Propos sur notre cohérence

Auteurs : André Bernard & Pierre Sommermeyer (2014).
Publié dans Le Monde libertaire, hors-série, n° 59, de janvier-février 2014.

Du Testet, de Kobané et de quelques autres lieux d’affrontements

Quand bien même il rechercherait consciencieusement de la cohérence entre ses idées et sa vie quotidienne − et sans être un puriste à courte vue −, le meilleur des militants anarchistes ne le sera pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il restera loin de ce rêve, loin de cette aspiration…
On demandait à Juan García Oliver comment il avait pu concilier ses idées anarchistes avec son poste de ministre de la Justice pendant la révolution espagnole ; il répondit que quand on est ministre on cesse d’être anarchiste.

De la même façon, est-on encore anarchiste quand on est au commandement d’une troupe militarisée comme la prestigieuse colonne Durruti, ou, par exemple, à la tête de la Makhnovtchina ?
Nous ajouterons une réflexion d’Emma Goldman : « De par sa nature très violente, la révolution nie tout ce que l’anarchisme porte » ; pensée qui ouvre la porte à d’autres interrogations et, sans aucun doute, à d’infinies discussions.
Ainsi peuvent se poser à nous de multiples questions sur notre cohérence, sans pour autant que nous puissions nous abstenir de réfléchir à la nature de cette société qui change à une vitesse extraordinaire, confrontée qu’elle est aux chambardements climatiques et environnementaux, capitalistes et technologiques. Et nous nous devons de considérer d’un même élan les confrontations nécessaires et inévitables avec les pouvoirs et, pour finir, prendre en compte la nécessité absolue d’attirer vers nous la sympathie − et pourquoi pas la compréhension solidaire − de la majorité des êtres humains qui composent notre société. Nous ne pouvons, comme le font dirigeants politiques et économiques, qui ont barre sur nous, mépriser le peuple qui nous entoure.
Mais nous nous accorderons pour dire que rien n’est simple et qu’ambitionner d’être anarchiste dans la société actuelle est sans aucun doute une impossibilité ; nous ne pouvons envisager que de tendre vers…

Aujourd’hui
Pourtant, l’actualité qui nous assaille presse les anarchistes de répondre à des défis toujours autres et à des événements particulièrement dramatiques et cruels qui se déroulent quasiment à nos portes.
Nous voulons parler de la résistance kurde qui subit l’assaut de l’État islamique (Daesh) et de la position des anarchistes qui réclament « des armes pour la résistance kurde ». Nous voulons parler également de ce qui s’est passé à Sivens et de la mort de Rémi Fraisse.
L
es événements récents relancent la question récurrente de l’utilisation de la violence ou d’une quelconque intervention armée ; cette question, posée sous une forme ou sous une autre, revient donc accaparer régulièrement les débats dans les milieux libertaires ; et c’est toujours sous le coup de l’urgence que l’on nous met en demeure de prendre les armes ou de nous démettre en nous pétrifiant dans un rôle de quasi-contre-révolutionnaire.
C
e qui nous amène tout de même à nous poser quelques questions : « À qui allons-nous réclamer des armes ? Quels types d’armes allons-nous demander ? Comment allons-nous les payer ? »
Faut-il donc, pour réagir à cette réalité brûlante, que nous allions demander des armes aux « marchands de canons » que nous honnissons ? Allons-nous leur acheter les mêmes armes que celles utilisées par l’État islamique ou d’autres encore qui seraient « plus efficaces » ? On sait par ailleurs que Daesh s’est déjà servi sur place après le démantèlement de l’Irak. De quelles nationalités étaient ces armes ? Qui les a fabriquées ? Pour trouver des financements, faut-il nous acoquiner avec des narcotrafiquants comme certaines guérillas ? Allons-nous vouloir des tanks, des bombes, des missiles ? Ou bien s’agit-il de gesticulations médiatiques aussi exubérantes que désespérées ? Ou quoi ?
