De la désobéissance

Collage de Céline

De la désobéissance

paru dans le n° 14, septembre 2023 de
Chroniques Noir & Rouge

Émile Littré, lexicographe, mais également médecin, dans Pathologie verbale ou Lésions de certains mots dans le cours de l’usage (Manucius éd., 2004), s’est penché sur les maladies des mots. Nous savons qu’un mot ça naît, ça vit, ça meurt, ça peut avoir plusieurs orthographes, et il est remarquable que certains mots soient pour le moins indisciplinés ; linguistes et grammairiens finissent d’ailleurs toujours par s’incliner devant le sacro-saint Usage qui nous oblige, à contrecœur, à utiliser certains vocables.

Selon les pratiques actuelles, la désobéissance civile, ainsi définie, concrétisée dans un acte, suivi d’un texte, par Henry David Thoreau (18171862), ne présente pas de caractères spécifiquement violents ; et ce que nous nommons « violence » se décline en de multiples acceptions sur lesquelles règnent nombre de désaccords difficiles à démêler.

S’il n’est donc pas toujours facile de définir ce que nous entendons par « violence », et de différencier un acte violent d’un autre qui ne le serait pas, ou qui serait non-violent, même si, de prime abord, le constat peut sembler aller de soi, le terme « non-violence », à lire Alain Refalo dans son Paradigme de la non-violence. Itinéraire, historique, sémantique et lexicologique (Chronique Sociale, 2023), reste « un mystère » tout autant difficile à débrouiller.
Si la non-violence se limite souvent à n’être qu’un champ sémantique imprécis, alliant philosophie et morale ou croyance religieuse, elle peut se décliner, si nous voulons ouvrir les yeux, en une multitude d’actions rarement reconnues comme participant de ce champ non-violent. Car, pour la plupart des gens, la non-violence est synonyme de passivité, d’inertie, de lâcheté, allant quelquefois jusqu’à la traîtrise. D’ailleurs, Gandhi a pris un certain temps à choisir le mot convenant à ses actions, hésitant entre « résistance passive », « satyagraha », « ahimsa », puis « non-violence » ; c’est ce dernier mot qui se maintient actuellement mais, à la longue, l’usage pourra peut-être en décider autrement.
On fait remonter à diverses traditions religieuses ou philosophiques le rejet de la violence avec l’emploi de catégories morales rendues abstraites comme justice, bonté, paix et liberté ; et on peut s’étonner que la violence soit largement accolée à l’anarchisme qui, certes, a connu son lot d’attentats et d’assassinats de chefs d’État et autres, mais face aux différentes religions pratiquant croisades, inquisitions, massacres divers et bûchers, l’anarchisme paraît être, en fait, le parent pauvre de la violence.
La tradition chrétienne, quant à elle, avec le succès de son expression « tendre l’autre joue », a essayé plusieurs mots de remplacement : « non-résistance », « non-résistance au mal par la violence » et « résistance passive ».
D’autres traditions utilisent d’autres mots.
Les activistes libertaires allemands du journal Grasswurzelrevolution ont utilisé le terme de Gewaltlosigkeit, un concept se rapprochant plutôt d’une action « sans violence », mais, après 1968, sera utilisé un terme proche et sans doute plus précis ; il s’agit de Gewaltfreiheit, c’est-à-dire l’action directe non-violente ou la Direkte Gewaltfreie Aktion qu’ils préférèrent pour son dynamisme.
Sans doute, gardaient-ils en mémoire le nom de Fritz Oerter (1869-1935), un ouvrier lithographe anarchiste, qui publia en 1920 la brochure intitulée Gewalt oder Gewaltlosigkeit ? (Violence ou non-violence ? ACL 2015). Ce fut l’année même du putsch de Kapp (13-17 mars 1920) qui échoua essentiellement grâce à une grève générale de quatre jours. Ce texte venait après le bain de sang de la Grande Guerre et après le massacre des insurgés allemands, au moment où des groupes de corps francs (Freikorps) et de sections d’assaut (Sturmabteilung) tenaient le haut du pavé, c’est-à-dire en plein reflux de la vague révolutionnaire ; ce fascicule prenait position clairement pour une révolution sociale non-violente, sinon sans violence.
