Le socialisme sauvage

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1794, d’avril 2018
Chronique dans l’émission Achaïra sur la Clé des ondes
à Bordeaux, le lundi 7 avril 2018

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C’est un livre dense ! Aussi, cette courte chronique risque d’altérer la pensée de Charles Reeve dont le propos, à travers le prisme des théories et des pratiques ouvrières – nommées « sauvages » –, est de revisiter la représentation dans les principaux événements révolutionnaires vécus de par le monde et qui ont porté l’auteur sa vie durant ; visite qui s’accompagne – indistinctement – de multiples références à des auteurs marxistes, libertaires, conseillistes, etc. ; ce qui témoigne d’une large ouverture d’esprit. Cette chronique, se voulant mesurée, laissera au lectorat le soin de découvrir un ensemble de réflexions riches, variées et argumentées.

La Grande Révolution française, qui semble avoir engendré les suivantes, n’a pourtant été qu’une révolution installant la bourgeoisie au pouvoir. Elle eut le mérite de poser le problème de la souveraineté populaire et de l’égalité des citoyens, et eut le travers d’avoir aussitôt corrigé ce premier mouvement par le système parlementaire représentatif qui voilait l’inégalité sociale et la réalité du pouvoir économique ; ce dernier échappant complètement au peuple qui ne pouvait que déléguer ; car il n’était nullement question de démocratie directe, d’un exercice spontané de la souveraineté pratiquée à cette époque par les sections parisiennes et par ce que l’on nomma la Commune révolutionnaire. Se dessine alors la notion de mandat impératif avec le contrôle constant du délégué et la possibilité de le destituer.
La Commune de Paris de 1871, elle, ranime la question déjà ancienne de l’opposition entre centralisme et fédéralisme, concomitamment avec le problème de la représentation et la demande d’une démocratie pure : des mandataires contrôlables et révocables. Malgré les différents courants socialistes, la Commune sera pourtant le début d’une ère nouvelle marquée par un choix fédératif et anticentraliste et par une administration gérée par la classe ouvrière : l’évolution du capitalisme avait aiguisé le conflit producteurs contre bourgeois.
La Première Internationale sera, de son côté, le lieu d’un combat entre deux visions contradictoires : l’abolition de l’État ou sa conquête ; à n’en pas douter, le choix de Bakounine aura été plus clairvoyant que celui de Marx quand le premier prévoyait que la prise du pouvoir étatique conduirait à un capitalisme… d’État.
Des grèves générales ou de masse furent la réaction naturelle au mécontentement ouvrier face au développement du capitalisme au début du XXsiècle ; grèves qui surprirent les dirigeants autoritaires de la social-démocratie qui se pensaient les dépositaires de la conscience de classe. Ces grandes grèves, animées d’un esprit syndicaliste révolutionnaire, éclatèrent spontanément dans plusieurs pays européens, mandatant comités et conseils ouvriers, montrant par là que les prolétaires délaissaient leur attitude d’obéissance envers les organisations politiques et syndicales. C’était l’éveil d’une énergie révolutionnaire nouvelle accompagné d’un bouillonnement idéologique créatif mais qui sera momentanément anéanti par la répression et, surtout, par la boucherie de la Grande Guerre.
Les révolutions de 1905 et de 1917 en Russie mirent également en avant l’idée de conseil (ou soviet) jusque dans les campagnes où existait déjà le mir (ou obchtchina) : des institutions communautaires villageoises. C’est l’effacement des institutions étatiques, provoqué par les événements, qui obligea les soviets à prendre leur place au niveau de l’ensemble de la collectivité sociale. D’organes de combat qu’ils étaient, ils ne purent se transformer en organes d’autogestion de la société, réduits rapidement en tutelle par le prétendu État prolétarien. L’écrasement de la révolte de Kronstadt fut une suite logique de cette mainmise.