Cette actualité chaude fait resurgir un autre slogan toujours présent à notre mémoire : « Des armes pour l’Espagne ! » ; armes que ne fournirent pas les démocraties d’alors en s’appuyant sur une politique de non-intervention ; et que la Russie du moment fit payer rubis sur l’ongle en choisissant ses destinataires. À l’époque, nous demandions des armes à nos ennemis, c’était clair.
Et on peut s’étonner, également, que David Graeber compare la situation actuelle à celle de l’Espagne de 1936. Que nous sachions, les avions français n’ont jamais pilonné des colonnes fascistes comme le font les Américains et la coalition occidentale actuelle qui sont, eux, entrés en action contre l’État islamique. Il y a là une fausse ressemblance ; c’est un contresens de comparer cette situation avec la non-intervention qu’a connue l’Espagne de 1936.
David  Graeber, que l’on connaît mieux depuis Occupy Wall Street, relayé par diverses publications libertaires, dont notre journal, dit également son indignation devant le silence général des médias qui ne donnent aucun écho à l’expérience de démocratie directe et sociale qui se déroule actuellement dans la région autonome du Rojava, au Kurdistan occidental ; et, bien sûr, nous ne pouvons qu’approuver son indignation.
Cependant, en ne suivant pas les injonctions de militarisation, serions-nous en porte-à-faux ? Aurions-nous tort ?
Dans l’urgence, il n’en reste pas moins qu’il nous faut trouver des moyens de lutter ; et, aujourd’hui, il s’agit de cet État islamique surarmé − en particulier de tanks américains et de quelques avions russes − par les soins de ceux qui maintenant veulent le détruire.
Le couteau sur la gorge, il est difficile de prendre du recul et de réfléchir. L’émotion causée par ces événements comme par leur traitement médiatique nous accule à une obligation de réponse immédiate.
En bonne logique, riches de l’enseignement du passé et en prévision de toutes les causes futures à défendre, n’aurait-il pas fallu que nous nous lancions nous-mêmes dans la fabrication de ces matériels de combat ? Et, en tant qu’ouvriers, n’aurait-il pas fallu participer à cette fabrication dans les usines d’armement en attendant de les autogérer ? Mais c’est là un domaine étatique fondamentalement réservé, non ?
Un compagnon pose d’ailleurs une autre question :
« Mais je pense que changer à ce point d’orientation politique, sur des sujets liés aux guerres, mérite une discussion entre nous. Car, si nous soutenons les frappes aujourd’hui contre l’État islamique, c’est que nous soutenons les États du monde engagés dans ce conflit. Et, par extension, que nous soutenons les États du monde dans leurs interventions contre les fous d’Allah partout ailleurs. Car, derrière un soutien revendiqué à des factions kurdes, ce sont bien les modalités d’intervention occidentale que l’on valide ainsi. »
Tandis que Kamel Daoud, du Quotidien d’Oran (1er octobre 2014), écrit :
« Du coup “bombarder n’est pas solutionner”. C’est juste surseoir. L’État islamique reviendra car la matrice est là, riche, protégée, immunisée, exempte de comptes et de pressions : le wahhabisme et son pays natal l’Arabie saoudite, ses idées, ses cheikhs, ses théologiens, ses rentes de pèlerins et ses puits. On tuera l’ÉI, mais il renaîtra dès qu’il touchera terre, en cycles fermés. L’ÉI est juste une Arabie saoudite ambulante qui n’a pas de pétrole et qui n’est pas protégée par ses clients. »
Dans un registre très différent de réponse à la violence venue d’en face, récemment, au Testet, certains ont parlé de « meurtre d’État ». C’était peut-être aller un peu vite en besogne dans la mesure où nous avons affaire ici à un État qui semble versatile et mou. Il s’agit plutôt d’un État à la dérive qui apprécie mal les oppositions et ne les maîtrise pas, qui tangue d’un côté ou de l’autre vers ceux qui se montrent les plus déterminés, un État cependant qui n’a pas de pulsions totalitaires, qui a quand même la capacité de faire la guerre à l’étranger et qui s’y emploie.
