L’Entr’aide

Première intervention lors de l’émission Achaïra
sur la Clé des ondes à Bordeaux

Je vais vous parler ce soir d’un bouquin édité il y a une centaine d’années (mon édition personnelle date de 1910 ; le texte original date de 1902, et le livre fut d’abord publié en anglais), mais, rassurez-vous, il vient d’être réédité en 2009, chez Aden, avec une préface de Pablo Servigne, chercheur à l’Université libre de Bruxelles et collaborateur de la revue anarchiste Réfractions. Il s’agit donc de l’Entr’aide, « un facteur de l’évolution », de Pierre Kropotkine.

Dans ce livre, en quelque sorte, l’auteur s’inscrivait en faux, pour le moins, par rapport aux écrits de Charles Darwin − on parle beaucoup de ce grand savant actuellement dans les revues et à la radio, parce que c’est son anniversaire ; oui, il est né il y a deux cents ans ; il s’agit bien sûr de ce scientifique qui prétendait descendre du singe, ou, du moins, d’être son cousin.
En mettant en valeur l’évolution, en tentant de décrire ce qu’il en est, ce que l’on a appelé aussi le transformisme : l’évolution des espèces végétales, animales et aussi de l’être humain, Darwin, mais surtout ses disciples, mettait l’accent sur la loi de la jungle, sur la lutte pour la vie des uns contre les autres, sur la guerre permanente de tous contre tous, où seuls les plus forts et les plus rusés survivent, avec la compétition comme règle et l’élimination des moins aptes.
Cette vision du monde convenait d’ailleurs très bien à la bourgeoisie de l’époque − et encore plus à l’ultralibéralisme de maintenant − qui voulait trouver là une justification théorique à l’individualisme exacerbé, à la compétition capitaliste, à la concurrence sauvage et à la domination.
Le travail de Kropotkine ne surgit pas de nulle part. Si Kropotkine fut un militant de l’anarchisme − un des plus importants de son époque (1842-1921) −, il fut d’abord un scientifique, un géographe, un observateur des espèces animales et des manières d’être des humains.
L’Entraide est en effet le fruit de son expérience de scientifique, voyageur en Sibérie orientale et en Mandchourie septentrionale où il put étudier les comportements de lutte des animaux pour leur existence face aux rigueurs terribles du climat. Sans nier la lutte entre les individus, il décrit une nature où la coopération, l’entraide, entre animaux de la même espèce, est un facteur primordial de l’évolution, sinon le facteur essentiel de la survie.
Kropotkine nuancera donc fortement la thèse de Darwin et s’efforcera même de la contredire en apportant une multitude d’exemples de « Mutual Aid », à l’intérieur d’une même espèce. C’est Élisée Reclus qui traduira avec bonheur ce mot par « entraide » en français.
Quand je dis que Kropotkine s’oppose à Darwin, c’est aller vite en besogne : Kropotkine s’oppose à une interprétation trop restrictive d’un Darwin qui signale pourtant « comment, dans d’innombrables sociétés animales, la lutte pour l’existence entre individus isolés “disparaît”, comment la lutte est remplacée par la coopération et comment cette substitution aboutit au développement de facultés intellectuelles et morale qui assurent à l’espèce les meilleures conditions de survie ».
Le livre de Kropotkine se divise en plusieurs chapitres : l’entraide chez les animaux, l’entraide parmi les Sauvages, l’entraide chez les Barbares, l’entraide dans les cités du Moyen Âge, l’entraide parmi nous. Je ne donnerai pas d’exemples car le livre de Kropotkine est daté − mais chacun pourra s’y reporter −, et on notera par ailleurs que l’auteur reste encore prisonnier de son époque en employant des mots comme « sauvages » et « barbares ».
Aussi, ma surprise fut grande et mon plaisir non dissimulé quand, en 2008, Pablo Servigne me fit parvenir la réédition qu’il avait préfacée, écrivant à la fin de celle-ci : « Le grand chantier d’une réactualisation de l’Entraide, actuellement en cours d’écriture, reprend ces découvertes, enrichi des polémiques que le sujet a suscitées depuis plus d’un siècle. »
Ce que je voudrais rajouter, et cela se retrouve tout au long de l’Entraide, c’est que le travail de Kropotkine débouche sur les fondements d’une éthique libertaire, sur une morale anarchiste : il écrivit d’ailleurs par la suite une brochure intitulée « la Morale anarchiste ».
En effet, pour Kropotkine, le sentiment moral ne pourra s’expliquer tant que l’on croira que c’est un privilège de la nature humaine et tant que l’on ne descendra pas jusqu’aux animaux, aux plantes et aux rochers pour le comprendre. « Il y a encore place pour un ouvrage dans lequel l’entr’aide serait considérée, non seulement comme un argument en faveur de l’origine pré-humaine des instincts moraux, mais aussi comme une loi de la nature et un facteur de l’évolution » (introduction à l’Entr’aide, p. XI).
Si les exemples de Kropotkine sont datés, on peut en trouver de plus frais, repris de l’observation de Claude-Marcel Hladik, « La vie d’un groupe de chimpanzés dans la forêt du Gabon », Science et Nature, 121 : 5-14, 1974 (Claude-Marcel fut un réfractaire à la guerre d’Algérie).
L’auteur décrit un jeune chimpanzé découvrant un nid de fourmis et s’apprêtant à s’en régaler quand une femelle plus forte que lui s’en empare. Une autre femelle, connue pour ses interventions pacifiques, s’interpose et permet au jeune de terminer son festin. Normalement, la réconciliation doit se faire, la femelle interceptrice tendant la main à l’autre femelle qui doit l’accepter en signe de paix. À la surprise générale des autres chimpanzés, la femelle agressive frappe la main au lieu de la toucher. Et en moins d’une seconde, c’est la ruée de tout le groupe des animaux qui met en fuite celle qui n’a pas respecté une convention habituelle.
« Ainsi, au cours des dernières décennies, notre vision des structures sociales des primates s’est totalement transformée. Les études des relations entre individus portent désormais sur les liens d’attachement qui constituent la trame du tissu social, beaucoup plus évidente que la hiérarchie de dominance. »


Pierre Kropotkine, l’Entr’aide,
un facteur de l’évolution,
préface de Pablo Servigne, Aden éd., 2009, 368 p.

Achaïra, 23 avril 2009

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