Désobéir à la loi ?

Réfractions, n° 22, 2009.

Est-il bien utile de redire mon agacement à la lecture, publication après publication, livre après livre, des œuvres des historiens et des journalistes qui reviennent, à plume jamais sèche, sur l’illégalisme anarchiste ou sur les exploits pétant et fumant de notre période « explosive » ? L’anarchisme ne serait-il que cela ?
Loin de moi l’idée de rejeter dans un enfer quelconque illégalistes et terroristes, notre Ravachol christique, Emile Henri et les autres, notre bande à Bonnot, originale entreprise en son temps, ou l’admirable Marius Alexandre Jacob. Ils font partie intégrale de notre histoire, ils sont nôtres. Comme sont nôtres tous ceux qui prennent les armes contre l’injustice.

Non, ce qui devrait nous alerter, nous questionner, c’est quand la presse « bourgeoise » − et quelques autres − monte en épingle cet aspect flamboyant de notre histoire et occulte tout le reste ; quand elle insiste lourdement sur le sang et la destruction, dans l’ignorance − volontaire ou pas − de la créativité sociale, éducative et artistique, etc., du mouvement libertaire. Elle sait que le grand public n’ira pas plus loin, que l’opinion se méprendra sur notre compte, alors que c’est cette dernière qu’il nous faut conquérir. Je suis donc pour le moins excédé de voir l’anarchisme ainsi plombé par une sorte de mauvaise foi ouverte et par le mensonge généralisé à notre encontre.
En Israël, les opposants − israéliens, cela va sans dire − à l’édification du mur de séparation d’avec la Palestine, et qui ne se réclament que d’un refus de cette injustice, furent qualifiés d’« anarchistes » par les médias qui pensaient ainsi les stigmatiser. Ces militants relevèrent pourtant le gant et se nommèrent eux-mêmes les « Anarchistes contre le mur », sans pour autant bien savoir, nous a-t-il semblé, ce que recouvrait le terme.
Prenant la relève des médias, le pouvoir, bien sûr aux aguets, peut jouer sur cette prévention de la société entière pour encore nous rejeter un peu plus bas, un peu plus loin dans les marges. Du moins le tenter. C’est ce qu’il a essayé une fois de plus avec ceux de la commune de Tarnac, en les qualifiant d’« anarcho-terroristes autonomes » ou je ne sais quoi d’approchant.
Entendons-nous bien, il ne s’agit ni d’approuver un appel irresponsable à l’émeute ni de réprouver sans discussion les actes contraires à la loi, de quelle loi, d’ailleurs, faite par qui et contre qui ? Il s’agit d’abord de réfléchir à ce qu’on entend par la loi, par le droit, par la légalité ; par la légitimité à agir de telle ou telle façon quand on manifeste son désaccord avec une loi, avec « la » loi, quand elle sert d’outil à l’État contre les droits de l’individu et quand elle favorise l’exploiteur et le dominateur. Pour autant, est-ce qu’il n’y a pas un « droit supérieur », droit qui n’est pas « dit » par cette loi, droit qui est bafoué, droit imaginé et construit collectivement, et qui aurait notre approbation ? Ainsi que l’a exposé, par exemple, Maxime Leroy dans la Coutume ouvrière (Éditions CNT-Région parisienne, Paris, 2007). À quelles espèces de lois sommes-nous opposés ?
Il existe − est-ce anecdotique ? − dans le milieu ouvrier − et sans aucun doute bien au-delà − un usage plus ou moins discret de ne pas se contenter de son salaire et de prélever directement une part du fruit de son labeur. Pratique immémoriale, quasiment reconnue, puisqu’on trouve dans le cinquième et dernier livre de la Torah, le Deutéronome, cette injonction : « Tu n’emmuselleras point le bœuf, quand il foule le grain. » C’est ce que me rapporte un ami familier de ces écrits.
Ainsi, il y a la loi instituée, étatique, avec laquelle on peut n’être pas en désaccord, qui peut avoir l’approbation de la majorité démocratique, mais qui est aussi la loi du plus fort, de ceux qui nous gouvernent ici et maintenant. Cette loi est à différencier du « droit », longue construction collective à partir des usages, des traditions et de la pratique des différents droits de coutume, non écrits, « droit » qui dit une autre légitimité, née de la conscience individuelle associée au collectif.
Nos sociétés ont parcouru un long chemin où l’humain, pas encore réellement humain, encore primate, progresse d’une structure organisationnelle rudimentaire, autonome, à des sociétés hiérarchisées en classes ; les plus hautes dominant l’ensemble et l’exploitant, s’appuyant sur la Loi et son bras armé : la police. Si la domination de l’humain sur l’humain est un fait de nature, une évidence de l’Histoire, sa remise en question en est un autre tout aussi naturel et toujours d’actualité.