Nous remarquons par ailleurs que l’inflation du vocabulaire empêche de réfléchir et incite à toutes les radicalisations de la violence. Dans le cas de Rémi Fraisse, est-ce réactionnaire de penser, vu ce que l’on peut savoir maintenant de sa personnalité quand il était vivant, que l’on se sert de sa dépouille ? On utilise sa mort ; et, là, tous les tenants avides d’autonomie et de coups de main demeurent silencieux ; et les autres se taisent par crainte d’apparaître immobilistes ou mollassons, sans la moindre volonté énergique de vouloir changer le monde.
Voici en raccourci le témoignage d’un participant présent au Testet :
« Jusqu’au drame [la mort de Rémi], il y avait relativement peu de monde en permanence sur la zone, entre 30 et 150 personnes peut-être. Mais, le jour du drame, il y a eu plusieurs milliers de personnes dont certaines qui n’y avaient jamais mis les pieds et ne connaissaient rien du fonctionnement du collectif. Le collectif fonctionnait en différents groupes avec des modes d’action divers.
« Ce qui s’est passé récemment au Testet est particulièrement éclairant. La lutte était majoritairement non-violente. À la Ferme des druides, il y avait des gens “pacifistes pur jus”. Ces gens-là se sont fait saccager leur habitation et leurs effets personnels et ont été aussi très malmenés par la police. Bon. Ils sont restés dans leur comportement non-violent.
« À un certain moment, un certain nombre de gars sont arrivés sur la ZAD et qui semblaient vouloir déborder la cohérence du collectif. En effet, il y a eu des gens qui ne respectaient plus les décisions collectives ; ils disaient vouloir monter un black bloc sur la zone. Certains se proclamaient plus anarchistes que les anarchistes.
« Lorsque des actions “coups de poing” se faisaient, le collectif était au courant, c’était discuté en assemblée générale. Libres à celles et ceux qui le voulaient d’y participer ou non.
« Il y a eu aussi des gens qui tenaient des barricades ou des barrages sur les routes et qui se comportaient un peu de manière policière en mettant “leurs torches électriques dans la gueule des gens”. Il y a eu aussi, selon plusieurs sources, des tentatives d’infiltration de l’extrême droite.
« Comme, le jour du drame, il y avait plusieurs milliers de personnes, ce relatif effet de masse a compliqué grandement le caractère direct de la prise de décision qui était le fonctionnement habituel. D’où une grande difficulté à gérer la situation étant donné le risque de provocations policières grandissant. Car la pression des flics était vraiment très importante : la discussion sur la façon d’y répondre n’a pas pu se faire comme elle se faisait habituellement.
« Le piège tendu par le pouvoir consiste à vouloir séparer les bons opposants pacifiques des vilains casseurs. La réponse qui consiste à refuser cette séparation est convenable mais ne fait-elle pas l’impasse sur un débat majeur concernant la façon de répondre à la violence de l’État ? »
Ce qui est sûr, c’est que cet État est actuellement confronté à des luttes horizontales, sans chefs (les leaders politiques qui pointent leur nez sont rejetés spontanément) ; des luttes de gens relativement jeunes qui, à partir d’un combat géographiquement délimité, l’élargissent à une contestation globale de notre société. Pour l’État, il  y a donc un enjeu : terrasser rapidement cette résistance par une violence maximale, sans que les responsabilités soient cependant clairement assumées.
Allons-nous pour autant rester prisonniers d’un discours vindicatif ? Nous remarquerons que la violence policière a fait basculer du côté de la résistance et a fait se radicaliser des gens pour le moins observateurs, qui étaient seulement attentifs ; autrement dit une partie de l’opinion publique s’est infléchie de notre côté, et il aura fallu un mort pour cela ; mais, cette opinion, elle peut tout aussi bien changer de camp. Alors faut-il absolument que nous restions éternellement minoritaires en nous la mettant à dos par des actes qu’elle réprouve ? À tort ou à raison.

