux qui se rendront dès qu’il y a des vies humaines en jeu. »
En ce qui nous concerne, en ce moment, les mises en demeure continuent avec en arrière des morts et des blessés. Elles remettent en cause ce débat jamais épuisé qui a nom : la question juive.
Eva Illouz, universitaire franco-israélienne, dans une interview au journal Le Monde, après avoir fait un exposé équilibré et affirmé : « Il faut développer un regard humain et fraternel », assène : « Aujourd’hui, il faut choisir son camp ! » Dans le même journal, un jour ou deux plus tard, Abdennour Bidar, philosophe et spécialiste de l’islam en « appelle à l’union sacrée ». Ces deux façons de faire nous éloignent de toute compréhension. Nous savons bien que les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux. C’est bien ce que nous tentons de faire depuis des années.

La mémoire de l’exil permanent
Juifs et Palestiniens sont des peuples de l’exil. Le dernier des deux est plus récent au regard de l’histoire. Sans la première déportation, sans l’exil à Babylone (580 avant notre ère), les juifs en tant qu’entité ethnico-religieuse n’existerait peut-être pas. Ce début de l’exil plus que bimillénaire à profondément marqué la pensée juive. Il n’est pas possible de comprendre quoi que ce soit aux réactions des juifs, croyant ou pas, si on ne prend pas en compte leur sentiment de ne jamais être là où il faut. De toujours être en exil. Pour la première fois depuis 2500 ans, les juifs ont l’impression que l’exil est terminé. Il importe peu au fond qu’ils n’habitent pas en Israël. Il reste dans leur mémoire collective comme une peur, venue du fond des âges, d’être encore obligés de partir pour sauver leur vie. La question n’est pas de savoir si cela est vrai, si cela correspond à une réalité. Cela est, et en soi cela suffit. Ce n’est pas une théorie mais un ressenti. Philip Roth (1933-2018), auteur américain bien connu, a écrit en 2002, un livre important autour de ce ressenti qui a nom Le Complot contre l’Amérique (Prix Médicis étranger). Ce roman décrit la vie d’une famille juive dans une Amérique qui a choisi d’être amie avec Hitler. C’est un thème que Philip K. Dick avait choisi d’explorer dans Le Maitre du haut château (1962). Le jeune héros de ce livre voit monter l’antisémitisme sans comprendre d’où lui vient cette angoisse.
En ce qui me concerne, ce fut mon tour, quand sous Sarkozy il fut décidé de demander lors d’un renouvellement de carte d’identité aux Français dont les parents étaient nés à l’étranger de prouver qu’ils avaient été naturalisés. En sortant du bureau d’état civil, où je m’étais heurté au silence bureaucratique de gens ne faisant que leur boulot, me vint cette pensée : « Et voilà ! Ça recommence ! »

La mémoire de la Shoah
« Le Hamas est devenu le nazi […], les jours les plus traumatiques jamais connus depuis la Shoah. » Eva Illouz, Le Monde du 17 octobre 2023.
Des mots sortis de l’horreur sont utilisés en Israël après ce qui s’est passé dans le désert aux portes de Gaza. Pogrom, nazis, Einsatzgruppen, charrient tout un passé que les juifs israéliens ne pensaient pas revivre à l’endroit où le rêve sioniste s’est incarné. C’est ce passé, vieux de plusieurs millénaires, qui remonte à la surface, celui de l’ailleurs. S’y ajoute l’incompréhension de la façon dont le grand massacre s’est passé. Pour les sabras, c’est-à-dire cette partie de la population qui est née en Israël, il n’est pas question de se laisser faire comme ont pu faire leurs parents en Europe pendant les années maudites. Dans ce qui est devenu un État comme les autres, ni plus ni moins colonialiste que les autres, la mémoire de l’horreur nazie fonctionne comme un justificatif permanent. C’est la fin de la Shoah, l’espérance d’échapper à cette Europe qui a vu tant des leurs être effacés qui a amené ces rescapés à traverser la Méditerranée et a trouver là un refuge. Hélas, c’était un endroit où il fallait encore se battre pour survivre. Selon James Horrox (Le Mouvement des kibboutz et l’anarchie), le fondateur du premier kibboutz en 1910, Aaron David Gordon, ne se faisait pas d’illusion. Il considérait la résistance arabe au sionisme comme une réaction tout à fait compréhensible au mode de vie occidentalisé et déraciné des Juifs. Plus de cent ans plus tard, on peut dire que la coexistence est devenue quasiment impossible. Pourtant, il le faut !
Les juifs, les Palestiniens …
Considérer les uns et les autres comme des entités homogènes, c’est faire preuve de racisme. Nier les divergences, les contradictions qui traversent les deux sociétés, c’est permettre de les opposer l’une à l’autre comme des entités homogènes. Opposer les peuples, si tant est que l’on sache ce que cela recouvre est du nationalisme, et le nationalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. Cela permet aux gouvernants de chaque côté de se revêtir des habits d’une représentativité complète et pourtant virtuelle, partant du principe que l’appartenance à une entité géographique donnée implique l’adhésion globale à une politique donnée. C’est ainsi que le Hamas peut être reconnu comme l’organe unique de la résistance palestinienne par le monde entier, y compris par les Palestiniens vivant en Israël, en Cisjordanie et dans les camps ailleurs, sans que personne ne se demande quels sont les objectifs de cette organisation. Il est pourtant facile de s’informer aux sources du Hamas elles-mêmes.

