Désobéir en démocratie

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Le régime démocratique, censé permettre la représentation du peuple et sa « volonté générale », est sans doute le moins mauvais de tous les régimes politiques avec ses libertés, son droit écrit et une certaine justice ; mais on sait, pour le moins, que l’égalité des démocrates ne coïncide pas avec l’égalité sociale. Aussi, désobéir à la loi face à des situations marquées d’injustice ne pose pas de problèmes particuliers à l’anarchiste qui rejette tout consentement tacite de sa part qui se serait fait avant lui. Quoique accueilli dans la société, en naissant, il ne consentira pas pour autant à tout et définitivement. Non, il va s’en référer essentiellement à des valeurs à hauteur de la personne, de l’individu et de sa conscience responsable.
Aussi, en dernier ressort, si for intérieur il y a, cette conscience doit prévaloir sur le droit et sur la justice démocratique, et préférer désobéir plutôt que de collaborer passivement à ce que l’on considère comme un mal.
De son côté, Gandhi écrivait : « La loi de la majorité n’a rien à dire là où la conscience doit se prononcer. »
Ce qui nous fait dire que nous nous plaçons dans une lignée qui va de deux initiateurs fondamentaux : La Boétie et Henry David Thoreau, jusqu’à Gandhi et Martin luther King, pour en arriver de nos jours aux désobéissants en tous genres, insoumis divers, réfractaires à la guerre ou faucheurs de plantes génétiquement modifiées, etc.
Manuel Cervera-Marzal, dans un livre paru en 2013 (Désobéir en démocratie, Aux forges de Vulcain éd.), s’interroge sur le non-respect de la démocratie dont témoigne cette désobéissance civile d’aujourd’hui qui ouvre en fait « la voie au chaos et au risque de dissolution du lien social » − pour tout dire, en un mot, à l’anarchie −, à moins que l’on ne fasse une place à cette désobéissance « parmi les institutions politiques démocratiques ».
Ce qui faisait s’interroger François Ost lors d’un débat : « Prétendre “désobéir légalement” à la loi, n’est-ce pas s’enfermer dans une contradiction logique et une absurdité pragmatique ? »
Nous pourrions d’ailleurs voir dans cette attitude la position paradoxale de démocrates qui n’acceptent pas la loi de la majorité.
Nous inviterons donc le lecteur intéressé à découvrir dans ce livre une argumentation érudite et relativement étrangère à notre culture militante libertaire.
Et nous suivrons le cheminement de penseurs politiques contemporains, comme ceux de l’école « conservatrice », qui dénoncent le caractère « antidémocratique et anarchique » des désobéissants tandis que ceux de l’école « libérale », s’ils en justifient la pratique, c’est en l’accompagnant toutefois de conditions diverses pour en limiter l’usage et, pour finir, le rendre caduc car non « souhaitable politiquement ».
Pourtant, dès le Moyen Âge, était reconnu un droit naturel de résistance à l’oppression, légitimant par exemple le tyrannicide, droit cependant largement circonscrit car facteur de désordres possibles.
Cependant, une troisième école, celle « de la pensée désobéissante », verrait, elle, dans ces actions de désobéissance un élément constitutif de la démocratie, un moyen de la faire progresser. C’est d’ailleurs la thèse de l’auteur qui pressent dans la désobéissance non-violente un tremplin pour un projet politique à construire.
Alors que l’action politique, publique et non-violente, est quotidiennement récupérée, détournée et galvaudée par les pouvoirs et les médias, d’autres vont estimer que la non-violence montre une trop grande loyauté envers le système en place et une fidélité exagérée à l’ordre établi. Récusant cette manière d’agir, ils souhaitent − qualifiant de violence la destruction d’objets − débarrasser la désobéissance civile de la non-violence, bien qu’il soit à remarquer « que la pensée désobéissante pratique l’art de la distinction, en sachant envisager chaque forme de violence avec ce qu’elle a de spécifique ».
On sait que cette action de destruction, par exemple par le sabotage, est cependant largement acceptée par la plupart des non-violents qui ne craignent pas l’oxymore d’une « violence non-violente » sur les choses inanimées.
La désobéissance civile n’étant en soi ni révolutionnaire ni réformiste, Manuel Cervera-Marzal constate cependant que, si « au sein d’un même mouvement de désobéissance civile coexistent fréquemment des militants pour qui l’action ne vise qu’une loi particulière », il y en a « d’autres qui perçoivent leur geste comme un premier pas vers une remise en question fondamentale du système », notre auteur soutenant même que la non-violence couplée à la désobéissance « inaugure […] une conception renouvelée de l’anarchisme et de la révolution ».
Il s’agirait là de mettre en avant une exigence éthico-politique de cohérence entre la fin et les moyens.
Notre attention avait déjà été attirée par cette intuition de certains de nos amis qui estimaient que l’anarchisme était contenu dans la non-violence en soi et dans la non-violence en action ; et, surtout, dans certaines formes de désobéissance.
Manuel Cervera-Marzal confirme ce sentiment quand il déclare :
« Cet idéal, en s’appuyant sur des expériences réelles […], cherche à conjuguer la non-violence avec le rêve anarchiste et la stratégie révolutionnaire. »
Et encore :
« L’action désobéissante est à la fois “plus démocratique” − au sens où elle vise à dépasser la démocratie représentative libérale − et “plus radicale” − au sens où la non-violence mène vers l’anarchisme et la révolution − que ce qu’on a bien voulu dire. »
L’auteur revient à plusieurs reprises sur ce thème de l’“anarchisme non-violent”, qui restera sans doute inaudible des libertaires classiques, antireligieux, qui goûteront peu ses références à saint thomas, à saint Augustin et à quelques autres penseurs chrétiens.

Relevons d’autres thèmes parmi tous ceux qu’il faudrait rapporter et qui sont développés dans ce livre :
1. Le problème d’accepter ou non la sanction consécutive à la désobéissance. Certains diront : « Si la loi est injuste, le châtiment l’est également » et, comme Howard Zinn, verront dans l’acceptation de la peine une incohérence morale et une inefficacité pratique :
« Pourquoi serait-il normal de commencer par désobéir à la loi puis de lui obéir lorsqu’elle vous condamne à la prison ? »
Mais retenons le souci de l’efficacité avant l’attitude morale : il s’agit d’interpeller l’opinion publique, la société civile en général et les médias de toutes sortes afin de provoquer un basculement favorable.
2. « Le fait que, lors des quarante dernières années, cinquante des soixante-sept renversements de régimes autoritaires ont abouti grâce à la résistance civile non-violente… » Il apparaît donc que le XXe siècle a donné naissance à une nouvelle forme de changement politique et social encore en expérimentation.
3. Il est à remarquer que les divers représentants du pouvoir politique tentent systématiquement de discréditer les désobéissants en criminalisant leur action, en les traitant en délinquants, voire en terroristes et en ennemis de l’État, facilitant ainsi la répression face à l’opinion publique.
4. Si Gandhi s’opposait à la lutte des classes, M. L. King, dans les dernières années de sa vie, semble y avoir donné son adhésion. Cette dernière position, volontairement masquée par la plupart de ses biographes, continue de l’être par nombre de non-violents.
De même que le caractère fondamentalement anarchiste de Gandhi est occulté par quelques attitudes du mahatma réellement réactionnaires.

Tout cela étant dit, la pensée désobéissante renvoie avant tout à une pratique qui, passée au feu de la répression et de la prison, s’impose alors par cet acte fondateur et s’ouvre à l’avenir.

Achaïra, septembre 2013

 

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