Une culture
Comme nous l’écrivons plus haut, la question de la violence armée, ou pas, n’est pas nouvelle à l’intérieur de notre mouvement et, entre autres critiques, nous tirons de l’enseignement de l’Histoire que tous les mouvements révolutionnaires qui prirent le pouvoir par les armes ne le rendirent jamais au peuple. Le pouvoir, on le sait, est au bout du fusil ; une fois atteint, on le garde sans partage. Tomás Ibáñez écrivait quelque part qu’on ne prend pas le pouvoir, que c’est lui qui nous prend. Certes, il ne s’agit pas toujours de le prendre, ce pouvoir, il ne s’agit souvent que d’une autodéfense. Le Chiapas en est un exemple.
Par ailleurs, si nous prônons une ouverture vers l’action non-violente, nous sommes bien conscients qu’elle n’est pas la panacée, la méthode magique ; et nous faisons remarquer qu’entre violence et non-violence existe un continuum qui ne les sépare jamais complètement.
Tant au Testet qu’à Notre-Dame-des-Landes, qu’à Gorleben, des ententes, des collaborations, ont pu naître entre « violents » et « non-violents ».
On admettra, quoi qu’il en soit, que toute notre éducation, tant scolaire que militante, s’est construite pour nous conditionner à des comportements de violence ; cela tient d’une culture particulière de l’Histoire et, pour certains, à une mythification de la violence révolutionnaire et à une exagération de l’imaginaire barricadier.
Après le sommet anti-Otan de 2009, des participants avaient déjà posé le problème de l’utilisation de la violence dans les manifestations. Pour mémoire, rappelons que, lors de la manifestation finale, une colonne de black blocs s’était violemment opposée aux forces de police qui ne demandaient que cela. L’incendie et la destruction d’un bâtiment dans une zone frontalière désolée en avaient été le résultat le plus concret. Six ans après, tant les institutionnels politiques que les promoteurs immobiliers se sont réjouis de ces événements compte tenu des investissements en travaux publics rentables qui ont pris la place des débris laissés sur place.
À cette époque, ces compagnons avaient avancé quelques réflexions :
« La violence n’est pas neutre, c’est en soi une conception du monde, ce n’est pas quelque chose que l’on peut avoir à côté de soi sans se poser de question sur ses effets. »
« L’usage de la violence est un discours sur les relations entre les gens. On peut tenter de faire la différence entre la violence de masse, celle qui s’exprime au cours d’un mouvement social, celle qui apparaît légitime au yeux de la population, et l’autre, la violence de groupes que l’on va qualifier d’“affinitaires” comme si le fait qu’ils soient en confiance les uns par rapport aux autres changeait la nature de la violence qu’ils exercent. »
« L’usage de la violence implique une stratégie de la violence, c’est-à-dire d’une façon ou d’une autre de sa montée en intensité. Le refus de la montée en puissance considère la violence en manifestation comme un mode d’expression comme un autre qui, ne nécessitant pas de stratégie particulière, devient une fin en soi. »
Avec tout cela, nous pensons que notre univers mental est chargé à l’excès des images de la Commune de Paris, de la période des attentats à la dynamite, des bombes, des meurtres divers, de l’épopée makhnoviste, de la révolution espagnole et de sa guerre, fermant notre esprit à toute ouverture autre ; pas de place laissée à de nouvelles pratiques de lutte. De même que nous sommes conditionnés à obéir, notre cerveau est conditionné à choisir la violence.
Souvent, devant les injustices vécues comme insupportables, il y aurait surtout un réflexe émotionnel et un besoin d’« agir contre », tout de suite, et avec obligation de résultats ici et maintenant… Il y aurait une sorte de code d’honneur de la révolte.