Ici, nous ne voulons pas faire une approche de la non-violence quand elle n’est qu’un « vent philosophique agité », mais quand elle est engagement physique et qu’elle demande imagination et courage, quand elle s’incarne individuellement, et surtout collectivement ; cela sans pour autant parler de « sacrifice », sans cultiver l’admiration pour les martyrs, simplement en sachant que dans toute action il y a des risques à prendre, entre autres le risque de la défaite.
À ce dernier propos, deux chercheuses américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan concluent leur travail, Pouvoir de la non-violence. Pourquoi la résistance civile est efficace (Calmann-Lévy, 2021) en énonçant que « les mouvements principalement non-violents ont atteint deux fois plus souvent leurs objectifs que les mouvements violents », et que, depuis 1900, « une campagne non-violente sur quatre s’est terminée par un échec complet ».
Innovatrices en la matière, elles ne cachent pas la nature extrêmement difficile du sujet à étudier et donnent le plus objectivement possible des exemples d’auteurs qui ne les suivent pas du tout sur ce chemin.
« Bien qu’il n’existe pas de définition universelle de la démocratie », écrivent les deux autrices, il s’agit, dans Pouvoir de la non-violence, essentiellement de lutte pour accéder à plus de démocratie, de lutte contre la domination et contre la violence, il s’agit de droit, de liberté et de justice.
Quant à nous, s’il s’agit de démocratie (le pouvoir du peuple), elle aura un parfum libertaire.
Ne rien faire d’un peu dangereux est une attitude des plus humaines ; on se contente seulement de mots, de paroles en l’air qui ne mangent pas de pain ; ainsi, dire uniquement « non à la guerre » est vain.
Mais, avant d’aller plus loin, il faut tenter de préciser ce que nous entendons par cette notion souvent très mal comprise de « non-violence ». Car il existe à n’en plus douter des forces non-violentes, cet « impensé politique » très ordinaire, fruit d’une sorte de paralysie mentale, d’une intelligence arrêtée par ce que l’on pense savoir.
Il s’agirait de se détourner du jeu politique conventionnel, de recourir à des formes d’action non institutionnelles et en aucune façon d’emprunter des démarches comme le vote (sauf le mandat impératif) et l’élection, mais, au contraire, et le plus souvent, d’utiliser des manières de faire illégales.
Résultats de choix stratégiques différents, retenons que peuvent cohabiter actions violentes et actions non-violentes ; ce qui pose quand même la question du bien-fondé de ce genre d’amalgame quant à l’efficacité et à la cohérence.
Par ailleurs, une pratique violente peut naître de l’échec d’une pratique non-violente ou l’inverse ; et notons que James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne (éditions Amsterdam, 2019) étudie une autre forme de résistance qui n’est rien moins que passive, mais qui est discrète et cachée : le non-dit des dominés.
Déclinaisons
Historiquement, les mouvements non-violents (ou de désobéissance) ont développé un certain nombre d’actions comme la grève de la faim et le jeûne, la non-coopération, le boycott économique, le sabotage doux (comment rendre inutilisables outils ou matériel sans blesser physiquement l’être humain), la grève ouvrière, l’occupation de locaux divers, l’occupation d’usines ou de prisons, le sit-in, l’enchaînement individuel ou collectif sur des lieux publics, la désobéissance civile de masse (comme le Hirak algérien), le refus de la conscription et de la politique de l’armement, le renvoi du livret militaire, le refus de l’impôt, la fuite (dont fait l’éloge Henri Laborit), etc.
À propos de fuite, David Graeber écrit dans Dette : 5000 ans d’histoire :
« Dans le monde antique, les soulèvements populaires se terminaient souvent par le massacre des rebelles. J’ai déjà dit que l’esquive physique, comme l’exode ou la défection, avait toujours été la réaction la plus efficace aux situations d’oppression depuis les époques les plus reculées qui nous soient connues. » (Les liens qui libèrent, 2013.)
