Libertaires, « où en sommes-nous de la nuit » ?

Oui, où en sommes-nous de la nuit du capitalisme triomphant et de la domination ? Ce questionnement, c’est en quelque sorte un fil rouge, un éclairage pour lire Éclats d’anarchie, ce livre, fruit d’une belle rencontre entre Freddy Gomez et Guillaume Goutte ; ce dernier qui, après l’écriture d’un ouvrage sur les passeurs antifranquistes de la frontière franco-espagnole (Passeurs d’espoir, Éditions libertaires) s’est intéressé à un témoin au riche parcours militant, à un passeur d’un autre genre, et, à la suite de longues conversations qui se tinrent tout au long de plusieurs après-midi, les deux compagnons ont transformé leurs échanges en un écrit volumineux qui se lit très agréablement. Le jeune militant a été l’accoucheur de l’ancien qui avait engrangé une expérience à plus d’un titre importante et qu’il aurait été bien dommage de laisser disparaître avec le temps.

Le préambule de l’ouvrage nous introduit dans la famille de l’auteur et, du même pas, dans la grande famille libertaire − les deux étant intimement liées −, au cœur donc de l’Espagne anarchiste exilée en France où est né Freddy.
Il écrit : « L’anarchiste, tel que je le concevais, était, par nature, un exilé, quelqu’un qui est dans le monde mais à l’écart du monde, un étranger par convenance, un sans-patrie par conviction. »
Ainsi, en suivant le fil rouge, on verra que nous serons conduits au sein de la complexité du monde militant. D’un côté, un passé révolutionnaire encombré et apprécié sans indulgence − pas d’idéalisation excessive de la classe ouvrière −, associé à une connaissance de ce monde ouvrier ancien qui était conscient de lui-même et uni, mais maintenant atomisé en classes diverses et morcelées ; de l’autre, une écoute des forces libertaires émergentes, une oreille attentive au futur incertain, ouvert et insaisissable.
Concrètement, Franco mort, la mythique CNT pouvait, en Espagne, renaître au grand jour. En 1977, le pacte de la Moncloa pour une transition démocratique fut signé entre la gauche institutionnelle et le secteur du franquisme acquis tout récemment à la démocratie représentative ; puis ce pacte fut avalisé par l’UGT socialiste et les Commissions ouvrières communistes. Rien de très favorable à la renaissance de la Confédération. Cependant, la reconstruction s’accomplit avec éclat pour se déconstruire rapidement et s’autodétruire, car cette organisation n’était peut-être plus adaptée à l’Espagne du moment ; elle n’arrivait pas à choisir entre « une organisation de classe capable de développer une pratique syndicale d’autonomie et d’action directe » et une formation plus « mouvementiste » ouverte aux diverses thématiques antiautoritaires de l’époque. L’imagination n’alla pas jusqu’à une synthèse qui aurait tenu compte d’une classe ouvrière qui n’avait plus la cohérence d’antan.
Il nous reste une description d’un « mouvement hybride et multiforme » et un auteur qui n’est « ni dehors ni dedans, mais pas d’ailleurs », une sorte de libertaire hétérodoxe baignant dans l’anarchisme social, dans ce milieu de syndicalistes coupés de leurs racines qui cultivaient le fétichisme organisationnel de la « famille confédérale » en attendant de rentrer au pays. Par ailleurs, l’auteur ne renie pas l’influence d’un père militant qui ne craignit point le pas de côté.
Nous dirons que cette longue interrogation du passé s’ouvre avec le constat que la classe ouvrière espagnole des années 1960 inventait malgré tout « ses propres formes de lutte ». Et nous ne doutons pas de l’existence d’une flamme inextinguible qui brûle en portant l’Idée.
Lors des prémices de Mai 68, Freddy a 18 ans. Il étudie dans un établissement du secondaire ; et c’est pendant le premier trimestre de l’année scolaire qu’il nous dit avoir senti, « dans l’air, un je ne sais quoi de fraîcheur », puis « un recul de la peur, un frémissement dans l’ennui, une défiance de l’autorité, des gribouillis subversifs ». Un comité d’action lycéen se constitue, une grève a lieu, puis : « C’était comme un château de cartes qui s’effondrait dans un éclat de rire général. »
« La fièvre est montée très vite : prises de parole répétées, désertions des cours pour aller aux manifs, assemblées générales permanentes. »
Et, début mai, « en une semaine, tout avait changé du tout au tout, objectivement et subjectivement » ; les événements avaient « ouvert un espace où l’impossible devenait possible ».
Le lycée est occupé, mais comment résister à une éventuelle incursion ? Se pose donc le problème de résister par la violence ; Freddy, avec une rare lucidité − et tout en prenant ses distances −, ne voit cependant pas la possibilité d’éviter cette violence.
« Pour moi, il y avait un lien − que je ressentais, mais que je ne verbalisais pas − entre violence et pouvoir. […] Je pensais qu’en acceptant la logique militariste de la violence on finissait toujours par se confondre avec l’ennemi. »
« Mais il est des situations où on n’a pas le choix. »
Distanciation ? Plus encore. Freddy raconte : « Un jour, dans le grand amphi de la Sorbonne, au cours d’un de ces débats exaltés dont le lieu était coutumier, j’ai vu un fier anar non-violent se dresser tout seul face à la foule hurlante et démonter point par point le mythe de la violence libératrice. »
À noter parmi l’agitation de ce beau mois de mai, la rencontre de ceux qui animaient le groupe Noir & Rouge.
Dans l’avant-dernier chapitre, il est question d’un métier que de nombreux libertaires firent leur, celui de correcteur d’imprimerie ; ce qui nous donne l’analyse d’un « syndicat pas comme les autres »…
Pour résumer le travail de ces deux passeurs, nous dirons qu’il y a là de fines analyses de mémoires diverses pour « tirer de l’oubli ce que le présent ignore des anciens assauts contre l’ordre du monde ». À Contretemps nous avait déjà familiarisés avec ces sujets, mais ils trouvent là un contexte personnel et vivant.
L’amour et la disparition d’êtres chers sont discrètement évoqués.
Il est sûr qu’après le « bel été de l’anarchie » espagnol toutes les saisons risquaient d’être chargées d’amertume. Dans ce livre, par moments, pointe comme un pessimisme. Cultiver une histoire si riche d’enseignements et la comparer au temps présent ne porte certes pas à l’enthousiasme, mais cela n’empêche pas, concomitamment, de « penser le monde tel qu’il est devenu et de se fixer des perspectives de résistance adaptées au cours qu’il a pris ».