Par ailleurs, il serait erroné de mettre sur le même plan, d’unifier dans la violence, tous ces événements historiques, actions individuelles violentes, attentats ciblés qui peuvent être des choix stratégiques, et mouvements collectifs, réactifs, non prémédités, comme la Commune de Paris ou la réaction des républicains espagnols au coup d’État franquiste.
La violence en soi n’existe pas ; il y a des formes variées de violence.
Cependant, en plus, certains se demandent si l’intervention armée ne serait pas le dernier refuge du machisme. Que des femmes kurdes manient la mitrailleuse ou la kalachnikov peut-il vraiment signifier une grande émancipation pour elles ?
Aussi pensons-nous que face à la barbarie armée des fous de Dieu ne se dressera qu’une « barbarie civilisée ».
Oui, notre imaginaire se montre bien ankylosé.

Pression économique
Alors que se déroulent des abominations sur le front kurde, un communiqué nous informe que, le 11 octobre, Vladimir Poutine aurait ordonné le retrait de ses troupes stationnées à la frontière avec l’Ukraine. Les sanctions économiques européennes et américaines qui ont conduit à une récession de l’économie russe pourraient ne pas être étrangères à cette décision. Depuis, la situation a évolué sans cesse…
N’y a-t-il pas là une coercition économique qui pourrait être appliquée à l’État islamique et, surtout, aux pays qui le soutiennent, introduisant ainsi d’autres moyens d’action que l’envoi d’armes à ceux qui résistent ?
Mais, par exemple, est-il en « notre » pouvoir d’obliger l’État turc à agir sans tarder pour qu’il cesse son soutien à l’État islamique ? Une Turquie qui profite du pétrole acheminé par Daesh, en contrebande, et qui trouve là un bon moyen de combattre les Kurdes « indépendantistes ». Comment des libertaires pourraient-ils, d’ailleurs, sérieusement demander à ces mêmes États d’agir d’une autre façon que pour leurs intérêts, surtout à l’ère de la globalisation de ces mêmes intérêts ?
Sans doute, ce sont là des mesures bien peu héroïques, bien peu exaltantes et peu aptes à enthousiasmer une jeunesse qui veut en découdre et qui a le goût du baston.
L’armée américaine a annoncé, dimanche 19 octobre, avoir largué pour la première fois des armes aux combattants kurdes qui défendent Kobané. Armes, munitions et matériel médical étaient fournis par les autorités kurdes d’Irak. La Turquie a annoncé, lundi 20 octobre, avoir pris des mesures pour aider les combattants kurdes d’Irak à rejoindre, en traversant son territoire, la ville syrienne kurde de Kobané assiégée par les djihadistes. Là, également, la situation évolue de jour en jour, et nous courons derrière l’actualité…
Or il s’agit ici d’action et de solutions conduites par des États, dont les motivations ne sont sûrement pas les nôtres, sont contraires aux nôtres, même.
Par ailleurs, on nous dit que des anarchistes de Turquie ont déjà rejoint ceux qui combattent l’État islamique.
La sauvegarde des habitants de Kobané se devait d’être impérative ; et nous croyons savoir que la plupart avaient déjà quitté la ville. Ceux qui restent devraient pouvoir bénéficier d’une aide prioritaire.
Nous rappellerons, fait largement ignoré, que l’évacuation de 95 % des Juifs du Danemark vers la Suède, en plein génocide nazi, avec la coopération d’une importante partie de la population, est aujourd’hui considérée comme une illustration majeure des capacités de résistance non-violente face à une violence extrême ; et cette option ne nécessite aucun déploiement de moyens militaires.
Cela dit, devant des situations dramatiques et urgentes, chacun ira de sa solution la moins mauvaise.
Pour certains, ce sera le décrochage, la retraite en bon ordre, préférable à un massacre généralisé ; ou ce sera la fuite. L’essentiel étant de rester en vie pour préparer les forces de l’avenir. Si la fuite ne permet pas de résoudre un conflit quelconque, elle permet de préserver sa sécurité, de surseoir en attendant de pouvoir agir par d’autres moyens.