La méthode léniniste victorieuse allait installer sa chape de plomb tout juste après avoir éradiqué les expériences de collectivisations ukrainiennes. Nationalisation, gestion verticale des entreprises, rentabilité, productivité, contrôle du monde ouvrier, etc., devinrent les mots d’ordre de la nouvelle économie ; et les soviets, d’une pratique de la représentation ouvrière, allaient devenir de simples courroies de transmission du Parti bolchevique.
D’une révolte contre la guerre naquirent la révolution russe et également la révolution allemande de 1918-1921 ; cette dernière vit se constituer en grand nombre des conseils de soldats et d’ouvriers avec des délégués clandestins appelés « hommes de confiance ». Pour parer le danger révolutionnaire, l’État impérial appela au pouvoir la social-démocratie, premier parti de masse de l’époque, qui s’intégra – ce fut un passage pacifique – au pouvoir d’État. Par la suite, la plupart des conseils furent dilués dans les institutions de la république de Weimar. La révolution viendrait plus tard, prétendait-on, une fois pleinement développées les forces productives. Ce fut une autre guerre qui vint après le massacre des forces révolutionnaires par Noske, un social-démocrate allié à l’armée et aux corps francs (marqués à droite) ; les forces révolutionnaires n’avaient pas tort de douter des dirigeants socialistes ; elles tentèrent en vain d’exercer directement leur pouvoir de représentation.
Il est intéressant de rappeler qu’une grève générale, en 1920, mit fin en quelques jours à la tentative du putsch militaire de Kapp.
Le Parti social-démocrate allemand – qui préparait depuis cinquante ans sa révolution politique – est l’auteur de la formule de « socialisme sauvage ». Pour lui, le marxisme était une science ; et il jugeait, au niveau tant de la pensée que de l’action, intolérable tout écart à la doctrine. Les conseils devaient donc disparaître, soit par l’institutionalisation, soit par l’assassinat des militants. C’est Gustav Landauer – et quelques autres dont des spartakistes – qui analysa la nouveauté des conseils non pas « comme une forme adaptée à telle ou telle solution, dictature, gouvernement local, assemblée. Il fallait plutôt se concentrer sur la question de leur nature, le type de délégation choisi ». De toute façon, avec la social-démocratie, « dernier rempart contre le capitalisme », l’Allemagne retrouva l’ordre ancien et une discipline sociale qui préparait un avenir encore plus sanglant ; le capitalisme démontra sa capacité évolutive à absorber les crises, à intégrer les réformes et à se perpétuer.
L’idée des conseils comme « base d’un système d’auto-gouvernement et de socialisation de l’économie » agita les révolutionnaires allemands – et plus tard quelques-uns de nos contemporains – et fut essentiellement développée par Anton Pannekoek dans des textes présentés par Serge Bricianer qui, tout en reconnaissant le fait historique nouveau du mouvement, écrivait : « Le communisme de conseils appartient au passé. » Notre auteur, Charles Reeve, montre une grande lucidité quand il avance que « penser une transformation radicale du monde est, en soi, un défi pour l’esprit. Mais la penser en ignorant, ou en écartant, les tâches de reconstruction sociale, voilà qui double le défi ».
Si les révolutions russe et allemande naquirent d’une révolte contre la guerre entre nations ennemies, la révolution espagnole de 1936, pour sa part, fut dévorée par la guerre civile, c’est-à-dire entravée par les exécutions sommaires et les victoires militaires franquistes mais aussi liquidée par les purges staliniennes et un gouvernement républicain dominé par les communistes jusqu’à obtenir le commandement militaire unique et l’hégémonie politique et économique, allant jusqu’à saborder les collectivisations anarchistes industrielles ou agricoles ; révolution préparée de longue date, révolution inachevée mais qui, sans aucun doute, alla plus loin que les précédentes dans ses réalisations sociales globalement nommées « collectivités ». Du fait du rayonnement libertaire qui prévalait dans les