Pour de nouvelles pratiques antagonistes ?

Le Monde libertaire, n° 1471 du 29 mars au 4 avril 2007.

Les anarchistes lancent de moins en moins de bombes ces derniers temps, et même plus du tout, il me semble, et ce depuis… ; et, à ma connaissance, tout au moins récemment, il n’y a pas eu d’assaut contre les casernes ni de prise d’un palais d’Hiver quelconque de leur part. Oui, dans les manifs, on note toujours un peu de goût pour le baston, de la part de certains jeunes, mais c’est de la légitime défense… Enfin, on ne va pas se laisser faire !
Que se passe‑t‑il ? Il semblerait que les pratiques actuelles soient un peu encombrées par de vieilles habitudes. Ces formes d’action « viriles » étaient pourtant une partie de notre passé ; il s’agit de ne pas le renier notre passé car c’est « notre » passé.

Dans la revue Réfractions, n° 17 (hiver 2006-printemps 2007), Tomás Ibáñez, dans un article intitulé « À l’aube du xxie siècle… », constate, réflexion qui n’est pas nouvelle chez lui, « la rapidité avec laquelle un imaginaire subversif dont les grands traits avaient perduré sur plus d’un siècle a été frappé d’obsolescence ». Puis, plus loin, il continue, disant « qu’il n’aura guère fallu qu’un quart de siècle […] pour que se désagrège totalement l’imaginaire révolutionnaire ».
Le prolétariat ne serait plus « le sujet politique », il n’y aurait plus de sujet politique stable, plus de vision d’avenir, plus « de grand soir à attendre ». Par ailleurs, « l’illusion d’une maîtrise possible de la société dans son ensemble » se serait évanouie.
La vitesse même de ce déclin de la subversion aurait bloqué « notre capacité d’inventer de nouvelles pratiques antagonistes ». Nous voudrions « tout changer », sauf nos propres traditions, qu’il ne s’agirait « même pas de réviser », nous serions en quelque sorte des « conservateurs », englués « dans le vieil imaginaire ».
Et il énonce les difficultés à saisir la nouvelle réalité sociale, en traçant rapidement un tableau de la société émergente.
Pour autant, il bute sur la tâche de recomposition d’un « nouvel imaginaire antagoniste », car on ne peut plus s’appuyer que sur des activistes ponctuels et plus ou moins éphémères, sur des militants non organisés ou faiblement, sur des non‑militants ou des militants intermittents.
Dans sa description plutôt pessimiste, il note pourtant que le pouvoir, s’il est intransigeant avec les minorités, flanche devant le grand nombre et « qu’il est tout à fait possible de dire “Non !”, de refuser, de désobéir, de défier le pouvoir et de contrecarrer ses desseins ». S’il ne s’agit pas là de non‑violence, il y a pour le moins de la désobéissance civile dans l’air.
Tomás Ibáñez n’en conclut pas pour autant que doive s’instaurer un débat entre « réformisme » ou « révolution », car les acquis obtenus par la lutte ne sont, pour lui, que le résultat « non pas d’une volonté explicite de réformer la société mais du rejet radical de ses exigences ».
Plus tard, poursuivant d’autres lectures, et avec toute la saine méfiance qu’il faut avoir envers la presse dite bourgeoise, j’ai eu la surprise de lire dans le Monde du 7 février 2007 la déclaration d’Oreste Scalzone, de retour en Italie : « J’entends mener une réflexion sur le passé, mais surtout sur l’avenir de ma bataille pour la liberté. La méthode que je mettrai en avant est celle de la non‑violence active. […] La révolution n’est pas finie. »
Que penser d’une telle déclaration ? Où est l’intérêt de citer Oreste, « le joueur d’accordéon » ? De plus, i1 n’est pas anarchiste que je sache : il était membre des Brigades rouges italiennes et partisan de la révolution armée. Que se passe-t-il ?
Car il est notable, par ailleurs, que des indépendantistes basques, irlandais, corses, etc. laissent les armes au vestiaire pour chercher d’autres moyens de faire aboutir leurs luttes.
Soit l’oppresseur, en face, possède mainte­nant des moyens coercitifs tellement puis­sants qu’il faut trouver un autre levier pour basculer l’obstacle, soit une prise de conscience se fait lentement sur la cohérence et l’efficacité des moyens employés pour tou­cher au but fixé.
Des journaleux sans culture et des univer­sitaires ignares, ou de mauvaise foi, se sont plu par le passé à donner une image du mouve­ment anarchiste quelque peu déformée (l’anarchie, c’est la violence, c’est le désordre !) : ils mettaient en avant les vio­lences, excessives sans doute, mais largement partagées, et occultaient sans vergogne nos « œuvres » (mouvement éducatif, féminisme, liberté sexuelle, collectivités espagnoles de 1936, etc.). Cette habitude perdure. Les anarchistes gênent.
Actuellement, l’extrême violence ne vient pas de chez nous : les trains qui sautent, les immeubles qui s’écroulent, les avions qui s’écrasent, les voitures qui explosent, les civils massacrés, ce n’est pas notre fait. Quant à la violence du capitalisme qui jette à la rue les travailleurs et pollue la planète, elle reste quotidienne. Mais cette violence‑là ferait partie de l’ordre du monde.
Oui, que se passe‑t‑il ? L’action violente, de basse ou forte intensité, le terrorisme, sont‑ils abandonnés par les militants pour le champ électoral ?
Que non ! C’est un fait que certains d’entre nous vont bien de temps à autre glisser un bulletin dans l’urne pour voter « contre » un candidat particulièrement plus répugnant que les autres, mais c’est tout. « Agir au lieu d’élire » est un mot d’ordre réitéré dans notre hebdomadaire. Mais où est l’action ?