Cohérence
Nous savons que certains humains sont plus facilement disposés que d’autres à la violence, par complexion, par inclination, et que la réflexion aura de la peine à les atteindre. Cependant, soucieux de cohérence et circonspects devant tout réflexe par trop rapide d’appel aux armes, il ne nous paraît pas inutile d’aller voir dans certaines marges du mouvement ce que nos anciens ont essayé de mettre en œuvre. Il s’agit de ce que nous qualifions sommairement d’anarchisme non-violent.
Anarchisme non-violent ? Un oxymore ? Comme une « chaleur froide » ou une « pluie sèche » ? Il y a environ une cinquantaine d’années, d’ailleurs, le mot et le concept d’action non-violente n’apparaissaient pas dans la littérature libertaire ; la violence (et la non-violence) était un faux problème, et ces positions étaient à ranger dans la catégorie du « pacifisme bêlant », sans plus. En tout cas, ici, il ne s’agit pas de « pacifisme », étant entendu que le pacifisme s’inscrit seulement dans un rapport à la guerre (nous sommes pourtant là face à une guerre) ; il ne s’agit pas non plus d’actions exclusivement « sans violence ».
De quoi est-il question alors ? D’une gestation libertaire lente et qui part de très loin. Nous avions prévu dans ce cadre de dessiner une sorte de panorama de nos prédécesseurs proches de cette idée ; l’espace nous étant relativement limité, nous avons pensé qu’il serait très facile pour les plus curieux d’aller eux-mêmes à la recherche de ce genre de lectures.
Nous nous contenterons donc de citer Fritz Oerter (1869-1935), militant syndicaliste libertaire allemand qui, en 1920, publie Gewalt oder Gewaltlosigkeit ? (Violence ou non-violence ? en cours d’impression pour la France). Sa réflexion débouche sur des propositions pratiques en ce qui concerne la lutte ouvrière. Il nomme : la « grève solidaire », la « grève générale », le « boycottage », le « sabotage » et « tant d’autres moyens d’action directe ». Oerter avait été influencé à n’en pas douter par Gustav Landauer qui traduisit le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie.
Partant de ce dernier, nous pourrions faire défiler quelques-uns de ceux qui ne firent qu’ébaucher une idée qui prendra lentement forme avec le temps. Nous voulons nommer William Godwin, Pierre Joseph Proudhon, Anselme Bellegarrigue, Henry David Thoreau, Han Ryner, Voltairine de Cleyre, E. Armand, Pierre Ramus, Barthélemy de Ligt, Clara Meijer-Wichmann, Gaston Leval, Hem Day et quelques autres ; et nous pourrions donner des morceaux choisis de leurs écrits, mais il faut faire court. Cependant, nous citerons Graswurzelrevolution, mensuel en langue allemande initiateur actuellement de l’anarchisme non-violent outre-Rhin.
Aussi, sans avoir la prétention − évidemment − de détenir la meilleure méthode d’action et les clés de notre avenir, il nous paraît qu’un effort du mouvement libertaire en son entier serait le bienvenu pour sortir des rails d’une pensée trop souvent répétitive et fermée.
Mais comment favoriser concrètement l’émergence de cette pensée dans sa traduction en actes quand l’histoire nous convoque avec urgence ?
Tout comme la riposte révolutionnaire en Espagne avec ses réalisations socialistes libertaires (collectivités, etc.) ne fut possible qu’après des années et des années d’éducation, de luttes, de révoltes et de résistances à l’oppression sur le terrain concret du social (et non du politique), le type de riposte non-violente ne saurait surgir spontanément. Il y faut sans nul doute tout un terreau et des semailles qui ne s’improvisent pas. C’est peut-être ce que, les uns et les autres, nous avons pensé détecter dans les luttes novatrices, récentes des indignados en Espagne, des ZAD de Nantes ou de Sivens, d’Occupy Wall Street aux États-Unis, etc.

André Bernard & Pierre Sommermeyer

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