Graines anarchistes de non-violence

          Collage de Claude Kottelanne

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Graines de non-violence
chez les précurseurs de l’anarchisme :
Godwin, Bellegarrigue
et Proudhon
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Article cueilli sur « Non-violence, Écologie et Résistances », site d’Alain Refalo

La critique et la contestation de l’État sont constitutifs de la matrice de l’anarchisme qui dénonce l’ordre social fondé sur les institutions de la violence tout en plaidant pour une société basée sur la liberté et l’autonomie des citoyens. Tout au long de son histoire, le mouvement anarchiste a été traversé par de multiples débats sur la fin et les moyens. Par quels moyens faut-il lutter pour faire advenir une société sans État ? Peut-on, et dans quels cas, utiliser la violence qui est le moyen légitime de l’État ? Ne risque-t-on pas de trahir l’idéal anarchiste en ayant recours à la violence ? La non-violence n’est-elle pas finalement le moyen le plus adéquat pour défendre les valeurs de liberté et de justice que défendent les anarchistes ?

L’anarchisme, en tant que théorie politique, n’est pas uniforme sur ces questions. Si l’on balaie l’histoire de ce mouvement, on se rend compte que très peu de ses théoriciens ont légitimé le recours à la violence. Quand ils le font, ils évoquent des circonstances particulières, comme l’auto-défense ou la défense violente en toute extrémité. La plupart sont conscients de la contradiction qui existe entre l’idéal anarchiste et l’utilisation de la violence, moyen autoritaire, moyen de domination et moyen de coercition. Beaucoup plaident pour utiliser des moyens pacifiques, parfois appelés non-violents, la violence n’étant qu’un moment de dernier recours, où un moment ultime dans le processus révolutionnaire.
Le contraste entre la théorie anarchiste qui tend bien souvent, tant sur le plan éthique que politique, vers la non-violence et sa représentation courante dans l’opinion publique (désordres, violences, terrorisme) constitue une difficulté pour comprendre le lien intrinsèque qui lie l’anarchisme à la non-violence et probablement la non-violence à un certain anarchisme. Ce qui faisait dire à un militant et éditeur anarchiste belge du nom de Hem Day :
« On ne le dira jamais assez, l’anarchisme, c’est l’ordre sans le gouvernement ; c’est la paix sans la violence. C’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche, soit par ignorance, soit par mauvaise foi. » 1
Certes, on ne peut bien sûr passer sous silence les périodes de l’histoire où effectivement des anarchistes ont recouru à l’attentat, à « la propagande par le fait », à l’assassinat au nom de leurs convictions et objectifs politiques. Ces événements, minoritaires dans l’histoire du mouvement anarchiste, l’ont durablement marqué et ont très probablement contribué à le discréditer durablement dans l’opinion.
Pourtant, indéniablement, des graines de non-violence ont été semées tout au long de l’histoire de l’anarchisme, à commencer par ses précurseurs, William Godwin, Anselme Bellegarrigue et Joseph Proudhon.
Aux sources des théories de l’anarchisme, les historiens de ce mouvement mettent généralement en exergue un penseur anglais du nom de William Godwin (1756-1836). Fils de pasteur, lui-même un temps pasteur (jusqu’en 1787), avant de devenir écrivain, son univers philosophique est peuplé d’écrivains et de philosophes humanistes, au premier rang desquels Voltaire, Diderot et Helvetius. C’est pendant la Révolution française, en 1793, qu’il publie son œuvre principale : Recherches sur la justice en politique et sur son influence sur la vertu et le bonheur de tous. Tous les commentateurs de cet ouvrage s’accordent pour souligner son radicalisme, nouveau pour l’époque. C’est une critique en règle de l’État, de la religion organisée, de la propriété parasitaire, de la loi, du mariage, du système d’éducation. Godwin met en avant le rôle essentiel de l’éducation et de la raison pour que l’opinion, par l’exemple et la persuasion, se convainque de la nocivité des institutions coercitives et leur préfère des relations plus saines basées sur la justice. Son ouvrage connut un succès immédiat et eut ensuite une profonde influence sur le mouvement ouvrier au XIXe siècle en Angleterre. Lorsqu’il meurt en 1836, il est un écrivain inconnu, mais son œuvre, selon son ami Hazlitt, était devenue « un classique dans l’histoire de l’intelligence ». 2
Godwin a confiance dans le pouvoir de la raison. À ce titre, il condamne la violence dans la révolution qui détourne les citoyens des véritables enjeux qui sont l’apprentissage des responsabilités et de l’initiative.
« Loin de nous l’irritation, la haine, la passion, plaide t-il, il nous faut la réflexion calme, le jugement sobre, la discussion loyale. »
Il a confiance dans le pouvoir de la raison qui « avance à pas lents et sûrs » et à laquelle « rien ne peut lui résister ». La volonté des femmes et des hommes éclairés par la raison et l’éducation ne peut être domptée par le pouvoir, malgré toute la force dont ce dernier dispose.
« Aucun gouvernement, affirme t-il, ne peut subsister dans une nation, si les individus tout en s’abstenant d’une résistance tumultueuse, censurent au fond de leur cœur, et méprisent l’institution gouvernementale. » 3
L’exemple de la Révolution française montre, selon lui, la faillite des méthodes de la violence qui accouchent en l’occurrence de formes nouvelles de domination de l’homme par l’homme, tout particulièrement avec la Terreur. La violence ne peut que retarder les effets bénéfiques de l’élan révolutionnaire, même si Godwin concède qu’elle est inévitable. C’est pour cela qu’il insiste pour que les esprits soient préparés à la transformation sociale et politique par l’éducation. En attendant, il se montre compréhensif face à l’ardeur révolutionnaire des peuples qui peut basculer dans l’excès.
« Les hommes qui s’irritent contre la corruption et s’impatientent de l’injustice, et qui, par cet état d’esprit, favorisent les fauteurs de révolution, ont toutefois pour leurs erreurs une noble excuse : c’est l’excès d’un sentiment vertueux. »