Depuis quelques mois, nous avons pu apprécier une série d’actions de désobéissance à la loi menées par des petits groupes : contre la pub exagérément étalée, contre les plants de maïs bourrés d’OGM ; par ailleurs, des enseignants refusent d’appliquer les consignes ministérielles (la revue Silence de février 2009 signale qu’on dénombrait déjà 1100 lettres de désobéissance au 1er janvier de cette année) ; d’autres personnes donnent asile à des sans-papiers ; certains s’opposent au fichage généralisé, à la biométrie, etc. Toutes ces actions éparpillées ne visent pas, à notre connaissance, à un grand chambardement révolutionnaire ; on a plutôt l’impression d’assister à des exercices d’entraînement : ces actes de résistance pacifiques non concertés semblent être le prélude à des opérations plus vastes, quoiqu’il n’y ait pas de volonté claire de bloquer la machine, de déboucher sur la grève générale attendue par d’autres, mouvement qui remettrait les compteurs à zéro.
Pourtant, circule sur la Toile un texte intitulé  « Ne sauvons pas le système qui nous broie ! Manifeste pour une désobéissance généralisée » :
« La terreur d’État, l’asservissement industriel, l’abêtissement capitaliste et la misère sociale nous frappent tous et toutes. Insidieusement et continuellement, ces forces néfastes séparent notre être intime. Une partie de nous se voit subrepticement contrainte à être le bourreau de notre autre moi, celui qui rêve, sait et veut que ce monde ne soit pas celui‑là. Combien d’entre les citoyens tentent difficilement de défaire la nuit ou pendant leur maigre temps libre ce dont ils ont été complices chaque jour travaillé ? Ce mépris dans lequel nous tient le système est essentiel, comme est fondamentale la négation de nos envies authentiques au profit d’un seul désir : consommer. Au moment ou la perspective de l’implosion du système capitaliste devient enfin plausible, il s’agit d’accompagner son effondrement et de s’organiser en « communes » qui privilégient l’être à l’avoir (parce qu’il n’y a plus rien à attendre de l’État) et offrent la possibilité à chacun d’entre nous d’accéder librement (en limitant dans la mesure du possible les échanges d’argent) à la nourriture, à un logement, à l’éducation, et à une activité choisie. »
C’est signé : Sous‑Comité décentralisé des gardes‑barrières en alternance (sccdgbea@free.fr)
Il est donc clair, de notre temps, qu’un désir de grand changement existe, mais certains craignent le désordre et  une violence « anarchique » − oui, une sensibilité nouvelle semble se faire jour − et on a peur tout autant de la violence organisée, militarisée, d’une révolution qui amènerait inéluctablement, comme on en a eu l’expérience, un pouvoir fort, sinon dictatorial : non seulement on n’obtiendrait pas « le socialisme », pense-t-on, mais on y perdrait la liberté.
Il est à noter que les actions citées plus haut ne cherchent pas le passage par la voie parlementaire, mais par l’action directe, et sans se mettre à dos l’ensemble de la population. Pour autant, ces acteurs d’un genre nouveau paraissent, à notre gré, quant à la forme, par trop respectueux de la loi instituée par la démocratie, s’appuyant même sur elle pour légitimer leurs actions : s’ils craignent le trouble social, ils ne craignent pas de désobéir à une loi particulière. Attitude ambiguë ? Ou un pas après l’autre… Il faut dire qu’ils ne sont pas anarchistes ! Du moins, ils ne se déclarent pas tels.
Ce qu’il nous faut retenir c’est que ces actions d’esprit non violent interpellent l’opinion publique, font appel à sa conscience, à son intelligence, en cherchant à la convaincre, non à la prendre à rebrousse-poil, à l’effrayer par des actes que cette opinion publique jugerait néfastes pour elle-même : ainsi, on se demande toujours pourquoi les grévistes, au lieu de bloquer les transports en commun, gênant ainsi tout le monde, ne s’arrangent pas pour permettre une gratuité de ces transports. Car il s’agit d’avancer avec l’approbation du plus grand nombre sans toucher ni à la liberté ni à la sécurité de chacun. Cette stratégie, que nous pensons relativement nouvelle, rompt avec un passé d’insurrections violentes qui furent réprimées dans le sang.