Gene Sharp, dans La Lutte nonviolente, Pratiques pour le XXIe siècle, n’hésite pas à employer des expressions comme « coercition nonviolente » et « insurrection nonviolente » ; aussi, faire appel à la seule conscience morale n’est peut-être pas suffisant et, cela, bien que Lanza del Vasto écrive dans Les Quatre Fléaux (Denoël, 1959) : « Où frapper l’ennemi ? […] Au centre ; à la conscience. »
La contrainte peut être nécessaire ; et, Sharp, à cet effet, cite Frederick Douglass (1818-1895), un adversaire de l’esclavage :
« Ceux qui prétendent favoriser la liberté tout en désapprouvant l’agitation sont des hommes qui veulent des récoltes sans avoir labouré le sol. Ils veulent la pluie sans le tonnerre et la foudre. Ils veulent l’océan sans le grondement terrible de ses vagues immenses. La lutte peut être morale ; ou elle peut être physique ; elle peut aussi être morale et physique. Mais ce sera une lutte. Le pouvoir ne cède rien sans pressions. Il ne l’a jamais fait et ne le fera jamais. » (La Lutte nonviolente, p. 272, Écosociété, 2015)
Dans son ouvrage, Sharp identifie plus de 200 formes d’action non-violentes dans le monde du xxsiècle.
En France
Si nous pouvons donner la date de 1957, en France, pour les débuts de l’Action civique non-violente et de la désobéissance civile, il nous faut signaler un certain nombre d’événements « sans violence » :
Le Manifeste des 121, « déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » du 6 septembre 1960.
Le Manifeste des 343, parfois nommé « manifeste des 343 salopes », une pétition parue le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur, appelant à la légalisation de l’avortement en France ; manifeste qui exposait à des poursuites pénales pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement.
La lutte du Larzac, un mouvement de désobéissance civile, clairement non-violent, contre l’extension d’un camp militaire sur le Causse qui dura une décennie, de 1971 à 1981, et qui se solda par l’abandon du projet par l’armée.
– Le Comité des mal-logés qui est apparu en 1987 et qui utilisait le squat comme mode d’action et de communication politique afin de sortir de l’« exclusion sociale » une partie de la population issue de l’immigration des années 1970 et du regroupement familial. Il donnera naissance à l’association Droit au logement (DAL) et à divers mouvements de défense des sans-papiers et sans-droits utilisant les manifestations, occupations de logements vides, des grèves des loyers, voire des grèves de la faim pour se faire entendre.
Le Manifeste des 66, des cinéastes qui, en 1997, appellent à la désobéissance civile contre les lois Debré criminalisant les personnes qui hébergent des étrangers en situation irrégulière.
Le mouvement Démocratie pour le Pays basque a été fondé en 2000 et s’est dissous en 2010. Il utilisait des techniques de désobéissance civile et de non-violence au Pays basque français pour agir en faveur de la langue basque, de la reconnaissance institutionnelle du Pays basque et des droits des prisonniers.
Le mouvement des Faucheurs volontaires est né lors d’un rassemblement au Larzac en 2003, à l’initiative de Jean-Baptiste Libouban. Les faucheurs volontaires se sont engagés par écrit à détruire les parcelles d’essais transgéniques et de cultures d’OGM en plein champ.
Les Déboulonneurs de pub est un collectif de lutte non-violente contre l’affichage publicitaire considéré comme une dégradation du paysage et un envahissement de l’espace public. Actes effectués à visage découvert et assumés devant les tribunaux ; le collectif organise périodiquement des actions de détériorations légères d’affiches publicitaires ou de barbouillage. Nombre de militants ont été condamnés à des amendes, d’autres ont été relaxés le 25 mars 2013 avec reconnaissance de l’état de nécessité pour justifier la légitimité de l’action de désobéissance civile.
Les Enseignants désobéisseurs est un mouvement qui a regroupé des profs, très majoritairement du primaire, qui n’appliquent pas certaines directives officielles. Ils se signalent par leur refus de mettre en place une aide personnalisée séparée des cours et n’appliquent pas à la lettre les nouveaux programmes de 2008.