Écrit en collaboration avec Anita Ljungqvist

Freddy Gomez, Éclats d’anarchie, passage de mémoire,
conversations avec Guillaume Goutte,
Rue des Cascades éd., 2015, 496 p.

Réfractions, n° 35, automne 2015

Dans Éclats d’anarchie (Rue des Cascades éditeur), lors d’un entretien entre Freddy Gomez  et Guillaume Goutte, nous notons une question de ce dernier et la réponse de Freddy : « Qu’est-ce qui te séduisait chez Peirats ? (José Peirats, auteur d’Une Révolution pour horizon, CNT-RP & Libertalia)
− Outre sa grande érudition, j’aimais bien son côté iconoclaste. Il n’avait pas plus de disposition pour le mythe que pour le lieu commun anarchistes. C’était, par exemple, l’un des rares libertaires de cette génération qui refusait obstinément de participer à cette vaste entreprise de mythification de Durruti à laquelle se prêtait − et se prête toujours − le mouvement anarchiste. J’ai encore en tête le jugement sévère qu’il porta, lors d’une de nos rencontres, sur le livre d’Abel Paz, qui venait de paraître à La Tête de feuilles. Pour lui, cette manière de raconter le parcours de Durruti relevait de l’histoire sainte, dont le culte des héros véhiculé par un certain romantisme révolutionnaire n’était, à ses yeux, qu’une variante laïque. De façon plus générale, Peirats détestait la fascination que la violence − abusivement qualifiée de rédemptrice − exerçait sur nombre de jeunes libertaires et il haïssait plus encore la littérature irresponsable qui la portait au pinacle, littérature qu’il qualifiait volontiers, en reprenant une expression de Felipe Alaiz, de « prose d’abattoir ». Cela ne relevait pas, de sa part, d’une condamnation morale de toute violence ; il tenait plutôt à marquer une nette différence entre l’acte violent spontané né et pris en charge collectivement lors d’une grève, par exemple, et la pratique séparée de la violence assumée par des spécialistes de l’attaque à main armée, dont la forme archétypale restait, à ses yeux, le groupe Los Solidarios. Là encore, Peirats se situait nettement à contre-courant de l’opinion majoritaire qui prévalait au sein du mouvement libertaire et qui véhiculait, comme chacun sait, nombre de lieux communs sur sa propre histoire. »

Courrier
« Nous sommes l’Observatoire critique et l’Atelier libertaire de La Havane. Parmi nos projets, nous comptons des années de travail pour la non-violence, la lutte contre le racisme, les droits des LGBT, la reconquête de notre héritage d’origine autochtone et noir, l’écologie, le développement de la culture informatique de l’« Open Source », des communautés d’entraide sur la question de la santé mentale, le soutien à l’éducation au moyen de jeux d’enfants non compétitifs et de non centrés sur l’adulte, la recherche culturelle, la promotion du socialisme autogestionnaire et des ébauches de propositions pour la construction de l’avenir de Cuba d’une perspective anarchiste. »

Et un autre compagnon nous confirme :
« Oui, en effet, les copains cubains sont non-violents, ils font partie d’un Réseau antimilitariste d’Amérique latine et de la Caraïbe. [Ils ont participé], maintenant qu’ils peuvent sortir du territoire cubain, à un entraînement de cinq jours à Mexico avec des activistes de toute l’Amérique latine. L’entraînement appliquera les principes de l’action non-violente.
À Cuba, comme dans d’autres pays d’Amérique latine, les causes de la violence sont similaires, elles sont en relation avec la violence perpétrée par l’État, mais aussi celle perpétrée par des groupes criminels et maffieux qui ont souvent des liens directes avec l’État comme au Mexique, au Salvador et au Guatemala.
À Cuba, les libertaires s’opposent à toute forme de résistance armée et sont en rupture avec la légende des guérilleros tragiques. L’armée, soi-disant révolutionnaire, est héritière de cette guérilla, elle a été l’instrument d’un régime autoritaire et corrompu afin de militariser les territoires et la vie quotidienne. »

Si vous souhaitez entendre l’émission sur RL où les copains cubains s’expriment,
voici le lien :

http://www.polemicacubana.fr/?p=11155

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