Dans « l’affaire de Tarnac », les comités de soutien crient à l’innocence des inculpés ; ce qu’ils sont sans doute quant aux faits reprochés, à constater les incriminations sans preuves. Coupables, ils le sont pourtant de ne pas accepter cette société, de combattre cet État, ce gouvernement et ceux qui le dirigent ; et en ce sens nous sommes coupables avec eux.
On pourra lire d’Alain Brossat (www.editions-lignes.com) son « Tous Coupat, tous coupables » (Coupat : le principal inculpé) ; il y rappelle dans un discours par moments un peu alambiqué deux événements où la solidarité s’était montrée au grand jour : le premier, la signature par des intellectuels, des artistes, etc., du « Manifeste des 121 » en soutien aux déserteurs et insoumis de la guerre d’Algérie ; le second, la déclaration d’un certain nombre de femmes très connues disant avoir avorté, elles aussi, en solidarité avec une inculpée dans l’affaire dite de Bobigny. Dans le premier cas, à notre connaissance, seul Jehan Mayoux, enseignant et poète surréaliste, eut à pâtir de la répression. Les autres poursuites firent long feu…
Et Alain Brossat semble regretter que les soutiens aux inculpés de Tarnac n’aillent pas jusqu’à une solidarité concrète avec eux, préférant ne brandir, dans une position en retrait, que les principes démocratiques, et de crier à l’innocence des mis en cause. Ainsi se repose-t-on trop facilement sur les lois de cette démocratie. À tort ? On pourra lire dans Gavroche, n° 157 de janvier-mars 2009, l’article de Frédéric Stroh sur les déserteurs de la Wehrmacht lors du conflit de 39-45 et le frein mis, sinon l’opposition, par les autorités démocratiques allemandes à leur réhabilitation. La démocratie n’est que ce qu’elle est !
Car derrière le légalisme gouvernemental se cache, si peu, le goût du pouvoir sans limites ; sa pratique ne cesse de vouloir envahir tous les espaces de la société ; la démocratie devient démocrature, dictature rampante qui vient, avant de se manifester au grand jour comme dictature au plein sens du mot.
Une autre action que Brossat ne rappelle pas, parce qu’il l’ignore ou la juge mineure, la solidarité « en acte » de ceux qui, toujours pendant la guerre d’Algérie, choisirent de prendre l’identité de déserteurs et d’insoumis (« Nous sommes tous Untel »), et d’aller en prison avec eux : tous étaient démunis de papiers d’identité. On lira à ce sujet « Réfractaires à la guerre d’Algérie 1959-1963 » d’Erica Fraters (éditions Syllepse, Paris, 2005).
Bien sûr, ce pas en avant exige une prise de risques plus grande, des renoncements, professionnels, familiaux ou autre, un sacrifice, quoi ! Mais est-ce qu’une société fondée sur le risque et le sacrifice n’est pas plus enviable qu’une société fondée sur la violence ? Et s’agit-il bien de sacrifice ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une recherche de cohérence avec sa propre révolte, avec ses convictions, avec l’estime de soi, cohérence qui passe par la remise en question de la loi.
Pour autant, ceux qui s’engagent en première ligne, ceux qui recevront les coups de la répression, ne doivent pas négliger l’organisation de la solidarité par ceux qui restent un peu en arrière, les deuxième et troisième cercles, ainsi que nous les nommions. Il faudra aussi prévoir des lieux de repos, dans des « communes », par exemple. En bref, c’est toute une organisation de combat à mettre en place.
Il est sans doute excessif de dire que notre servitude est « volontaire » : il n’est pas si simple de vouloir « se libérer ». Le « il n’y a qu’à » de La Boétie fait bon marché du danger à s’opposer, à dire non : les retours de bâton sont programmés. C’est pour cela que nous dirons que la « libération » est une épreuve, et que cela « coûte ». Il est si facile d’attendre, de se laisser aller à ne rien faire. Si l’apathie et la soumission des gens sont réelles, il y a une volonté de servir qui, elle, dissimule souvent une envie de commander plus petit que soi-même.
On nous avait demandé un jour : de quel dieu êtes-vous l’athée ? On peut aussi demander maintenant : de quelle loi êtes-vous l’illégaliste ? Athée de tous les dieux, certes ; illégalistes de toutes les lois ? C’est aller vite en besogne, chemin que prennent la majorité des gens quand ils pensent que les anarchistes sont systématiquement contre toutes les lois.

André Bernard

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