– Le jeudi 28 février 2018, vers 9 heures, huit militants de l’association ANV-COP21 se sont introduits dans la salle des mariages de la mairie du IVarrondissement de Paris. Ils y ont enlevé le portrait du président de la République, Emmanuel Macron. L’action symbolique visait à dénoncer « l’inaction du gouvernement en matière climatique ». Forme d’action qui s’est répétée.
– Dernièrement (2023), c’est l’action des Soulèvements de la Terre contre certains projets d’aménagement, notamment les « méga-bassines », des autoroutes, ou encore le projet de ligne à grande vitesse Lyon-Turin. L’association a été un moment interdite.
Nous pourrions allonger la liste et nous pourrions imaginer les protagonistes de ces actions se retrouver dans une sorte de fédération souple insaisissable par le pouvoir policier.
Action collective
Une caractéristique de ces modes d’action s’inscrit dans une articulation participative en fonction des limites de chacun, cela en valorisant toujours l’action collective.
D’une façon plus générale, pour vivre et survivre au cours des temps, la famille humaine élargie a respecté un certain nombre de valeurs de sociabilité, sans violence, mais qui peuvent cesser hors du territoire dont elle est usagère ; elle peut alors devenir agressive et guerrière. Un dépassement de cette situation s’avéra possible de différentes manières, comme par l’« échange des femmes » ou par des accords fédératifs pour la chasse ou encore pour… la guerre. Rien là que de très naturel et de cruel, car l’humain, comme l’animal ou la plante (carnivore), obéit, entre autres, à la loi du « Mangez-vous les uns les autres », réalité plutôt occultée par les non-violents.
Cette nécessité, de nature, peut cependant être dépassée par une créativité mentale et morale quand les êtres humains, par des usages librement observés, se forgent un comportement sans violence, fruit d’un instinct social qui peut devenir une culture.
Alain Refalo, dans son livre, et bien qu’il soit chrétien, fait une place très généreuse à l’anarchisme non-violent, et c’est sur cette lancée, et en reprenant son étude que nous avons trouvé une opportunité à revisiter, dans un certain désordre, nos propres textes publiés antérieurement çà et là ; ce qui nous permet avec toute notre incrédulité, notre athéisme, de préciser une façon de penser, car si la non-violence est en quelque sorte une morale qui implique une forme d’agir, comment vivre sans vérité révélée ? Sans religion ? Sur quelles valeurs s’appuyer ?
Pour nous, la non-violence est piégée dans un vocabulaire spiritualiste, est empêtrée dans une philosophie détachée du réel, les deux ne nous convenant guère, car il ne s’agit aucunement de rechercher la « vérité de la non-violence ». Libres à d’autres d’emprunter d’autres chemins ; ce qui, d’ailleurs, n’a pas empêché un Gandhi, un Luther King, de prendre pied dans la réalité sociale et politique. Quant à nous, hors de tout champ religieux, nous pensons trouver une première mise en lumière, dans deux ouvrages de Pierre Kropotkine (1842-1921) : L’Entr’aide (à l’intérieur d’une même espèce), un facteur d’évolution, de 1902, et L’Éthique de 1921.
Marie Goldsmith, dans son introduction à L’Éthique écrit : « Mais quel est l’élément qui, chez l’homme, est, à ses yeux [ceux de Kropotkine] la base et la source principale de la morale ? C’est son instinct social naturel avec tous ses dérivés supérieurs qui forment le contenu de toute morale : sympathie pour ses semblables, solidarité, entraide, sentiment de justice, générosité, abnégation. » Tout en précisant un peu plus haut, « en répudiant aussi bien les principes religieux que les entités métaphysiques, il est amené par là même à dénier à la morale toute origine supra-humaine ».
Et, dans L’Éthique, Kropotkine va nous dresser un panorama historique qui ira des Grecs anciens jusqu’aux philosophes de son époque. Il y analyse, une à une, toutes les propositions d’explication de la morale ; il décortique la longue progression, l’évolution de la pensée des humains vers une morale moderne.
