Il faut changer le monde !

Octobre 2011

Ce texte a été écrit pour servir d’introduction à un débat sur l’anarchisme au sein du cercle libertaire Jean-Barrué en Gironde. Nous nous sommes appuyés pour cela sur le bouquin de Gaetano Manfredonia, Anarchisme et changement social, insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur, Atelier de création libertaire, 2007, 352 p.

Il va de soi qu’il n’est pas possible de rendre compte de façon exhaustive de cet ouvrage plutôt volumineux et à la typographie un peu serrée ; ouvrage qui ne craint pas d’approfondir et de nuancer les positions souvent trop schématiques de l’anarchisme ; l’auteur, en fouillant l’Histoire et en précisant des détails ignorés de nous, n’en reste pas moins très ouvert dans son approche.
En avançant dans la lecture, on pense deviner que sa position personnelle – dans la mesure où il ne semble pas partisan de la violence – n’est pas celle d’un insurrectionnaliste ; ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il soit partisan de la non-violence.
Qui ne connaîtrait rien à l’anarchisme trouvera cependant là une excellente présentation des pratiques si diverses des compagnons. Mais il est peu question des femmes, c’est regrettable.
En quatrième de couverture, une phrase résume sans doute l’essentiel de cet ouvrage : « L’anarchisme possède l’avantage indiscutable de ne pas se laisser enfermer dans une conception unique du changement social. » L’anarchisme est donc pluriel.
Ainsi, il sera très difficile de trouver des anarchistes en tous points d’accord quand il s’agit de changer le monde ; l’éventail sera donc riche de propositions.

L’usage, il y a une cinquantaine d’années, était, pour tenter de comprendre et d’aborder l’anarchisme, de se contenter d’une classification classique et sans doute désuète. Je veux dire : l’anarcho-communisme, l’anarcho-syndicalisme et l’individualisme.
Mais Gaetano Manfredonia, qui s’en réfère essentiellement au « faire » des anarchistes plutôt qu’à leurs idées, va formuler une nouvelle typologie qu’il va décliner en : insurrectionnalisme, syndicalisme, éducationnisme-réalisateur.
L’approche de Manfredonia est pertinente dans la mesure où elle est au plus près de la vie quotidienne et du projet de « changement social » dont l’agent, l’acteur, sera ce que l’on nomme aussi le « sujet de l’Histoire ».
En schématisant, cet agent sera :
 Le « peuple » pour les anarchistes insurrectionnalistes ;
 Le « prolétariat » pour les syndicalistes ;
 L’« individu » pour les éducationistes-réalisateurs.

1. L’anarchiste insurrectionnaliste, c’est le plus connu, c’est quasiment l’anarchiste type, sempiternellement caricaturé, le partisan de la violence, celui que les médias confondent, avec légèreté, avec le terroriste, celui qui a une « vision catastrophique » du changement social, un adepte de la « politique du pire » (pp. 201-202). Mais « un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs », écrit Kropotkine (p. 340).

2. Le syndicaliste, lui, s’appuie sur la « classe ouvrière », sur les « travailleurs », avec comme arme principale la grève. Comme l’insurrectionnaliste, il ne répugne pas à la violence et la juge plutôt nécessaire. Mais « l’utilisation de la violence pourrait devenir secondaire », est-il écrit un peu plus loin.

3. L’éducateur-réalisateur. Je pense que cette typologie a la sympathie de l’auteur. C’est plutôt l’individualiste ancienne formule. Sont cités Armand, Lorulot, Libertad, etc., mais aussi La Boétie et H.-D. Thoreau qui n’étaient pas anarchistes. Dans cette typologie, l’accent est mis sur la question de la « servitude volontaire » dont il faut se dépêtrer individuellement hors de l’action syndicale et sans violence insurrectionnelle, car comme le dit Godwin : « La force des armes est toujours suspecte. »

Puisqu’il y a plusieurs façons d’aborder l’anarchisme, on pourrait encore proposer une autre approche : l’anarchisme historique, l’anarchisme éternel et le post-anarchisme.

1. L’anarchisme historique, c’est celui que certains font naître avec le congrès de Saint-Imier en 1872 (voir la petite histoire de Marianne Enckell). D’autres, de l’expulsion des anarchistes du congrès socialiste international de Londres en 1896.

2. L’anarchisme éternel que l’on peut faire remonter aux philosophes chinois, grecs, etc. Mais aussi à des gens comme La Boétie ou H.-D. Thoreau, etc.

3. Le post-anarchisme, tout récent. Le préfixe « post » marque une rupture par rapport aux conceptions classiques de l’anarchisme. Les « post-a » considèrent en effet que l’État et le capitalisme ont changé et que de nouvelles approches sont nécessaires pour les combattre. Le post-anarchisme s’appuie sur des auteurs très divers comme Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida, mais aussi Daniel Colson et Michel Onfray. On pourra consulter l’article de Vivien Garcia dans Réfractions, n° 21.