Sans doute, Godwin avait une confiance excessive dans le pouvoir de la persuasion active et de l’exemple contagieux qu’il propose comme moyens exclusifs de résistance à la tyrannie. Mais il a ouvert une brèche, à une époque où la Révolution française exerçait fascination ou répulsion. Le peuple peut se libérer des chaînes qui l’oppriment, non par la violence, mais par l’éducation et l’affirmation d’une volonté indomptable. Godwin a sans doute subi l’influence de La Boétie qui, dès le XVIe siècle, suggérait que la libération viendrait non pas de la mort du tyran, mais du refus d’obéissance de la majorité silencieuse.
« Il est assez connu maintenant, écrit Godwin, que l’empire du gouvernement est fondé sur l’opinion ; pour qu’il subsiste, il ne suffit pas que nous nous abstenions, pour notre part, de le renverser par la violence ; il faut encore que l’opinion nous détermine à lui fournir un appui permanent. »
Selon Hem Day, « Godwin pose ainsi les prémisses d’une technique de la non-violence appliquée à la libération des sociétés ». Certainement, par ses propos novateurs, il a non seulement été un précurseur de l’anarchisme, mais aussi de la non-violence politique. Dans son Histoire socialiste de la Révolution française, Jean Jaurès rendra hommage au réformisme pacifique de Godwin :
« En France, la Révolution est un combattant qui tranche les difficultés avec le glaive ; pour Godwin, le progrès est un éducateur qui dénoue peu à peu les liens des esprits et prépare ainsi doucement l’évolution des institutions elles-mêmes. » 4
Anselme Bellegarrigue (1813-1870 ?) est considéré comme l’un des précurseurs de l’anarchisme. Méconnu, parfois ignoré par les historiens, il est cependant l’initiateur, en 1850, du premier journal anarchiste, L’Anarchie, journal de l’ordre. C’est dans le premier numéro qu’il publie son Manifeste de l’anarchie, où il affirme sa conviction profonde que « l’anarchie n’est rien de moins que l’expression vraie de l’ordre social ». 5
Tout gouvernement porte en lui la guerre civile, tant il suscite des antagonismes, des divisions, des prétendants. Il est donc source de désordres. C’est pourquoi il peut affirmer que « si supprimer le gouvernement c’est, d’un côté, établir l’ordre, c’est, d’un autre côté, fonder l’anarchie ». Il en conclut que « l’anarchie, c’est l’ordre ». Après les événements de 1848 auxquels il participe à Paris, il comprend mieux le rôle néfaste des partis politiques qui contribuent à la déviation autoritaire et centralisatrice de la révolution. De son point de vue, celle de 1848 ne peut être nommée comme telle, car « la Révolution doit être la ruine non pas d’un gouvernement, mais du gouvernement, et que la révolution de 1848 n’a été que la consolidation de ce qu’il s’agissait de détruire ». 6
Bellegarrigue est un adversaire résolu des révolutions armées qu’il accuse d’avoir toujours été « des jongleries sanglantes qui, sous le titre pompeux de révolutions, dissimulent l’impertinence de quelques valets pressés de devenir des maîtres ». 7
Une révolution armée ne transforme pas les institutions qui continueront à se maintenir par la violence, elle ne fait que substituer des personnes. L’action insurrectionnelle armée n’a donc rien de révolutionnaire car elle repose sur le même schéma gouvernemental ; elle ne peut que reproduire ce qu’elle condamne, à savoir le gouvernement par la violence. Face à la tyrannie, Bellegarrigue reprend l’idée de La Boétie sur la servitude volontaire. C’est bien le peuple qui est responsable de sa propre oppression par le consentement qu’il donne au tyran.
« Vous avez cru jusqu’à ce jour qu’il y avait des tyrans ?, s’interroget-il dans le Manifeste de l’anarchie. Eh bien ! Vous vous êtes trompés, il n’y a que des esclaves : là où nul n’obéit, personne ne commande. » 8
Précurseur de l’anarchie, Anselme Bellegarrigue est certainement aussi un précurseur de la désobéissance civile. La même année, où Henry David Thoreau, aux États-Unis, suggère la désobéissance aux lois injustes, Bellegarrigue, en France, en est le pionnier.
« Quand le peuple aura bien compris la position qui lui est réservée dans ces saturnales qu’il paie, quand il se sera rendu compte du rôle ignoble et stupide qu’on lui fait jouer, il saura que la révolution armée est une hérésie au point de vue des principes ; il saura que la violence est l’antipode du droit ; et, une fois fixé sur la moralité et les tendances des partis violents, qu’ils soient d’ailleurs gouvernementaux ou révolutionnaires, il fera sa révolution à lui, par la force unique du droit : la force d’inertie, le refus de concours. Dans le refus de concours se trouve l’abrogation des lois sur l’assassinat légal et la proclamation de l’équité. » 9
Enfin, celui qui est considéré comme le père fondateur de l’anarchisme est le Français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865). Sa position sur la violence est proche de celle de Godwin, bien qu’il n’ait jamais fait référence à l’auteur de La Justice en politique.
« Se faire justice à soi-même et par l’effusion du sang, écrit-il dans De la Justice dans la Révolution et dans l’Église (1858) est une extrémité qui existe peut-être chez les Californiens, rassemblés d’hier pour la recherche de l’or, mais dont la fortune de la France nous préserve. » 10
Il ajoute : « Malgré les violences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais pour revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force, la raison nous servira mieux ; la patience, comme la Révolution, est invincible. » 11
La justice est son crédo. Comme le souligne Henri Arvon :« C’est la foi inébranlable en la justice qui l’empêche de prôner une révolution violente. » 12
Proudhon était partisan d’une « anarchie positive », fruit d’une évolution pacifique par le triomphe de la justice.
« Une révolution, affirme t-il, est une explosion de la force organique, une évolution de la société du dedans au dehors ; elle n’est légitime qu’autant qu’elle est spontanée, pacifique, traditionnelle. » 13

