Le municipalisme libertaire

C’est une nouvelle édition – la première brochure date de 2003 – du texte maintenant célèbre de Murray Bookchin (1921-2006) que fait paraître l’Atelier de création libertaire, texte publié pour la première fois en 1985 par le journal canadien Our Generation et qui, à l’époque, voulait s’écarter quelque peu des sentiers battus de l’anarchisme historique. Le Grand Soir tardant à venir, certains se sont essayés à accorder leur esprit révolutionnaire à des pratiques réformistes ; il s’agit d’un engagement dans ce que Mimmo Pucciarelli nomme, en avant-propos, une « politique du quotidien », une recherche de pistes relativement inexplorées ; cela en dédaignant les partisans d’une doxa par trop figée et en prenant le risque de « bousculer les à priori ».

Mais, peu importe, surtout quand on constate que, çà et là, des expériences de démocratie directe sont menées, qu’il s’agisse des « mairies insoumises » d’Espagne, de la commune de Saillans, dans la Drôme, qui pratique une gouvernance « participative et collégiale », des expérimentations diverses de « bonne gouvernance » conduites au Chiapas et également des modes de vie assurément démocratiques des communautés Aymara de Bolivie. Et ce sans que jamais une quelconque qualification de « libertaire » soit mise en avant.
Il n’en est pas de même dans le Rojava où le confédéralisme démocratique prôné par Abdullah Öçalan est franchement inspiré par les idées de Murray Bookchin.
Le déroulement de l’histoire, surtout lors de la période de la révolution industrielle, a focalisé les luttes sur le lieu du travail, l’usine, lieu de l’exploitation et de la domination par excellence ; cela avant de vouloir révolutionner le lieu de vie, la commune, la communauté. Les socialismes, selon Bookchin, en privilégiant l’économique, se sont désintéressés de l’éthique ; Gaston Leval, par contre, dans son étude sur les travailleurs anarchistes espagnols de 1936, avançait déjà que la préparation de n’importe quelle « révolution sociale et vraiment socialiste doit être avant tout morale ».
Le prolétariat industriel aurait ainsi été érigé en sujet libérateur privilégié alors qu’il « peut tomber plus fortement amoureux du nationalisme que du socialisme et peut se laisser guider plus par des intérêts “patriotiques” que par des intérêts de classe ». Ce qui n’est plus à démontrer. Pour Bookchin, l’usine est surtout un lieu d’apprentissage de l’obéissance, un lieu d’abrutissement, plutôt que l’endroit où le prolétariat pourra s’unir et s’organiser pour sa libération.
En revanche, la commune, où peut se déployer le municipalisme libertaire, donne la primauté à une « éthique non hiérarchique d’une unité des diversités, de l’autoéducation et de l’autogestion, de la complémentarité et de l’entraide ».
Aussi Bookchin prône-t-il ce qu’il nomme le « politique », ce dernier n’étant « ni parlementaire, ni bureaucratique, ni centralisé, ni professionnalisé, ni social, ni étatique, mais civique » quand il transforme des individus séparés en une association éthique et rationnelle.
Bookchin cite, entre autres exemples, les assemblées de section de la Commune de 1793 et les réunions municipales de la Nouvelle-Angleterre.
En admettant que les mots de « démocratie représentative » se contredisent mutuellement, « une démocratie libertaire n’est concevable que si des assemblées populaires, depuis les quartiers des cités jusqu’aux petites villes, maintiennent une vigilance et une surveillance des plus exigeantes sur tout le corps confédéral de coordination ».
Car, si « le pouvoir populaire ne peut se déléguer sans se détruire », les délégués, à n’importe quel niveau, doivent, pour tenter de remédier à cet inconvénient, être soumis au processus de la révocabilité et au mécanisme du mandat impératif.
Et, sauf à devenir parfaitement totalitaire, l’État ne pourra jamais absorber la totalité de la vie ; « il garde encore dans son ventre ces choses du passé et n’a pas fini de les digérer ».
Dans une postface, John P. Clark, commentant le texte de Bookchin, souligne le « lien important entre la pensée et la pratique anarchistes historiques et les politiques révolutionnaires contemporaines les plus avancées ». Cependant, à plusieurs reprises, il nuance le propos de Bookchin quand il ne le critique pas sévèrement, allant jusqu’à écrire : « Il n’est pas vrai… » Lors de la parution de cette plaquette, les appréciations du côté anarchiste ont été assez vives et négatives, car voulant ignorer que cette participation municipale limitée au niveau civique « se définit clairement comme allant contre l’État ».
Mais, en tout état de cause, et négligeant les polémiques, la créativité sociale, vivante, semble l’avoir emporté sur les discordes.
Par ailleurs, autre idée de Bookchin, la nécessité d’un leadership, d’une avant-garde, d’une intelligentsia radicale, idée que corrige Clark, la réalité vécue étant à l’opposé de la description de l’auteur quand par exemple, au Chiapas, c’est cette intelligentsia qui s’est mise à l’école du peuple selon la formule : « Commander en obéissant ».
La notion de « peuple » au sens renouvelé apparaît, émergeant alors avec pour fondement « l’intérêt général » pour « les questions relatives à l’écologie, aux communautés, à la morale, au genre et à la culture », autrement dit de nouvelles formes d’action où les citoyens pourront développer leur « musculature de pensée ».
Clark termine en écrivant que « les développements dans le monde réel sont en quelque sorte allés au-delà de la vision municipaliste exprimée dans cet essai ».

Murray Bookchin, Pour un municipalisme libertaire,
Atelier de création libertaire, 2018, 60 p.

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