George Woodcock

Diffusé partiellement sur la Clé des ondes
lors de l’émission Achaïra du lundi 6 juin 2022
à Bordeaux
Publié par Réfractions, n° 22, automne 2022

Éloge de George Woodcock (1912-1995)

Éloge, du moins, de son livre – L’Anarchisme, Lux, 2019, 544 p. –, parce que voici une œuvre d’une grande clarté d’expression, tout en nuances, et d’une bonne qualité d’écriture ; ce livre fut une première fois édité dans les années 1960 aux États-Unis puis en Angleterre. Les Suédois l’éditèrent en 1964 ; grâce aux Canadiens, nous avons maintenant une édition en français.
À l’époque, Woodcock estimait que le mouvement anarchiste classique était moribond ; la date de 1939, avec l’entrée des troupes franquistes dans Barcelone mettant, pour lui, un point final à l’histoire des organisations libertaires. Pour autant, il distinguait «l’idée» du «mouvement», idée qui réapparaîtrait un jour ou l’autre sous une forme différente.


En effet, si, alors, il considérait qu’il n’y avait aucun intérêt à «recréer des formes d’organisation obsolètes ou d’imiter des méthodes insurrectionnelles qui avaient échoué», c’est en retenant la notion essentielle de dignité, «se tenir debout !», c’est en rappelant, après la défaite makhnoviste, le propos d’Archinov s’adressant «aux prolétaires du monde entier» : «Portez le regard au plus profond de votre être, cherchez la vérité et concrétisez-la vous-même. Vous ne la trouverez nulle part ailleurs qu’en vous.»
C’est au moment même où son livre, à la tournure désenchantée, paraît en Angleterre – il participe alors à Freedom – qu’il constate, lors de la campagne de désobéissance civile pour le désarmement nucléaire avec le comité des 100, un renouveau : la présence de 500 jeunes anarchistes « barbus et chevelus », rassemblés sous le drapeau noir et défilant dans les rues de Londres. Puis c’est aux Pays-Bas qu’il verra le mouvement des Provos réinventer la propagande par le fait par des pratiques originales (« Nous sommes d’accord avec le fait d’être en désaccord », disent-ils). Pour Woodcock, la « souplesse idéologique des Provos tend à devenir une caractéristique générale du ‘‘nouvel’’ anarchisme qui se répand dans les années 1960 ». Il s’agit d’être « à l’écoute des enjeux de son temps ».
Woodcock se sent alors obligé de rendre compte de cette évolution de l’anarchisme, de sa survie ; obligé de revoir son texte et de le mettre à jour, il conçoit que l’anarchisme, idée essentiellement antidogmatique, se révèle fluide et avec une capacité de renaître avec le temps sous d’autres formes. L’essentiel, pour les anarchistes, étant qu’« une bonne partie de leurs efforts intellectuels est consacrée à la recherche d’un équilibre entre la solidarité humaine et la liberté individuelle ».
Il va tout d’abord tracer ce qu’il nomme «l’arbre généalogique» plus ou moins mythique de l’anarchisme. Mais pas seulement puisqu’il cite Gerrard Winstanley (1609-1676) :
« Quiconque détient l’autorité tyrannise autrui ; comme le font tant de maris, de parents, de maîtres et de magistrats qui vivent selon la chair, ils se comportent comme des seigneurs oppresseurs envers leurs subordonnés, ignorant que leurs épouses, leurs enfants, leurs serviteurs et leurs sujets sont leurs semblables et ont le même droit à la bénédiction de la liberté.»
Il y aura donc des éditions successives qui garderont cependant la structure première de son livre, travail très pédagogique qui met en avant six personnages avec l’évolution de leur pensée, mais avec aussi aussi une description de leurs caractères propres, tout en citant les rencontres qu’ils firent leur vie durant :
– William Godwin (1756-1836), «le rationnel» ; une trentaine de pages lui sont consacrées bien qu’il rejette le terme d’«anarchiste» comme péjoratif tout en associant propriété et pouvoir (capitalisme et État) ; son parcours de vie, menant ce fils de pasteur à l’athéisme, est fouillé philosophiquement en le situant dans la lignée des dissidents religieux qui préfèrent «la persuasion morale et la résistance passive à la résistance violente et active».
– Max Stirner (1806-1856), «l’égoïste». Ce qui frappe chez lui, c’est le contraste entre une vie relativement décevante et malchanceuse au regard d’une œuvre qui exalte l’individualisme extrême («Mes actes n’ont rien de politique ni de social, n’ayant d’autre objet que moi et mon individualité») ; ses textes prônent une violence – chez lui refoulée –, de même que la lutte insurrectionnelle («Aussi, l’État et Moi sommes-nous ennemis »), le tout compensé par « l’association des égoïstes».
– Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), «le paradoxal», aux formules chocs comme «La propriété, c’est le vol !», formule qu’il nuancera en développant les notions de «possession» et de «propriété», en conciliant, ou pas, les contradictions de la réalité pour construire ses idées. Si, pour Proudhon, l’individu est le point de départ et l’objectif, le rapport entre eux constitue un «équilibre délicat», mais c’est avec la volonté de rendre possible la création d’associations d’artisans, de paysans et de travailleurs industriels (ces derniers avec qui il s’est familiarisé après son séjour à Lyon), c’est en prônant le fédéralisme, les mutuelles, etc. Ses écrits et son action feront de lui «l’ancêtre direct du mouvement anarchiste organisé».
