Comment rouvrir les portes du futur ?

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1736 du 27 mars au 2 avril 2014.

Car nous sommes coincés dans la prison capitaliste où d’ailleurs le capitalisme lui-même s’est enfermé en jetant les clés par-dessus le mur. Son expansion ne pourra donc pas se déployer indéfiniment dans cet espace limité et ses vaines échappatoires créeront sûrement d’autres graves désagréments. De plus, dans Adieux au capitalisme, Jérôme Baschet écrit :
« Il y a un autre facteur encore, sans doute décisif : l’écocide accéléré que provoque l’expansion du productivisme aveugle du capitalisme. Point n’est besoin de rappeler la liste des ravages, depuis les effets de la dissémination des OGM jusqu’à la contamination de l’air, des sols, des nappes phréatiques, des cours d’eau et des océans par les déchets toxiques déversés par les industries et par l’extraction minière, en passant par la déforestation et la surexploitation de bien d’autres ressources. Mais il reste à prendre pleinement conscience de ce que le réchauffement global est sur le point de provoquer. En effet, celui-ci ne peut plus être maintenu dans les limites (supposées raisonnables) d’une augmentation moyenne de 2 degrés et il est engagé sur une trajectoire qui mène vers au moins 4 degrés supplémentaires. Cela signifie une élévation du niveau moyen des océans d’un ou deux mètres, des millions de déplacés climatiques, des vagues de chaleur et des sécheresses dramatiques, des pluies torrentielles et des cyclones de plus en plus violents, des destructions répétées des récoltes, de gigantesques glissements de terrain avec leur lot de villages engloutis, la disparition d’un tiers des espèces animales et végétales, l’acidification des océans et la dissolution des coraux, la disparition de la forêt amazonienne et de bien d’autres écosystèmes dont dépend la vie de peuples entiers, la réduction des terres arables, l’apparition de nouveaux insectes nuisibles attaquant les cultures, l’expansion des maladies tropicales vers des populations sans défense immunitaire, l’augmentation des inégalité et des tensions sociales, le manque d’eau et l’intensification des conflits pour le contrôle de celle-ci, la captation de plus en plus démesurée de terres cultivables par des pays comme la Chine ou la Corée, etc. Encore ce panorama ne constitue-t-il qu’un scénario plutôt modéré, dès lors que les phénomènes de rétroaction, d’enchaînement et d’accélération non linéaire des effets font du changement climatique un processus extrêmement complexe et en partie imprévisible. Tout cela, joint à l’incapacité des instances internationales à promouvoir des mesures même modérées, pourrait conduire à des effondrements écosystémiques en chaîne, à un réchauffement de l’ordre de 8 ou 9 degrés (du moins à l’horizon du prochain siècle), une disparition complète des glaces polaires, une élévation du niveau océanique moyen de l’ordre de quinze mètres, une interruption des courants marins jouant un rôle essentiel dans la régulation thermique de la planète, etc. »
Devons-nous désespérer devant cette description apocalyptique ?
Est-ce que nous sommes vraiment condamnés à vivre dans ce monde-là de plus en plus destructeur de l’être humain et de son environnement, et qui se déploie maintenant dans son « omnipotence planétaire » ? Ce monde capitaliste que l’on couvre pudiquement du drap aux multiples couleurs de la « démocratie ».
N’y aurait-il donc pas d’alternatives à cette poisseuse réalité ? Ne serions-nous voués, pour tout avenir, qu’au « miroitement des modèles d’ascension sociale », qu’aux « séductions addictives de la consommation » et qu’aux « petits privilèges d’une vie tant soit peu confortable » ?
N’aurions-nous d’autre destin qu’une vie « pour le travail » quand la force de travail est devenue une marchandise qui se vend et s’achète ; et que l’argent, mesure de toute chose, règne et asservit l’esprit universellement ?
