Violence, prison, sexualité

Texte lu dans l’émission Achaïra
sur la Clé des ond
es à Bordeaux
le 6 septembre 2021 et publié dans Casse-rôles
de février-avril 2022

La longue douleur d’Alexandre Berkman

« Aller vers le Peuple, s’y fondre, partager ses joies et ses peines, et ainsi parvenir à l’éduquer », telle était l’idée première portée par le jeune anarchiste russe Alexandre Berkman arrivé aux États-Unis à l’âge de 17 ans, mais encore fortement exalté par les nihilistes de son pays.
Après le massacre par la police privée de l’agence Pinkerton d’une douzaine d’ouvriers de l’aciérie de Homestead dirigée par Henry Clay Frick, c’est à 22 ans que Berkman décide de passer à l’action. Il va tenter de tuer l’exploiteur.
« La vie humaine est certes sacrée et inviolable, écrit-il. Cependant, l’assassinat d’un tyran, d’un ennemi du Peuple, ne doit en aucune façon être considérée comme un meurtre. »

Il ne réussira pas. Si Frick sera grièvement blessé, Berkman, lui, passera quatorze années en prison.
Les Mémoires (2020) qu’il écrira sur cette période suivent de peu Vivre ma vie (2018) d’Emma Goldman, sa compagne de lutte, et sont donc plus que bienvenus, d’autant que l’un et
l’autre sont maintenant édités dans leur version intégrale.
Lors de son incarcération, c’est devant un abîme d’incompréhension manifestée par ses codétenus que sera confronté Berkman. Dans un premier temps, il va considérer ses compagnons de cellule comme « les fruits pourris d’une société en décomposition ».
« Or la misère partagée a peu à peu tissé les fils de notre camaraderie. Sous l’effet de la compassion, l’homme derrière le délinquant s’est peu à peu révélé », remarque-t-il.
Sa conduite face aux matons, son comportement avec les détenus et
surtout son attitude « réglo » lui vaudront une reconnaissance générale ; aussi, lors de sa libération, nombreux furent les prisonniers qui demandèrent à pouvoir le saluer ; demande rejetée par la direction de la prison.
Refusant d’être défendu par un avocat, Berkman avait compté s’expliquer seul devant le tribunal et par là s’adresser « au Peuple », mais il fut condamné sans que « sa » défense ne soit entendue, soit un autre échec après celui d’avoir raté son agression contre Frick.
Se retrouvant en cellule avec une condamnation effective de vingt-deux années de détention devant lui, la tentation du suicide était plus que présente. Pourtant, l’espoir d’une évasion changera la donne.
C’est alors qu’il travaille dans un atelier qu’un détenu lui fait une demande homosexuelle ; c’est pour lui une perversion…
Après la mort et le remplacement d’un sous-directeur particulièrement malveillant, Berkman est « désigné » au poste de cantinier, ce qui lui permet de circuler plus librement et d’observer le fonctionnement de l’administration pénitentiaire et le comportement des matons.
« Les gardiens sont d’un niveau très médiocre. L’intelligence moyenne est, chez eux, bien inférieure à celle des détenus. […] Ils exigent d’eux une obéissance exacte, inconditionnelle et une soumission absolue à leurs caprices despotiques, et ils nourrissent une animosité personnelle à l’égard des moins dociles. »
« L’inhumanité est la marque déterminante de la bêtise au pouvoir », écrit-il par ailleurs.
Lorsqu’on l’enferme pour la nuit dans sa cellule après sa journée de travail et après avoir été le témoin des souffrances et des tortures endurées par les prisonniers, Berkman est soulagé de retrouver la solitude : le peuple de la prison n’est pas le Peuple mythique pour qui il était prêt à donner sa vie ; cependant, le temps passant, des relations de confiance s’établissent, plus même, une relation amoureuse avec un jeune détenu est racontée simplement ; il a changé…
Est rapportée alors, longuement, en toute franchise, les propos qu’il échange sur l’homosexualité en prison avec un médecin également incarcéré et qui, lui aussi, a été attiré par des détenus plus jeunes, les « gosses ».
Avec le temps qui passe, les réflexions de Berkman sur l’action sociale vont se consolider et s’enrichir et, sans se renier, il va, au sujet de deux attentats, celui de Gaetano Bresci en 1900 et celui de Léon Czolgosz en 1901, préciser sa manière de voir quant à « l’Attentat » en général.
« Le véritable despotisme des institutions républicaines se situe à un niveau beaucoup plus profond, plus insidieux, parce qu’il repose sur l’illusion populaire de l’autonomie et de l’indépendance. Telle est la source subtile de la tyrannie démocratique et, en tant que telle, on ne peut l’atteindre avec une balle. »
La longue peine de prison ne verra pas la fin des souffrances de Berkman, car, en sortant, il aura du mal à s’adapter aux changements de la vie « du dehors » ; après tant d’années, il ne retrouvera pas chez ses camarades l’état d’esprit exalté de sa jeunesse.

« Mais la maturité a éclairci la voie, et la tâche prodigieuse de la régénération humaine ne sera accomplie que par la vision purifiée des cœurs qui ne refroidissent pas. »
Si le Peuple du début est maintenant devenu tout simplement le « peuple » sans majuscule, l’ardeur sociale de Berkman reste inchangée.
« Le premier élan d’enthousiasme exalté est peut-être passé, mais il est remplacé par une conviction plus profonde et durable qui imprègne tout l’être. […] C’est peut-être le secret de ma survie. »

Alexandre Berkman, Mémoires de prison d’un anarchiste,
L’Échappée, 2020, 448 p.

mai 2021

 

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