Toujours dans L’Éthique, après avoir dit son admiration pour l’œuvre de Jean-Marie Guyau (1854-1888), sans doute le plus proche de son propre point de vue, Kropotkine notera, dans un propos peut-être un peu vague et humaniste, « l’idée de la vie » comme base de l’éthique de ce même Guyau ; et la dépense physique − et mentale −, le trop-plein, comme une des manifestations de la vie : « Vie, c’est fécondité, et réciproquement la fécondité, c’est la vie à pleins bords, c’est la véritable existence. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine » (Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1re édition 1885, réédition Les Belles Lettres, 2008).
Plus récemment, les recherches anthropologiques et ethnographiques, sans contredire Kropotkine, ont apporté des éléments plus précis sur cet instinct social.
Il y a quelques années déjà, au sein du groupe Anarchisme et non-violence (1964-1974), nous avions tenté de réfléchir sans a priori à la notion de « violence », conscients que sous ce terme nous pouvions trouver des acceptions contradictoires. Nous avons cru bon de dire qu’il ne suffisait pas de nommer « violence » le simple fait d’agresser physiquement ou de tuer un être humain, mais qu’il fallait y associer la notion plus générale de destruction – qu’il s’agisse de destruction matérielle, de destruction physique d’êtres vivants, de destruction psychique, etc. – puis de réfléchir sur le droit de détruire. Étant entendu que l’on pouvait accepter certaines destructions et en rejeter d’autres, tout n’étant pas permis.
La violence peut être ouverte, apparente ou cachée. Ainsi la délinquance économique et financière des nantis doit être qualifiée de violence faite aux exploités, de même que la violence structurelle du droit étatique qui sacralise la propriété et le droit régalien. Les exploités et les dominés réagiront par une contre-violence ou par une non-violence adéquate, soit par une lutte de classe défensive, lutte toujours actuelle.
L’idée essentielle qui resta dans nos réflexions, mais qui n’alla pas plus loin, fut de ne pas opposer violence et non-violence comme une contradiction, mais de dire qu’il y avait une gradation accompagnant une échelle des valeurs qu’il s’agissait d’apprécier, pas à pas, en passant par un échelon de « force sans violence ». Cette idée se retrouvera dans La Force sans la violence, livre de Gene Sharp (L’Harmattan, 2009).
La force
Ce vocable fut sans doute emprunté au vice-roi qui, à New Delhi en 1930, déclarait : « L’action de masse, même si ses partisans la veulent non-violente, n’est rien d’autre que l’application de la force sous une autre forme… »
Et nous ne suivrons pas Georges Sorel qui écrivait dans ses Réflexions sur la violence (Rivière, 1919) : « La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence. »
La non-violence n’étant pas l’antithèse de la violence, il fallait sortir de cette dialectique par trop sommaire. Aussi avons-nous persisté à penser que se poser le problème de la violence n’était pas un faux problème comme il était courant de l’affirmer dans certains milieux libertaires, et qu’il n’était pas si stupide de continuer à rechercher une cohérence dans nos idées, de traquer la contradiction entre un futur idéalisé et les moyens de l’atteindre.
Il ne s’agissait pas pour autant de systématiser l’idée de non-violence, d’en faire un dogme, de devenir des intégristes d’une panacée sociale ; il s’agissait de dire que la violence est première, primordiale, et qu’il est patent que le monde qui nous est donné est un monde violent, naturellement violent. Pour le chat qui n’a pourtant pas faim, c’est un jeu de tuer l’oiseau ou le lézard.
Il y a donc ainsi une violence originelle, biologique, qui a sa source dans le fait que nous sommes des animaux, humains certes, mais animaux quand même.
Ainsi, dans notre volonté de nous dégager de la violence, nous ne faisions que tenter de mettre en pratique et théoriser une tendance de l’évolution humaine, projet qui ne ruine pas pour autant le constat de carnage universel.
L’être humain est ainsi un être socialisé qui a créé au cours des temps des pratiques de solidarité, d’entraide, transformées en « bons usages » coutumiers, en règles de vie, enfin revendiqués et institutionnalisés comme droit coutumier, droit concret à l’égalité, à la liberté, etc. La violence, naturelle répétons-le, tend alors à être contrôlée ou bannie du milieu social.