syndicats, la CNT étant majoritaire, et en raison d’une conscience ouvrière et paysanne élevée, plus grandes furent les initiatives de la base, plus grande la spontanéité. C’est également la vacance du pouvoir étatique et la fuite des propriétaires qui permirent la prise en main de la production. Rappelons que le coup d’État fasciste était une réponse à cette révolution en germe. Mais, là comme ailleurs, l’intégration institutionnelle se révéla fatale : certains voulaient sans doute obtenir des conquêtes sociales, voire légaliser les acquis, la plupart surtout ne pas être complètement exclus des décisions gouvernementales, en particulier militaires. Quatre ministres issus de l’anarchisme furent donc nommés ; décision inimaginable quelques mois auparavant et qui parce que contestée par une partie du mouvement libertaire – allait creuser une fracture de longue durée dans notre mouvement. Cette période est analysée dans sa très grande complexité avec la plus grande objectivité.
Quelques années après la fin de la guerre d’Algérie, la France de mai 1968 semblait s’être figée dans le gaullisme tandis que le monde ouvrier se montrait amorphe sous la domination omniprésente d’un Parti communiste contrôlant les syndicats : le capitalisme pouvait continuer son expansion… Et puis, soudain, l’édifice se craquela, dix millions de travailleurs dirent leur ras-le-bol : « Nous en avons assez ! » et se mirent en grève. Et, d’un seul coup, tout sembla possible… Spontanément se mirent à éclore et à se développer des organes de représentation directe des travailleurs : comités de base, comités de grève, assemblées, comités d’action, etc.
Des élections, cette fois législatives, mirent fin à ces agitations.
En 1971, la grande grève des Lip, comme un « mouvement charnière », annonçait que l’avenir était pourtant ouvert.
Après presque un demi-siècle de dictature salazariste, le Portugal s’éveilla à la liberté lors de la révolution des Œillets de 1974. L’incapacité du régime à trouver une solution à la question coloniale amena les militaires à se débarrasser de l’Estado Novo ; sa désorganisation permit aussitôt l’éclosion des idées de ce communisme libertaire de démocratie directe qui n’avaient pas été oubliées. En 1975, une deuxième intervention de l’armée rétablit l’ordre démocratique et la propriété privée.
Ainsi, après l’échec du communisme d’État, la social-démocratie a, de son côté, rejoint le capitalisme néolibéral ; un rideau est tombé devant notre avenir.
Contre la paralysie politique des esprits, en 1994, le Chiapas et ses habitants ont su ouvrir un nouvel espace social en agissant, à la base, de la manière la plus démocratique et égalitaire possible, « commander en obéissant », et disent vouloir « changer le monde sans prendre le pouvoir ». L’idée, grâce à la dynamique des réseaux de soutien, a essaimé internationalement avec des mouvements comme Occupy, Nuit debout, les « indignés », les printemps arabes, etc. Sont-ils une nouvelle forme de la lutte des classes, la progression du capitalisme ayant quasiment tétanisé ou pulvérisé ces dernières ? De même qu’a essaimé la pratique de la ZAD, zone à défendre, qui devient une base pour affronter les intérêts capitalistes et l’État qui les défend.

Actuellement, à l’heure des désastres annoncés, il est dit que seuls les courants du communisme antiautoritaire – qu’ils soient libertaires ou marxistes dissidents – semblent les références sociales et éthiques porteuses d’avenir. En retraçant la filiation sauvage de l’auto-émancipation, il s’agit pour l’auteur de la retrouver dans les réflexions et les pratiques d’aujourd’hui.
Quant à nous, dans la mesure de nos forces, nous cultiverons un pessimisme créatif, rejetant le goût de l’échec et l’esprit de défaite ; faisant la nique au goût du jour, nous observons et écoutons le monde qui bouge.

Charles Reeve, Le Socialisme sauvage, essai sur l’auto-organisation
et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours
L’Échappée éditeur, 2018, 320 p.

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