Ce que l’on constate, c’est que le capitalisme maintenant globalisé − de connivence avec les diverses institutions étatiques −, tout en restreignant la circulation des personnes, a mis en concurrence les travailleurs du monde entier. Et, en délocalisant les entreprises, il s’est aménagé une main-d’œuvre encore plus docile qui lui permet de dégrader les conditions du travail et d’abaisser les salaires. La peur règne ! On craint de n’avoir pas de travail ; on craint de n’en pas trouver ; on craint de perdre celui qu’on a. Pour les producteurs atomisés, c’est la lutte de chacun contre tous qui s’accompagne de l’accentuation gigantesque des inégalités : les revenus des financiers et ceux des mieux nantis atteindraient maintenant un rapport de 1 pour 300 comparés aux revenus du travail.
La partie est-elle définitivement jouée ?
Peut-être pas, écrit Jérôme Baschet dans ses Adieux au capitalisme car, dans un cadre plus général, la science a développé des énergies renouvelables qui ne causent pas de dommages à l’environnement et, parallèlement, les technologies numériques ont permis d’amplifier des échanges marqués par la gratuité et la coopération.
Avec cela, pour Baschet, un tournant se serait amorcé à la fin du XXe  siècle et au début du XXIe : des acteurs discrets, ou pas, souvent inattendus, soucieux de défendre l’intégralité de la vie, avec des pratiques d’organisation différentes, plurielles, auraient fait leur apparition en concomitance avec une dénonciation des formes néolibérales du capitalisme actuel.
La rupture la plus spectaculaire serait l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994 contre la percée du néolibéralisme au Mexique et son Accord de libre échange nord-américain ; insurrection célébrée au Chiapas, ouvertement, devant le monde entier, en 1996, au moment de la rencontre intercontinentale pour l’humanité.
À partir d’une organisation de guérilla classique, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) s’est, après coup, métamorphosée en « autre chose » après sa « salutaire défaite » idéologique. Reniant en quelque sorte leur marxisme-léninisme premier, les zapatistes, qui avaient pris les armes pour « prendre la parole », s’immergèrent dans la population, s’investissant alors dans ce qu’ils nommèrent des « conseils de bon gouvernement » aux mandats courts et révocables à tout moment ; et avec pour principe de « diriger en obéissant ». Il s’agissait, entre autres objectifs, de diffuser dans le corps social des compétences, notamment politiques, afin de contrôler les autorités en place et de prévenir les dérives de la délégation de pouvoir et le développement de la corruption.
La politique d’autonomie défendue par les zapatistes se présente modestement, « au ras du sol », et n’a pas l’ambition d’être un modèle ; nous n’en développerons pas ici le fonctionnement, mais nous noterons simplement une pratique de la lenteur, caractéristique d’une vraie démocratie ; lenteur déjà notée en un autre pays, dans le propos de Nelson Mandela qui assistait, enfant, aux longues palabres des hommes de sa tribu ; lenteur qui permet des prises de décision avec l’expression libre de tous. Mais, comme il est dit par ailleurs : « La partie politico-militaire de l’EZLN n’est pas démocratique, puisque c’est une armée. »
Il n’empêche que nous sommes devant une expérience qui s’ouvre sur un des innombrables chemins à prendre vers l’avenir.
Et, tout en sachant que cet avenir est imprévisible, tant hérissé de menaces que gonflé d’espérances, Jérôme Baschet écrit quand même qu’il « est temps de rouvrir le futur ». Un futur qu’il faudra, sans chemin tout tracé, construire à partir des formes sociales existantes et, dans le même temps, contre le système que nous refusons.
Étant entendu que l’augmentation de la productivité générale permettrait, accompagné d’une « révolution du temps », de se libérer notablement du travail pour… libérer du temps disponible pour vivre, il s’agira de contrer l’appétit excessif de la société marchande. Il s’agira d’éliminer « cette compulsion mortifère de la production-pour-la-production-et-pour-le-profit ».