Le Hamas et sa charte
Il est nécessaire de partir des origines. Le Hamas est un. C’est-à-dire qu’il n’est pas plusieurs dans le même corps. Il n’est pas l’équivalent de l’OLP qui rassemblait une multitude de groupes dont le plus bas commun dénominateur s’exprimait en deux points, Palestiniens et a-religieux.
La charte de l’OLP proclame dans ses trois premiers articles que la Palestine est la patrie du peuple arabe palestinien ; qu’elle constitue une partie inséparable de la patrie arabe, et le peuple palestinien fait partie intégrante de la nation arabe. Pour l’OLP, la Palestine, dans les frontières du mandat britannique, constitue une unité territoriale indivisible. Et le peuple arabe palestinien détient le droit légal sur sa patrie et déterminera son destin après avoir réussi à libérer son pays en accord avec ses vœux, de son propre gré et selon sa seule volonté. Nulle référence religieuse n’y apparaît.
La charte fondatrice du Hamas (1988) commence, elle, par ces mots : « Au nom d’Allah le très miséricordieux ». Ce qui d’emblée exclut tout autre façon de penser. Puis suivent des versets 109 à 111 de la sourate Al Imran : « À Allah appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. » Suivent encore ces deux lignes : « Israël existera et continuera d’exister jusqu’à ce que l’Islam l’anéantisse, comme il a anéanti d’autres avant lui. Le monde islamique est en feu. Chacun d’entre nous doit verser de l’eau, aussi peu que ce soit, pour éteindre tout ce qu’il peut sans attendre les autres (Cheikh Amjad al-Zahawi, ‘‘de mémoire bénie’’) ». Certains plaideront que la nouvelle charte (2017) n’est pas aussi radicale. Elle annonce pourtant la couleur en disant que « la création d’‘‘Israël’’ est totalement illégale, contrevient aux droits inaliénables du peuple palestinien, et va à l’encontre de sa volonté et de celle de l’Oumma ».
Les dirigeants politiques du Hamas ont fui cette bande de Gaza, véritable chaudron dont ne peuvent émerger que des éruptions meurtrières. Au vu de l’armement utilisé lors de l’attaque du 7 octobre, on peut avancer sans risque qu’il y existait jusqu’alors un complexe militaro-industriel comme dans n’importe quel pays. Etaient à la direction les chefs militaires du Hamas ou du Djihad islamique qui ont choisi le moment opportun pour intervenir dans le débat. Israël était déchiré par la volonté des fascistes millénaristes israéliens d’avancer la venue du Messie et le déplacement des unités militaires occupée à rétablir l’ordre en Cisjordanie et protéger les colons fascisants. Les militaires, de quelques nationalités qu’ils soient, sont là pour faire la guerre, et c’est ce qui s’est passé ce jour-là.

La fête dans le désert, Babi Yar au soleil…
Ils, elles dansent juste avant leur mort. Quels mots doit-on employer pour décrire ce qui s’est passé ? Il est difficile de ne pas employer d’autres qui ont déjà servis. Désarmés, pieds nus dans le sable et la mitraille et la chute, pas de fossé cette fois-ci. Les tueurs n’auront pas eu le temps de recouvrir de sable les corps épars, mais ils auront eu le temps de filmer. Les nazis ont fait ce qu’il leur était possible et jusqu’au bout, pour cacher leurs crimes. Eux n’ont eu de hâte que de les publier et d’en inonder les réseaux sociaux. Les nazis avaient utilisé la pervitine pour donner du nerf à leurs soldats. Il semble bien que cette fois le captagon produit en grande quantité dans la Syrie proche ait rendu le même service, pouvoir tuer, tuer sans avoir peur. La guerre de l’image se passe simultanément avec la « vraie » guerre qui tue. Les victimes de l’une comme de l’autre s’étalent dans un temps indéfini. Comme une façon d’effacer ce qui a été réellement fait. Quel crédit accorder aux infos officielles de quelque côté que ce soit ? Chaque côté n’ayant rien de plus urgent que d’empêcher qui que ce soit d’autre d’y aller voir.

Et maintenant ?
Il importe de sortir du local pour penser ce qui est en cours. Ivan Segré sur le site de Lundi Matin disait peu après ce jour-là : « Et nous étions plusieurs à le pressentir : une attaque du Hamas, voilà qui mettrait aussitôt fin à la possible révolution. »
L’enjeu de cette attaque du Hamas, à court, moyen et long terme, c’est en effet de faire taire la contestation, de la rendre littéralement hors sujet, à l’intérieur d’Israël comme à l’intérieur de la Palestine, pour que seules les armes aient la parole. Juste au moment où la parole commençait, en Israël, à prendre le dessus sur ces armes. La solidarité affichée officiellement avec le pouvoir de Jérusalem permet d’oublier que c’est ce pouvoir qui a permis cette explosion. Quelle hypocrisie de la part de l’Occident chrétien !
Certains commentateurs pensent que, après un tel crime, l’irruption mortifère du Hamas et la répression du même calibre d’Israël, une autre solution serait possible. Régulièrement, l’idée de la mise en place d’une commission d’enquête est évoquée. Quelle illusion ! Netanyahou principal artisan de cette tragédie est maintenant auréolé du titre de Premier ministre de la lutte contre le Hamas ! Personne n’ira lui ravir ce titre. Lui et ses sbires extrémistes religieux auront réussi à tuer dans l’œuf toute contestation israélienne de gauche qui les menaçait et tout courant palestinien qui pouvait avoir eu la tentation de penser à une autre solution.
La Palestine à deux États, à un État, l’image même d’Israël en tant que refuge juif, tout cela a éclaté en morceaux. L’impasse est totale. Seuls de petits groupes vont tenter de se tendre la main de part et d’autre. Ce sont eux qu’il faudra soutenir.

Pierre Sommermeyer,
individuel, Fédération anarchiste

Ce contenu a été publié dans Israël-Palestine. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *