Notre histoire est à lire autrement

Publié dans Le Monde libertaire,
n°1850, mai 2023

Publié également sur le site
de la fondation Pierre-Besnard

Dans cette Nouvelle histoire de l’humanité, il s’agissait, avant tout, pour David Graeber (anthropologue) et David Wengrow (archéologue), d’ébaucher une autre image du passé, de réécrire l’histoire, mais sans traiter directement des problèmes des origines de l’inégalité sociale, questionnement jusque-là récurrent.

Durant une dizaine d’années, ils ont poursuivi un dialogue, écrivant ensemble en s’appuyant sur les toutes dernières données scientifiques, conscients que, jusqu’à il y a peu, ils étaient « prisonniers d’un carcan conceptuel » et enfermés dans de multiples théories simplifiées qui n’avaient que peu de rapport avec la réalité ; entre autres celles d’un Hobbes ou d’un Rousseau, sur la bonté ou la méchanceté des êtres humains, ou piégés par l’idée d’un âge d’or des chasseurs-cueilleurs égalitaires que l’apparition de l’agriculture créant la propriété, l’esclavage, les premières villes, l’avènement de la « civilisation » et de l’État, etc., aurait réduit à néant.
À noter que de nombreux spécialistes ont offert leurs compétences à l’ouvrage.

Réécrire l’histoire ? D’abord dire ce qu’elle n’a pas été et tenter de décrypter les investigations en cours par le moyen d’une érudition sans pareille et d’un foisonnement de connaissances à n’en plus finir.
Nous nous trouvons donc devant une étude si fouillée – « Mais nous nous égarons », interviennent un moment les auteurs –, devant un tel éparpillement d’informations sur tous les pays du monde – impossible à rapporter ici – que l’on pourra peiner à trouver un fil conducteur. À la lecture de certains passages, attractifs mais longs, on en oublie l’essentiel. Cependant, en prenant seulement un peu de recul, une histoire nouvelle s’éclaire qui n’est ni linéaire ni trop simple et qui ne donne pas qu’une seule réponse aux questions posées.
« En un mot, il n’existe pas de schéma unique. Le seul phénomène commun à toutes ces configurations, c’est la transformation même et la conscience qu’elle fait naître des diverses sociétés possibles. »

Mais, dans leur manière d’écrire, n’y a-t-il pas, de la part des auteurs, une volonté délibérée de procéder par un dialogue souvent décousu, par une conversation non construite à l’image de certaines interminables palabres où l’on ne se coupe pas la parole et d’où peut apparaître la réalité vraie, ou bien d’où une décision collective peut naître. Pouvait-il en être autrement ? Dans un autre ouvrage, L’Anarchie pour ainsi dire, Graeber publie de même des « conversations » avec trois autres interlocuteurs accoucheurs d’idées.
Finalement, c’est au fil de la lecture que l’on discernera que l’humanité s’est toujours trouvée devant des alternatives, des « possibles », quand bien même, actuellement encore, nous semblons cantonnés dans une société verrouillée ; les témoignages historiques et les archives ethnographiques montrent que « les auteurs de la critique indigène avaient parfaitement conscience des alternatives politiques existantes ».

Aussi faut-il accepter de se perdre, avec patience, dans ce qui peut paraître un fouillis de récits, et on comprendra que ces recherches ont permis d’identifier, dans d’autres sociétés que la nôtre, « comme les premiers frémissements du rationalisme, du droit, de la démocratie délibérative, etc. », et ne pas laisser ces valeurs au seul crédit d’une « civilisation occidentale », et cela en occultant totalement les « penseurs indigènes ».
Car c’est déjà à la fin du XVsiècle, avec la découverte des civilisations chinoise et indienne et la conquête des Amériques, que les penseurs occidentaux vont se trouver devant une autre compréhension du monde qui va bouleverser les intelligences et annoncer les Lumières.
À l’appui de ce propos, entrent en scène, dans ce livre, deux personnages remarquables qui illustrent la « critique indigène » : Kandiaronk (1649-1701), un Huron-Wendat, et le baron de Lahontan (1666-1716), et sont cités entre de nombreux autres textes les Relations des jésuites (de 1632 à 1672) qui avaient bien remarqué que les sociétés qu’ils découvraient avaient été produites par des siècles d’affrontements politiques et de discussions et que « beaucoup d’entre elles plaçaient même l’aptitude au débat raisonné au sommet de leur échelle des valeurs ».
Lahontan publia en 1703 ses Dialogues avec un sauvage qui n’était autre que Kandiaronk, un sauvage parlant vraisemblablement le français et qui était venu à Paris ; un Kandiaronk très critique des mœurs européennes, tant en matière de politique, de religion, de santé que de sexualité.
Un Kandiarok inspirateur de Montesquieu et de son Esprit des lois ?
Les recherches sur la vie des peuples anciens font ainsi apparaître que les structures sociales pouvaient être modifiées en fonction des variations saisonnières et de la quête de la nourriture, la collectivité se dispersant ou se regroupant en une communauté compacte suivant la nécessité, d’où la prise de conscience que d’autres agencements sociaux étaient envisageables, que d’autres possibles pouvaient voir le jour, d’où la perception de ce qui est nommé la « conscience politique ». Marcel Mauss et Robert Lowie avaient déjà mis l’accent « sur la souplesse inhérente aux sociétés “primitives” et leur faculté de développer de multiples formes d’organisation différentes ».

