La Gryffe

Publié dans Casse-rôles, n° 13, août-octobre 2020
et dans Le Monde libertaire, n° 1820, septembre 2020.

La Gryffe, librairie libertaire lyonnaise, est née en 1978 ; librairie, mais aussi lieu de débats et centre de documentation. Daniel Colson relate son histoire en se servant d’un matériel réuni collectivement.
Tout de suite, l’endroit est dépeint pour son atmosphère de conflits, de différends et de différences, mais aussi comme un lieu d’amitié, de solidarité, de convivialité et même d’amours. On retrouve là ce qui se passe dans tous les milieux libertaires, groupes et collectifs, qui se sont mis en tête de faire vivre pratiquement leurs idées en se passant des institutions étatiques et, à la Gryffe, pour faire prévaloir un point de vue, n’ont jamais été invoqués « les statuts, les votes, les majorités, les minorités », bien qu’existent des « modalités d’adhésion ».

Si, en mai 2020, la Gryffe a pu se féliciter d’avoir duré quarante-deux années, « c’est en raison de sa petite taille », mais cela pose quand même question, car le temps qui passe fossilise idées et organisations ; ainsi, « seules les réalités mortes » auraient le pouvoir de durer ; on pourra voir dans cette méfiance du temps long comme une crainte. Or la Gryffe perdure « en tant que projet collectif ; toujours chargé de vie, de désirs et d’enjeux » avec la volonté de toujours gérer les conflits, en expérimentant les « conditions premières d’une société libérée du joug de l’autorité et de la domination ». Des conflits passés, il en est dénombré quatre principaux que Daniel Colson s’efforce de décrire, conflits qui n’empêchèrent pas, à l’étonnement de l’auteur, cette durée ; par la « force des choses », dit-il.
Dès l’abord, la Gryffe se place dans le cadre – « interface minimale avec l’État » – de la loi sur les associations de 1901 ; elle se dote d’un permanent mal et irrégulièrement payé par les cotisations du collectif d’animation qui fonctionne au consensus (« la Gryffe n’a jamais procédé à un seul vote statutaire et “démocratique” »), manière de faire facilitée par une « logique affinitaire » et par les us et coutumes pratiqués. La rotation des tâches (ménage, comptabilité, informatique et permanence) est plus que fortement recherchée, tâches qui peuvent se transformer en sources de pouvoir, particulièrement celle du permanent. Le refus des subventions municipales ou autres est net si on excepte l’« obtention d’emplois aidés ».
Il y a là, sans doute aucun, un projet collectif, mais sans oublier le rôle de certaines individualités :
– Un Pierre sur qui « on a toujours pu compter […] dans les rapports avec la “régie” de l’immeuble et dans le renouvellement des baux de location ».
– Un Jean-Pierre, permanent durant dix ans et qui devint « l’âme et le nerf de la librairie » : sans sa présence, « sans son souci d’acquérir une véritable compétence professionnelle dans le secteur du livre, sans sa contribution à la mise en place d’un fonctionnement collectif efficace, sans ses convictions anarchistes […], sans jamais jouer les chefs ni imposer son point de vue […], sans qui la Gryffe aurait disparu depuis longtemps ».
– Et d’autres encore éminemment discrets.

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La première crise importante de la Gryffe a lieu en 1989 après la démission de Jean-Pierre, le permanent, remplacé par Régis ; ce qui se fera sans réserves de qui que ce soit, mais, un peu plus tard, on apprendra que Régis est un militant d’un nouveau groupe lyonnais de la Fédération anarchiste. Ce qu’il faut ajouter, c’est que pour ce nouveau groupe « il s’agissait de constituer une organisation idéologique structurée, une machine de guerre partisane, dotée d’un programme et de principes préalables clairement définis, capable d’intervenir sur la scène politique locale et d’être à même pour cela de “représenter” le véritable anarchisme… ». Sous la critique, Régis démissionnera en septembre 1989. Son groupe finira par adhérer à la Coordination des groupes anarchistes.
La Gryffe maintiendra cependant son projet de diffuser tous les courants du « vaste mouvement à caractère libertaire, du féminisme le plus radical à l’universalisme marxisant en passant par l’antispécisme le plus affirmé ». Et Daniel Colson fera là une longue parenthèse pour éclairer les notions de « mouvement », de « mouvance » et de « milieu » et rappeler une idée proudhonienne qui lui est chère, dite ici brièvement, c’est « en se “séparant” que l’on crée les conditions de l’unité ».
Un des enjeux des divers collectifs lyonnais, alors détachés des différentes organisations, étaient « d’empêcher cette division et cette opposition entre pratiques et idées transformées en idéologies ».