– Michel Bakounine (1814-1876), «le destructeur» – également précurseur de l’anarchisme organisé –, habité d’un feu libertaire et généreux qui écrit : «Faisons donc confiance à l’Esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice.»
– Pierre Kropotkine (1842-1921), «le géographe», sensible à l’évolutionnisme de Darwin, qui, nous dit Woodcock, prendra dès 1891 ses distances avec les tactiques violentes en affirmant que l’anarchisme pourra se concrétiser «lorsque l’opinion publique aura mûri et avec le moins possible de troubles».
– Léon Tolstoï (1828-1910), «le prophète» ; ce dernier, déiste, et pour cela négligé par des militants qui avancent le slogan «Ni dieu ni maître !». Pour Tolstoï, l’anarchisme est synonyme de violence, «bien que son opposition catégorique à l’État et à d’autres formes d’autorité situe indéniablement ses idées dans l’orbite libertaire», écrit Woodcock.
Il n’empêche que nombre d’autres militants très connus seront cités.
Après un panorama historique de l’anarchisme international, quatre pays (France, Italie, Espagne et Russie) ont droit à chacun un chapitre, tandis que sont réunis en une seule partie l’Amérique latine, l’Europe septentrionale, la Grande-Bretagne et les États-Unis.
À propos de la France, Woodcock écrit :
« Les événements de 1968 montrent admirablement comment des idées et des tactiques anarchistes peuvent émerger spontanément d’un mouvement dont la plupart des acteurs ne se considèrent pas comme des anarchistes et ne connaissent guère l’histoire ou les classiques de la doctrine.»
En 1941, Woodcock dirige la revue littéraire et pacifiste Now ; ce qui explique que tout au long du livre, cette orientation anarcho-pacifiste sera parfaitement visible, même s’il maintient la plus grande objectivité envers les tendances violentes. L’expression «résistance passive» – terme malheureux, inadéquat et dépassé – se retrouve çà et là.
Il note, pour l’Allemagne, qu’au XXsiècle, à la tendance collectiviste, «succède un anarcho-syndicalisme modéré, non-violent, caractérisé par l’efficacité et la rigueur». Si, au Pays-Bas et en Suède, existe une tendance anarcho-syndicaliste révolutionnaire, elle s’accompagne d’un pacifisme très actif.
Dans les années 1960, en Grande-Bretagne, c’est la revue Anarchy qui «se fait la porte-parole d’un anarchisme renouvelé, affranchi de toute loyauté doctrinaire au mouvement historique et sensible aux urgences du moment» ; il s’agit surtout de «la recherche constante, ici et maintenant, d’occasions de mettre en œuvre les principes de l’anarchisme».
Les États-Unis sont partagés entre l’influence d’un Thoreau, celle des communautés «utopiques», ou colonies, et le courant violent que propagea Johann Most, «aux conséquences funestes sur la suite des événements», écrit Woodcock. En effet, ajoute-t-il, les événements de Chicago (1887) «contribueront grandement à l’impopularité de plus en plus généralisée de la doctrine» quand bien même les exécutés étaient innocents.
Ce que semble surtout vouloir retenir Woodcock, c’est que «le mouvement anarchiste a complètement échoué dans sa tentative de gagner les travailleurs industriels», ces derniers «lui tournaient le dos dès que les conditions de vie s’amélioraient». Cependant, des succès étaient enregistrés quand les anarchistes appliquaient leurs idées «à des projets concrets et immédiats», quand «ils témoignent d’un militantisme pragmatique qui n’a que faire de la pureté du dogme».
Aussi, c’est pareillement, dans cette perspective, que l’on retrouvera chez Tomás Ibáñez (Philosophie de l’anarchie, théories libertaires quotidiennes et ontologie, ACL, 2012, réédité en 2017), l’idée que l’anarchie est «un type d’être constitutivement changeant». «Elle ne peut pas être elle-même si elle ne varie pas.»
« Le déjà fait, l’acquis si l’on veut (histoire, expérience, écrits, etc.), ferme plus de voies de développement qu’il n’en ouvre, et immobilise plus qu’il n’impulse et qu’il ne dynamise.»
Tomás Ibáñez note encore, au cours des années autour de Mai 68, «la très forte expansion de l’anarchisme en dehors des frontières du mouvement», hors les murs des organisations.
Néanmoins, il ne va pas si loin que Woodcock dans l’«anarcho-pacifisme» ou l’«anarchisme non-violent» ; sans doute le poids de la révolution de 36 est-il encore bien pesant sur ses épaules – à notre étonnement, sans doute, chez cet esprit antidogmatique.
Maintenant, avec cette orientation que nous voulions éclairer, on ne peut que conseiller la lecture des Avatars de l’anarchisme, thèse de Michel Froidevaux, à paraître incessamment à l’Atelier de création libertaire.

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