Parler aujourd’hui de sociétés égalitaires n’a plus grand sens. Pour l’anthropologue Eleanor Leacock, ce serait « moins l’égalité en soi qui compte pour la majorité des membres des “sociétés égalitaires” que ce qu’elle nomme l’“autonomie” ». Nous dirions la liberté.
Notons au passage que, « chez les Haudenosaunees, donner des ordres passait pour une offense presque aussi grave que de manger de la chair humaine ».

Il est largement argumenté que les chasseurs-cueilleurs-pêcheurs, contrairement à l’enseignement classique, ont mis beaucoup de temps à « basculer » dans la culture des céréales, car les ressources naturelles demandaient moins d’efforts à se procurer que l’agriculture et ils pouvaient se satisfaire d’une « agriculture par intermittence », d’une sorte de jardinage itinérant.
Sur ce sujet, quelques pages mettent en valeur « la femme, cette scientifique », extrait publié par Casse-rôles, n° 23 (dossier Écoféminisme) de février-avril 2023.
À propos de l’esclavage, quasiment toutes les sociétés anciennes, peu ou prou, ont connu cet état ; et tout autant certaines formes de propriétés soit individuelles, soit associées à un culte, cela sans pour autant que l’on puisse parler de capitalisme. De même des sociétés ont montré un certain goût pour la hiérarchie et la guerre :

« C’est au sein des groupes les moins dépendants de l’agriculture, ceux des hauts plateaux, que la stratification sociale et la violence se sont enracinées. »
Il est noté la construction d’énormes monuments comme Stonenge et de « villes » comme Çatal Höyük ; pour cette dernière, « pendant plus de mille ans, la vie culturelle de cette communauté est restée obstinément tournée vers la chasse et la cueillette », contredisant une version conventionnelle des villes conséquences de la « révolution industrielle ».

En outre, sont mis en avant la recherche archéologique et certains témoignages écrits – laissés de côté parce que ne répondant pas à la doxa officielle –, comme le texte de Cervantes de Salazar (Crónica de la Nueva España) concernant la ville de Tlaxcala (Mexique), qui « ne décrit pas le fonctionnement d’une cour royale, mais bien celui d’une assemblée urbaine mature qui cherchait à atteindre le consensus par un débat raisonné, même lorsque c’était au prix de semaines de délibérations ».
Nos deux auteurs, qui déplorent être « aux prises avec de puissants mythes modernes qui, non contents de dicter ce qui peut être dit, ont le pouvoir de décréter ce qui doit être tu », multiplient à l’envi références et citations dans le labyrinthe quelquefois rébarbatif de leur texte.

Quant à la propriété à proprement parler, il est écrit :
« L’histoire des sociétés agraires nous apprend que les peuples ont toujours trouvé des moyens de diversifier leurs cultures de manière soutenable sans pour autant privatiser les terres ni confier leur gestion à des contremaîtres. Régimes fonciers communaux, “champs ouverts”, redistibution périodique des parcelles, gestion coopérative des pâturages sont autant de formules qui ont été appliquées pendant des siècles dans certaines régions. »
« Il s’agissait moins de formes de propriété que de “modes d’occupation”. »
Pour autant, une agriculture excessive a globalement pris le dessus.

Quant à la « construction étatique », les auteurs déclarent se retrouver devant « un nombre déconcertant de réalités différentes » ; pour cela, ils développent un très long chapitre intitulé « Pourquoi l’État n’a pas d’origine ». Le terme « État » daterait plus ou moins du XVI siècle, mais l’Égypte antique est souvent vue comme le premier véritable État de l’histoire. L’État aurait pour base trois formes de domination opposées à trois formes de libertés fondamentales : « la liberté de quitter les siens, la liberté de désobéir aux ordres et la liberté de reconfigurer sa réalité sociale ». James Scott est cité dans une note ; pour lui, l’État « n’était qu’une institution saisonnière ». L’État serait « un amalgame d’éléments qui se sont réunis à un moment donné de l’histoire […] peut-être en train de se dissocier de nouveau aujourd’hui » (voir l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, des bureaucraties planétaires sans principe de souveraineté globale).
Comme l’agriculture excédentaire, la forme étatique serait un aboutissement de l’histoire, les États se caractérisant « la plupart du temps par une céréalisation intensive, un monopole juridique de l’usage de la force, une administration professionnelle et une division du travail complexe ».

Pourtant, les auteurs avancent, entre de nombreux autres exemples, le déjà petit mini-royaume de Calusas, tout aussi « bloqué » que nous actuellement et décrit au XVIsiècle comme un royaume de quasi droit divin où les chasseurs-cueilleurs-pêcheurs n’auraient « jamais semé une graine ni attaché une bête au bout d’une longe ».
Oui, de nos jours, nos sociétés se sont verrouillées à cause de l’augmentation de la population qui se sédentarise, de l’accroissement des forces de production et ses excédents, cela, de façon telle que les individus se retouvent coincés dans un système de domination et de subordination permanentes. Le développement d’une agriculture intensive et industrielle, une des causes du déréglement climatique et de l’effondrement du vivant, aurait permis ce passage et, en quelque sorte, ce… cul-de-sac. Une telle situation est-elle inéluctable ?

Question qui amène nos deux auteurs à écrire :
« À quoi bon emmagasiner tout ce savoir nouveau s’il ne nous sert pas à revisiter l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes et de ce que nous pourrions encore devenir – s’il ne nous permet pas de redécouvrir la signification de notre troisième liberté élémentaire, la liberté d’inventer des réalités sociales jamais expérimentées à ce jour ? »

David Graeber & David Wengrow,
Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité,
Les liens qui libèrent, 2021, 752 p.

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