« Bûcher, guillotine ou prison »

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1714 du 12 au 18 septembre 2013.

« Il faut de tout pour faire un monde… ou pour le défaire. »
Jacques Prévert, Les Enfants du paradis.

C’est une réplique de cinéma proférée par la bouche de Marcel Herrand dans le rôle de Pierre-François Lacenaire qui, dans la vraie vie, assassin amer et suicidaire, était au nombre de ceux que l’injustice sociale révoltait. Pendant les jours qui précédèrent sa marche volontaire à la mort, il écrivit dans ses Mémoires : « Des pensées prodigieuses me montèrent au cerveau ; je vis d’un côté une société de riches, s’endormant dans leurs jouissances et calfeutrant leur âme contre la pitié ; d’autre part, une société de misérables qui demandaient le nécessaire à des gens qui regorgeaient de superflu. Je m’identifiai avec cette dernière société, je pris fait et cause pour elle, je devins elle…»

La guillotine fut son lot.
On a usé de tout temps du bûcher ou de la corde ainsi que nombre d’autres moyens pour mettre à mort les esprits libres, les hérétiques ou les assassins.
Pour les « pirates » somaliens contemporains, la prison leur est dévolue quand ils ne sont pas abattus tout simplement en mer. Plus de 1 000 seraient incarcérés de par le monde ; ils sont une vingtaine en France, emprisonnés ou en cours de procès.
L’imagination est grande pour anéantir ceux qui marchent en dehors des clous de la légalité que dictent les États. Mais, dans la Somalie de nos jours, d’État il n’y en a point trop, seulement un embryon qui végète au milieu de différents pouvoirs et de bandes armées diverses.
Pour autant, cet État embryonnaire et des chefs de guerre quelconques et éphémères délivrent à qui les demande des autorisations de polluer le pays et les eaux qui lui font face, cela sans souci des conséquences écologiques et sanitaires ; c’est là un droit d’abîmer et de salir en échange d’armes et de numéraire.
De fait, il n’existe pas de police maritime pour surveiller les eaux des 3 000 kilomètres de côtes somaliennes ; eaux envahies par des flottes internationales de pêcheurs qui se servent sans vergogne, sauvagement, intensivement, détruisant et désertifiant les fonds marins. De plus, l’endroit, tant sur la terre ferme qu’en mer, est devenu un dépotoir pour des déchets toxiques et pour des fûts radioactifs dont des mafias se débarrassent en les jetant simplement à l’eau, empoisonnant les lieux et provoquant d’étranges maladies parmi les gens. S’y ajoutent – cause de marées noires − les nombreux dégazages des navires qui empruntent cette autoroute maritime qu’est le golfe d’Aden.
Comment ne pas penser qu’il y là matière à entretenir la colère des frères de la corne de l’Afrique ?
Les pêcheurs de ce pays, déjà l’un des plus pauvres du monde, se retrouvent sans travail, devant une mer vide de poissons, affamés et contraints à une défense légitime. Ils sont donc devenus pirates, amenés à piller ceux qui les pillent, bien qu’ils se qualifient eux-mêmes de garde-côtes préleveurs de taxes.
« On sait désormais, écrit Iskashato dans Frères de la côte, que leur rébellion avait dans l’ensemble un sens subversif explicite et une cohésion “partageuse” et autonome, annonçant à sa façon le socialisme utopique du XIXe siècle et toutes les révoltes actuelles qui perpétuent divers projets de justice sociale et de liberté morale. Cette insurrection diffuse visait à une transformation des rapports sociaux incompatible avec le cours naissant de la domination capitaliste. »
Mais la prison ou la mort, c’est le lot des « pirates ».
En des temps plus lointains, moyenâgeux, quand dans nos contrées il n’y avait, dit-on, qu’une seule religion, le catholicisme, quand « hors de mon Église il n’y avait pas de salut », quand ce christianisme connaissait pourtant quelques scissions qui elles-mêmes s’érigeaient en orthodoxie, des hommes et des femmes voulurent dire leur mot et vivre hors de la pensée majoritaire.
Puisant dans l’orthodoxie, des esprits chercheurs s’emparèrent de formules ravageuses : « Où est Dieu, là est la liberté d’esprit », « Aime et fais ce que tu veux », « l’Esprit saint produit au grand jour la liberté, qui est l’amour ».
Ces libres esprits étaient cathares, albigeois, vaudois, joachimites, apostoliques, bégards et béguines, etc.
À première vue, le refus dont ils témoignèrent était moins économique que religieux. Cependant, une revendication sociale sous-tendait leur parole. Eux qui n’avaient rien, indigents pour la plupart, portaient en eux la «qualité d’être tout ». Adeptes de la pauvreté, du non-avoir, ils aspiraient à un état de pureté et de perfection. Or tout est permis au parfait, à celui qui touche à l’innocence, à celui qui ne connaît plus la culpabilité. La propriété est supprimée entre les adeptes, les biens sont mis en commun ; le mariage également est aboli et, bien vite, on radicalise l’amour courtois du temps, la « fin’ amor ». Enfer et paradis sont sur terre et non pas dans des cieux : il faut donc jouir au maximum des plaisirs d’ici-bas.
Un état de liberté tous azimuts est proclamé − on s’autorise même de tuer −, plus rien n’est interdit, en particulier entre les hommes et les femmes, ce qui ne manqua pas de faire accuser ces esprits libérés de déviances sexuelles et de perversion.
Nous savons maintenant que ces libres esprits, avec le temps, devinrent libertins puis libres penseurs : « Il n’y a plus de Dieu, le monde existe de toute éternité, les religions sont un tissu d’absurdités » ; la porte de l’athéisme s’ouvrait grande…
Un grand nombre fut emprisonné ; on en brûla beaucoup.
Le bûcher, c’est le lot des hérétiques.
Ce Lacenaire assassin et ces dissidents religieux n’avaient pour le moins pas les bonnes manières que souhaitent les gens ; pas plus que les pirates d’aujourd’hui ; et le bon peuple dira, moralisateur, qu’il y a d’autres façons de résister, d’autres méthodes pour lutter. Est-ce si sûr ? Le risque est de ne rien faire…
Il n’empêche que nous sommes de plus en plus nombreux à penser, encore prématurément sans doute, que des idées et des pratiques nouvelles voient le jour, lentement. Mais savez-vous qu’il est difficile d’aller à contre-courant du monde et de ses habitudes, de convaincre que d’autres manières d’agir sont possibles ?

Pierre-François Lacenaire, Mémoires, poèmes et lettres,
suivis de témoignages, enquêtes et entretiens
présentés par Monique Lebailly, Albin Michel, 1968.

Iskashato, Frères de la côte,
Mémoire en défense des pirates somaliens, traqués
par toutes les puissances du monde, l’Insomniaque éd., 2013.

Raoul Vaneigem, Le Mouvement du libre-esprit,
généralités et témoignages sur les affleurements
de la vie à la surface du Moyen Âge, de la renaissance et,
incidemment, de notre époque, L’Or des fous éd., 2005.

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