Ces trois précurseurs et fondateurs de l’anarchisme n’étaient clairement pas partisans de la violence et cherchaient les voies d’une révolution sans violence. Ils avaient déjà l’intuition que la société anarchiste à venir ne pourrait s’édifier sur des décombres et des cadavres. Ils avaient conscience que la question de la cohérence entre la fin et les moyens était centrale dans la démarche anarchiste et devait recevoir une réponse sans aucune ambiguïté. Sur ce sujet de « l’anarchisme non-violent », un important ouvrage vient d’être publié par l’Atelier de création libertaire que nous recommandons : Anarchisme non-violent et pacifisme libertaire : une approche théorique et historique, par Sebastian Kalicha, 276 p.

Alain Refalo

1. Hem Day, « Violence, non-violence, anarchie », journal L’Unique, 1951. Ce texte a également été publié dans le numéro 1 de la revue Anarchisme et non-violence, avril 1965.
2. Cité par George Woodcock, dans Les Cahiers Pensée et Action, « William Godwin, philosophe de la Justice et de la Liberté », septembre 1953, p. 7.
3. Cité par Hem Day, dans Les Cahiers Pensée et Action, op. cit., p. 70.
4. Jean Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française, tome V, p. 218.
5. Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie, Lux éditeur, 2010, p. 19.
6. Anselme Bellegarrique, L’Anarchie, journal de l’ordre, n° 2, mai 1850.
7. Anselme Bellegarrigue, Au fait, au fait !!! Interprétation de l’idée démocratique, Garnier frères, libraires éditeurs, 1848, p. 80-84.
8. Anselme Bellegarrigue, Manifeste de l’anarchie, op. cit., p. 31.
9. Ibid.
10. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, p. 466.
11. Ibid, p. 470-471.
12. Henri Arvon, L’Anarchisme, PUF, col. Que sais-je ?, 1951, p. 42.
13. Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février, Au bureau du journal La Voix du peuple, 1849, p. 20.

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