Mais revenons à Manfredonia et à ses catégories qui nous aident à mieux penser ce que nous sommes aujourd’hui. On peut constater pourtant, en ce qui concerne l’anarchiste au quotidien, que la classification ne s’ajuste pas complètement à la réalité. Car l’anarchiste, insoucieux des catégories, va piocher dans l’une ou l’autre des thèses, selon son goût, selon le moment : il « fait son marché », dit Manfredonia.
Il est noté cependant que la vision révolutionnaire ouvriériste – l’insurrectionnelle – n’est quasiment plus de mise : « Aujourd’hui, c’est l’idée de la révolution, conçue comme un bouleversement soudain, provoquant une rupture brutale et immédiate dans le présent, qui se trouve sérieusement remise en cause » (p. 12).
Pourtant, la vision révolutionnaire persiste comme posture dans le discours libertaire et dans sa presse ; il serait donc inapproprié de l’écarter complètement. De toute façon, le militant de base ne se préoccupe pas trop de savoir si son action quotidienne est réformiste ou révolutionnaire.
Qui dit révolution, insurrection, sous-entend violence. Tout au long du livre, il en sera question comme d’un refrain :
Le syndicaliste se différencie surtout de l’insurrectionnaliste en ce qu’il ne croit pas à la « table rase » sur laquelle on va tout reconstruire, mais il pense que les institutions nouvelles sont déjà en formation dans la classe ouvrière (p. 76). Il pourrait dire comme Proudhon : « L’atelier remplacera le gouvernement. »
En fait, « le syndicaliste envisage les différentes structures organisationnelles, dont peut se doter la classe ouvrière dans son combat, comme les prémisses d’une véritable contre-société en voie de formation ».
Manfredonia écrit : « Le syndicaliste justifie également l’utilisation de la violence par la volonté de ne pas être limité dans ses activités militantes par le respect de la légalité bourgeoise ou démocratique » (p. 66).

Discussion

Je dis que là il y a confusion dans les termes : se mettre dans l’illégalité n’implique en rien l’utilisation de la violence. Or cette confusion est récurrente dans l’esprit des militants : il y a comme une méconnaissance de ce que peuvent être la désobéissance civile et l’action non-violente qui, ces dernières décennies, ont pourtant fait leurs preuves.
Si le terme de « désobéissance civile » est cité par Manfredonia, ce n’est pour lui qu’une forme élargie de l’objection de conscience. L’emploi d’expressions comme « non-résistance au mal par la violence » et « pacifisme intégral » est aussi révélateur, je ne dirais pas d’ignorance, mais d’une sous-estimation, d’une négligence à connaître au plus près ce que peut être maintenant la pratique de la non-violence active ; pratique que Manfredonia n’a pas l’air de vouloir prendre suffisamment en considération.
Cette attitude se répète quand, à propos de Proudhon, il écrit (p. 172) :
« Comme les socialistes réalisateurs, il [Proudhon] continue à estimer qu’une réforme en profondeur des rapports de propriété est possible sans utiliser des moyens violents et sans pousser à la guerre civile, à l’affrontement armé entre classes sociales. Cette position est d’autant plus significative qu’il n’est guère un pacifiste à la manière d’un Tolstoï, opposé par principe à l’utilisation de la force. »
Disons tout de suite que l’attitude pacifiste (pacifique plutôt ?) ne témoigne pas spécifiquement de non-violence ; par ailleurs, décrire Proudhon comme un non-violent serait un anachronisme évident. Quant à Tolstoï, au moment où Proudhon écrit, il n’avait pas encore donné toute son œuvre où on trouvera cependant par la suite une des sources de la non-violence active ; ce qu’elle n’était pas exactement, à l’origine, chez Tolstoï.
Et puis il y a cette phrase de Bakounine :
« Il est sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, mais jusqu’à présent tout pas nouveau dans l’Histoire n’a été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang. » Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg, Œuvres complètes, Champ libre, vol. 5, p. 55.
Position légèrement corrigée par Malatesta qui écrivait : « S’il fallait pour vaincre dresser des potences sur les places publiques, je préférerais encore perdre. »
Nous serons d’accord avec Bakounine quant à ce « baptême du sang » ; oui, il y a un prix à payer. Les Syriens en cette année 2011 en savent quelque chose. Pour autant, est-ce que l’on ne peut pas dire que l’humanité a inventé, récemment, « un moyen plus pacifique de progrès » ?
Désobéissance civile et action non-violente ne seraient-elles pas ce moyen ?
En outre, on note que l’auteur (pp. 195 et 207, par exemple) confond « force » et « violence ». Mais déjà Georges Sorel faisait de même dans ses Réflexions :
« La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence » (pp. 256-257). Phrase que je me plais à citer à plusieurs reprises.

On a constaté, après la chute du mur de Berlin et la faillite des pays dits « communistes », qu’une espérance avait été déçue : on avait cru un instant qu’un espace politique s’était de nouveau ouvert. Cet appel d’air a permis au capitalisme néolibéral de s’engouffrer derechef dans la brèche.
Cependant, digérant cet échec, nous constatons que nombreux sont, dans le monde, ceux qui n’ont pas renoncé à une « rupture radicale », que la question sociale reste toujours posée. Alors que plus personne ne semble plus croire à « un effondrement soudain de l’ordre capitaliste, les mythes guerriers ou l’exaltation de la dimension héroïque et virile ont en revanche la vie dure » (p. 14).
C’est vrai. Comme il est vrai que nombre de militants semblent à la recherche de « nouvelles voies qui [permettront] d’éviter les erreurs et les écueils sur lesquels ont échoué les expériences émancipatrices du passé » (p. 8).
La question que Manfredonia pose avec justesse, c’est de savoir si l’anarchisme dans son ensemble n’est pas en train de prendre un tournant. Comme le changement de cap qui fut pris après la période « terroriste » vers le syndicalisme. L’anarchisme est malléable !
Quant à nous, quand nous regardons vers la désobéissance civile et l’action non-violente, c’est vers des voies relativement nouvelles que nous tournons les yeux.

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