Seule la vie collective, la sociabilité, l’éducation canalisent et retiennent cette violence (ce principe se renverse pourtant quand il s’agit du phénomène de la guerre).
L’humain qui se découvre un animal comme un autre, relativement déterminé (donc pas ou peu libre) par de multiples pesanteurs archaïques, se veut pourtant différent de par la conscience qu’il a acquise de sa situation. Ce plus, qui fonde ce qu’il nomme sa liberté, l’a conduit de réflexion en réflexion à ne pas accepter le monde tel qu’il se présente, à aller contre la nature qui est, et à vouloir rendre ce monde meilleur ; et donc à l’ambitieux projet de se transformer lui-même. Cependant, l’être humain à grand-peine dépasse ou refoule son passé animal.
Bien que prônée inlassablement (par les morales et les religions), cette loi en devenir, elle aussi naturelle, biologique, de « non-violence à l’intérieur d’une même espèce », et que l’être humain tente depuis la nuit des temps d’ériger en loi morale, en culture, demeure cependant peu respectée, voire méprisée.
Curieusement, et bien que le terme de « non-violence » ne soit pas utilisé, il est possible de citer historiquement, de par le monde, nombre d’actions « sans violence » qui pourraient tout aussi bien être qualifiées de non-violentes ; c’est ce qui est décrit, brièvement, dans Trois histoires de résistances sans violence contre la domination (Collectif,  ACL, 2023).
Il s’agissait, dans les années 1940, de la résistance des professeurs norvégiens à la mise en place d’un régime fasciste avec Quisling ; en 1943, à Berlin, sous le régime hitlérien, il s’agissait de la résistance essentiellement de femmes pour la libération de leurs maris juifs emprisonnés et voués à la mort ; et, enfin, en 1968, il est évoqué la résistance des Tchèques à l’invasion de leur pays par les armées du bloc soviétique.
Toujours, en l’absence du terme de « non-violence », nous pouvons rappeler une grève du syndicat du Livre, avec occupation des lieux, et qui dura presque deux ans et demi (du mois de mars 1975 au mois de juillet 1977). Il s’agissait du Parisien libéré dont la direction avait décrété le lock-out et qui, dans un premier temps, faisait imprimer le journal en Belgique.
Une des actions, quasi quotidienne, qualifiée de « rodéo », consistait, après avoir crevé les pneus des véhicules transportant le journal, à en disperser les exemplaires dans la nature (une des manifestations fut d’en éparpiller un maximum sur les Champs-Élysées). De nombreux lieux publics furent occupés : Notre-Dame, l’Arc de triomphe, le bateau « France », le conservatoire des Arts et Métiers, le périphérique, etc. Ce dont nous pouvons témoigner, c’est que, naturellement et en toute conscience, les ouvriers du Livre évitèrent d’utiliser la violence physique, quand bien même, en face d’eux, à plusieurs reprises, des armes furent utilisées.
Par ailleurs, pour compléter La Lutte nonviolente de Sharp, on pourra lire le Manuel pour des campagnes non-violentes édité conjointement par l’Internationale des résistants à la guerre et l’Union pacifiste de France, une mise en œuvre d’exercices pratiques avant l’action (2017).
De même, on consultera La Lutte non-violente en 50 points, manuel de la stratégie, livre disponible en plusieurs langues sur le site du CANVAS (Centre for Applied Nonviolent Action and Strategies) : « Le choix de l’action non-violente repose enfin sur le fait que les moyens de la lutte déterminent eux-mêmes le résultat de la lutte. Un mouvement non-violent porte en lui-même un autre type de société : une société basée sur la participation de toutes et de tous et sur notre diversité plutôt que sur des élites spécialisées (qu’il s’agisse d’experts scientifiques ou économiques, de représentants politiques, ou d’activistes chevronnés), une société basée sur une culture de non-violence, de bienveillance et de respect, une société basée sur la coopération plutôt que sur la compétition et la domination. Dans une stratégie d’action non-violente, ces valeurs sont incarnées dans les moyens mêmes de la lutte, qui est en elle-même un processus constructif de la société des alternatives qui doit remplacer le système actuel. » (2018, voir site du CANVAS).

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