Jérôme Baschet nous brosse alors un projet relativement kropotkinien mais parfaitement réaliste, tout à fait envisageable, et qui nous plaît donc bien sans que l’on puisse ici le détailler de façon exhaustive.
Tout d’abord, il préconise la suppression, autant que possible, des métiers improductifs comme ceux de militaire et de policier − tout en pensant que ne disparaîtront pas conflits et infractions aux normes généralement acceptées, mais que ces problèmes devront se gérer de façon nouvelle − ; il propose pareillement de congédier les employés des banques et des assurances et autres acteurs financiers et aussi les publicitaires, de même que les ouvriers des arsenaux, et quelques autres encore ; par ailleurs, une agriculture écologique rendra inutiles les diverses industries chimiques pollueuses.
La société postcapitaliste imaginée par Jérôme Baschet, accompagnée d’une plus grande dé-spécialisation des activités, s’ouvrira alors à « toutes les ramifications de l’échange, à tous les embranchements des devenirs possibles ».
Ainsi, parmi des options diverses et des modes d’organisations plurielles, car « la multiplicité des mondes suppose la multiplicité des chemins », il s’agira de construire une société postcapitaliste tout en « s’interrogeant » sans cesse et en estimant que le chemin se fera en marchant.
Mais, actuellement, nous nous trouvons devant un ennemi qui a engagé une nouvelle guerre de conquête contre tous ceux non encore assujettis à son emprise ; cet ennemi, c’est l’économie néocapitaliste qui n’a que faire d’une société du « bien vivre » et d’une éthique du collectif, solidaire et conviviale, lui préférant la compétition et l’esprit de domination. Cette guerre nouvelle a cependant fait surgir une résistance qui a pour projet de se libérer de la prétendue nature égoïste de l’être humain et d’un individualisme étriqué ; ce dernier qui peine à comprendre que l’individu n’est rien sans la société de ses semblables.
Cependant, il note plus loin que « l’art des dominants consiste à faire en sorte qu’une fraction des dominés pense avoir intérêt au maintien du statu quo ».
Ainsi de nombreux obstacles se dressent-ils devant ce projet de changer le monde. Pour autant, il n’est pas question de revenir aux anciennes manières, aux vieilles méthodes révolutionnaires qui ont montré tragiquement leur échec. Pour Jérôme Baschet, « il est clair que la classique stratégie de la Révolution, centrée sur la prise du pouvoir d’État, a fait long feu ».
Plus loin, il écrit encore : « La théorie révolutionnaire classique est celle d’un Grand Soir dont le fait central serait la prise d’un quelconque Palais d’hiver. » Elle a fait son temps.
Nous écrivions, de plus, dans une autre chronique (« Lesujetdel’histoire.com ») que le prolétariat n’était plus la force de libération sur qui nous avons longtemps porté nos espoirs. Jérôme Baschet avance :
« Aucun mode de production n’a été détruit par la classe exploitée : ni l’esclavage par les esclaves ni le féodalisme par les serfs ou autres dépendants. Le capitalisme ne peut pas davantage l’être par la classe ouvrière en tant que telle, quelle que soit l’importance de la lutte de tous les exploités, de tous les opprimés, dans un tel processus. Historiquement, ce sont toujours des forces extérieures à l’antagonisme de classe principal qui ont été décisives dans la transition d’un système à un autre. »
« Il s’agit, par tous les moyens et sous toutes les formes possibles, de créer ce que l’on appellera des “espaces libérés”. » Déjà, John Holloway, dans son Crack capitalism, avait mis l’accent sur les « brèches » de la société.
S’il n’y a donc pas qu’un seul chemin à emprunter, si aucun itinéraire n’est tracé, il est cependant important d’avancer. Donc, allons ! À chacun sa route !

Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie,
société du bien vivre et multiplicité des mondes,
La Découverte, 2014, 208 p.

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