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La deuxième crise importante de la Gryffe a lieu en 1998-1999.
Issu de Mai 68, le mouvement de libération des femmes s’était transformé en féminisme aux dynamismes divers, féminisme quelquefois radical comme en témoigne une revue « pour lesbiennes seulement » qui rejetait ainsi les autres femmes. Et Daniel Colson remarque que, de son côté, l’anarchisme traditionnel, spécifique, « était loin de comprendre la dimension libertaire du mouvement des femmes », notamment ses pratiques de non-mixité. À la Gryffe, par contre, de la même façon que pour les autres courants, « le mouvement des lesbiennes radicales et tous les textes, livres, revues, débats, badges, autocollants qui lui sont afférents trouv[ai]ent toute leur place […], sans réserve ni exclusive ».
Côtoyant l’anarchisme traditionnel, des thèmes particuliers (végétarisme, espéranto, pacifisme, amour libre, naturisme, etc.) avaient toujours été présents ; maintenant, féminisme, proféminisme, antispécisme prenaient place ; ces « idéomanies », marginales pour les unes, entendaient dans d’autres cas devenir cause principale.
C’est alors que Léo, un garçon porte-parole des féministes (oui, cela peut surprendre), propose un texte (« Libéralisme libertaire et anarchaféminisme… ») où le « pluralisme émancipateur » de la Gryffe se voit donc assimilé à un libéralisme. Le texte est refusé par le collectif de la Gryffe. L’appréciation accusatrice de Léo va cependant prendre corps quand, après l’organisation collective de trois journées de débats (8, 9 et 10 mai 1998), une trentaine de féministes, rejointes par d’autres femmes, feront un coup d’éclat en envahissant la salle avec des pancartes, des baillons sur la bouche et une banderole (« Est-ce une réunion non mixte ? »), sabotant ainsi la conclusion des débats par leur action directe et marquant le début d’un conflit au sein de La Gryffe elle-même ; les féministes de la librairie se devant de choisir « entre deux fidélités devenues exclusives » et parce qu’elles ont « rompu le pacte de confiance qui les liait au collectif ».
En septembre, Corinne, une des protagonistes de l’action de mai, demande son adhésion à la Gryffe. Provocation ? Contre toute attente, le collectif accepte sa candidature qui doit, dans un délai raisonnable, être validée par l’assemblée générale trimestrielle. Cependant, les attendus de la charte d’adhésion, souvent reformulés, le sont une fois de plus et, finalement, l’adhésion de Corinne ne sera pas acceptée.

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La troisième crise de la Gryffe, en 2006, n’en était pas une selon Colson ; si le fait est que dans le projet libertaire de la librairie la réussite économique tenait peu de place, sinon aucune, le bilan financier catastrophique d’alors assombrissait l’avenir. Jusque-là, les déficits financiers de ce manque de logique marchande avaient été comblés par les cotisations, des dons, des emprunts, etc. C’est sur ce thème qu’intervient un Jean-Lou qui propose des solutions après avoir mis ses critiques du fonctionnement de la Gryffe sur la table. Pour lui, « jamais la librairie n’a été capable de se tenir debout toute seule » ; « le problème fondamental de la librairie, c’est qu’elle ne peut se gérer ni comme une association ni comme une entreprise parce qu’elle ne se veut ni l’une ni l’autre ». Et Jean-Lou, qui souhaitait donner une orientation résolument économique, façon coopérative, va se heurter à une résistance passive de l’ancienne génération. Il finira par baisser les bras.

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Quatrième et dernière crise importante, alors que, en 2014-2015, la Gryffe va bien, est organisé un salon du livre libertaire où est invité Alexis Escudero, auteur de La Reproduction artificielle de l’humain ; il va être rapidement accusé d’être antiféministe, antigay, etc., et la tenue du débat sera empêchée par des interventions physiques ; ce qui se répercutera par la suite, au sein de la Gryffe, par de nombreuses démissions.

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Le décryptage proudhonien que nous a ainsi proposé Daniel Colson des quarante-deux années des problématiques diverses de la Gryffe, et présenté ici brièvement, devrait concerner chaque libertaire où qu’il soit, et quand bien même d’autres grilles de lecture seraient possibles.

Daniel Colson,
La Gryffe, la longue histoire d’une librairie libertaire,
Atelier de création libertaire, 2020, 276 p.

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