Agir ? Hors du système électoral et sans violence ?
Des anarchistes ont exprimé depuis longtemps que la fin est toujours contenue dans les moyens, mais, au nom d’une efficacité discutable, la cohérence çà et là y a laissé des plumes. D’autres ont carrément fait le choix d’abandonner la violence sans pour autant se décider pour l’action non violente, si l’on excepte des militants comme Barthélemy de Ligt, Hem Day, Pierre Ramus, E. Armand, Han Ryner, Paul Goodman, etc.
Il semble (mais je prends sans doute mes désirs pour des réalités) que quelque chose bouge, que des anarchistes passent à l’action non violente sans en utiliser le terme. On a ses pudeurs. On craint d’être confondus avec les réformistes, les électoralistes, des chrétiens masochistes trop respectueux des lois et des institutions, etc. Nous sommes des révolutionnaires, nom… d’une pipe !
Dans le texte de Tomás Ibáñez, il est question de « procéder à un profond aggiornamento ». Qu’entend‑il par là ? Et quelles sont les disponibilités, les ouvertures possibles dans notre mouvement ?
Par la magie d’Internet, il y a quelques semaines, j’ai eu accès à un cours de Daniel Colson donné à ses étudiants sur la « violence ouvrière anarchiste ». Daniel n’est pas un « non‑violent », pas un « pacifiste », le pacifisme intégral reste pour lui un « exemple d’idéomanie particulièrement répugnante » (voir son Petit Lexique). Dans le n° 1 de Réfractions (hiver 1997), il publiait un texte, « La science anarchiste », où il donnait à lire les décisions des militants du congrès anarchiste de Londres de 1881, qui se prononçaient pour la propagande par le fait. Celle‑ci ne pouvait être que « chimique », « explosive », et déboucher sur la grève générale qui, elle, ouvrirait la voie de la révolution. Ces lendemains qui chantent paraissent s’éloigner chaque jour un peu plus.
Quelquefois, pourtant, l’Histoire nous réserve des surprises, comme la chute du mur de Berlin et l’implosion des pays dits communistes (capitalistes d’État, oui, qui se transforment sûrement en capitalistes tout courts). La « loi du marché » partout ! La sur­prise, heureuse, devient amertume.
Ce que dit maintenant Daniel Colson à ses étudiants (du moins dans la partie que j’ai en main) est plus nuancé. Il s’agit toujours de « violence ouvrière anarchiste », mais dans le même sac il introduit le mot de « non‑vio­lence ».
« À ces deux pôles de la violence origi­naire de l’anarchisme ouvrier correspondent également deux réponses tout aussi contras­tées à la réaction de l’État et du patronat, deux réponses carrément contradictoires puisque l’anarchisme ouvrier a pu à la fois se réclamer de la violence la plus extrême pouvant aller jusqu’au soulèvement armé, la pose de bombes ou les assassinats, mais aussi d’autre part et en même temps, sinon au même endroit, d’une non‑violence tout aussi abso­lue. Ce terme de non‑violence, plus tardif dans sa formulation, ne doit pas prêter à confu­sion », écrit‑il.
Il y aurait dans cette non‑violence une « grande violence symbolique » et ce serait, si je comprends bien, des « formes spécifiques de la violence physique ». Je ne vais pas chipo­ter, je vais chercher à comprendre, parce que je pense qu’un espace de discussion s’est ouvert, qu’une porte s’est déverrouillée et qu’il faut exploiter le filon.
Dans IWW et syndicalisme révolutionnaire aux États‑Unis, Larry Portis employait naturellement les termes d’« action non violente ». La cul­ture américaine du Nord, même ouvrière, permet cela. Ce qui explique la pensée d’un Paul Goodman. On renverra sur ce point le lecteur intéressé au gros bouquin de Bernard Vincent sur Goodman publié par L’Exprimerie à Bordeaux (René Fugler en fait un compte rendu dans Réfractions, n° 18, à paraître en mai).
L’Atelier de création libertaire pour sa part avait également publié la Critique sociale de Goodman.
L’anarchiste Goodman (1911‑1972) − certains le qualifient de radical‑réformiste − avait fait le choix de la non‑violence active comme seul moyen révolutionnaire « non contradictoire avec les fins de la Révolution ».
Des anarchistes sont‑ils en train de rééva­luer l’intérêt que pourraient présenter, pour redynamiser le mouvement, et le tenir en cohérence, les effets d’une action directe non violente « laïque », c’est‑à‑dire débarrassée de son arrière‑fond religieux, débarrassée du réformisme à la petite semaine ou de pensées électoralistes ? C’est à discuter.
Si l’anarchisme continue de faire peur, ce ne peut être seulement à cause de la violence, c’est la liberté seule qui effraie, la liberté pro­clamée par les anarchistes.

André Bernard

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