Archéologie de la violence

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Ce court texte est la réédition d’un article publié dans la revue Libre en 1977, date de la mort prématurée de Pierre Clastres, né en 1934. L’auteur avait déjà conquis le public libertaire par son célèbre ouvrage la Société contre l’État paru en 1974. On remarquera tout de suite l’utilisation de deux mots qui ne recouvrent pas exactement le même sens : violence et guerre.

Archéologie de la violence troubla une sympathie toute acquise à des « sauvages » vus comme plutôt pacifiques mais que Clastres décrivait alors en guerre permanente avec pour seul but de se maintenir immuables dans leur volonté de conserver leur communauté qui était à la fois totalité et unité et avec, également, l’idéal d’une organisation sociale dispersée.
Rappelons que les explorateurs du xvie siècle découvraient avec grand étonnement une société de « gens sans foi, sans loi, sans roi », société indivisée, sans maître ni sujets, sans hiérarchie, des humains qui n’obéissaient à personne, des chefs qui ne commandaient pas ; des gens ne connaissant pas le péché et qui étaient indifférents à la possession des richesses ; bref, une société sans classes et sans État, société impensable, inimaginable, pour les Européens de cette époque.
Cette société indivisée s’affirmait telle et voulait persévérer dans son autarcie économique et son indépendance politique ; cela pour garantir l’indivision sur deux versants : en interne, pas de chefs ; en externe, pour que soit impossible la domination d’un groupe sur un autre.
L’autre aspect de ces peuples était qu’ils étaient particulièrement belliqueux : des êtres-pour-la-guerre selon Clastres.
Mais que dirions-nous, maintenant, de nos sociétés étatiques dont le goût pour la guerre et pour sa pratique de masse dépasse, et de très loin, ces sauvages ?
Les sociétés primitives, selon Clastres − et il semble qu’à quelques exceptions ce soit bien la réalité −, se caractérisaient en effet par une guerre permanente ; situation explicable pour les Européens parce que c’étaient des sociétés sans État où semblait régner, selon la pensée de Hobbes, la règle de la guerre de chacun contre tous, situation qui ne pouvait trouver de fin, toujours selon Hobbes, que dans la constitution de l’État, c’est-à-dire « un pouvoir commun qui les tienne [les hommes] tous en respect ».
Clastres présente trois thèses sur les raisons de cette guerre − naturaliste, économiste et échangiste − pour arriver à sa propre thèse : le sauvage fait la guerre pour que l’État n’advienne pas et pour sauvegarder autonomie, autarcie, indépendance et liberté.
Thèse naturaliste. Selon Leroi-Gourhan, la violence agressive plonge ses racines dans l’être biologique de l’humanité, elle n’est qu’un comportement naturel de survie pour la satisfaction des besoins alimentaires, comme le montre la chasse des animaux. Ainsi, l’homme chasseur, naturellement armé, devient guerrier : la chasse à l’homme, autrement dit la guerre, ne serait qu’une extension de la chasse des animaux. La guerre est un doublet de la chasse.
Dans son souci d’avancer sa propre thèse, Clastres balaie un peu rapidement le point de vue de Leroi-Gourhan qui contient sa part de vérité.
Thèse économiste. Ce discours serait surtout anonyme, expression du sens commun, conviction générale qui émerge après le renversement de l’idée que la vie primitive était une vie heureuse. Au contraire, la vie primitive aurait été une vie de misère, de malheur et de survie quotidienne où manquent les protéines. La rareté des biens matériels disponibles entraînant la concurrence entre les groupes et la volonté de s’approprier le nécessaire par la violence ; cette lutte aboutit au conflit armé, à la guerre. Cette thèse, marxisante selon Clastres, veut prouver que la société primitive tend à développer ses forces productives. Or, pour Clastres, la catégorie « économique » ne constitue pas l’infrastructure essentielle.
Quel est alors le moteur qui met en marche le mouvement de l’Histoire ?
À l’encontre de ce discours sur la misère, l’analyse de l’économie des sauvages, selon Clastres, permet la constatation que ces hommes « primitifs » vivaient en autarcie et arrivaient à satisfaire complètement leurs besoins vitaux au prix d’un temps d’activité très limité. Mieux, encore, selon Marshall Sahlins, la société primitive aurait été une société d’abondance et de loisirs.
La violence ne s’articule donc pas sur la misère. La raison de la violence serait politique.
Thèse échangiste. C’est la thèse de Lévi-Strauss où guerre et commerce sont placés quasiment sur un même plan de relations ; guerre et commerce sont à penser dans la continuité : « Les échanges commerciaux représentent des guerres potentielles pacifiquement résolues, et les guerres sont l’issue de transactions malheureuses », écrit Lévi-Strauss.
Sauf que, le sauvage autarcique n’ayant besoin de rien, l’idée de commerce ne tient pas : il ne s’agit que d’échanges de cadeaux et de dons réciproques qui ne remettent pas en question l’idéal d’autarcie ; pour le sauvage, le commerce est un risque de dépendance et d’aliénation de sa liberté ; or, pour lui, ce qui est essentiel, c’est son indépendance politique. Ce n’est donc pas le commerce qui structure les relations entre les groupes, mais l’échange.
La violence et la guerre surgiraient quand il y aurait échec dans l’échange. Échange ou violence serait une fausse alternative. Car « la société primitive, écrit Clastres, c’est l’espace de l’échange et c’est aussi le lieu de la violence : la guerre, au même titre que l’échange, appartient à l’être social primitif ».
Il faut maintenant revenir à la réalité de la société primitive. C’est une société volontairement morcelée pour la sauvegarde de sa différence irréductible avec les Autres. La société primitive veut sa dispersion. Par ailleurs, elle se veut surtout statique ; situation tendue qui « transforme la différence voulue en différend réel » au moindre incident et qui s’ouvre alors sur la violence, sur la guerre.
Pour Clastres, « la guerre est une structure de la société primitive ». L’état de guerre permanent maintient dans leurs différences respectives toutes les communautés.
C’est seulement parce qu’il y a guerre que l’on recherche des alliances, et il n’y a échange qu’avec ceux avec qui on s’allie ; et le meilleur échange, c’est l’échange des femmes.
L’examen de la réalité montre que l’activité guerrière est une activité essentiellement de politique extérieure qui s’explique par une politique intérieure qui se veut immuable dans son indivision.
Or quelle est l’institution qui divise la société de l’intérieur ? C’est l’État. L’État qui serait la mort de la société primitive indivisée. Le primitif lutte pour que l’État n’advienne pas en maintenant une situation de guerre permanente.
Quant à nous, nous aurons beaucoup de peine à suivre Clastres quand il énonce que « la guerre et l’État sont des termes contradictoires, qu’ils ne peuvent exister ensemble, que chacun des deux implique la négation de l’autre : la guerre empêche l’État, l’État empêche la guerre ». Affirmation peut-être valable chez les sauvages, mais pas chez nous, les « civilisés ».
Nous ne serons donc pas convaincus par la démonstration de Clastres !
Mais cette analyse des sociétés primitives, dans la mesure où elle casse des schémas un peu trop établis, est riche d’ouvertures…

Pierre Clastres, Archéologie de la violence,
la guerre dans les sociétés primitives
,
L’Aube poche éd., 2010, 96 p.

Achaïra, 23 février 2012

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