La guerre contre le peuple

Publié dans Réfractions, n° 47
automne 2021

La guerre contre le peuple

Nous sommes en décembre 1960, en Algérie ; déjà, en 1957, l’armée française aidée des divers services du maintien de l’ordre – et des ultras européens pro-Algérie française – avait définitivement éradiqué la résistance indépendantiste de la capitale lors de la célèbre bataille d’Alger, puis, grâce au plan Challe de 1959 et à l’opération Jumelles, avait organisé, à l’échelle du pays, le démantèlement de l’organisation politico-administrative du Front de libération nationale avec, entre autres moyens, la fermeture des frontières en implantant des réseaux électrifiés ; ainsi, l’armée française a pu couper les contacts du mouvement intérieur de libération d’avec l’« armée des frontières » stationnée au Maroc et en Tunisie.

L’ensemble de ces combats contre les résistances populaires s’appuie sur des doctrines et des pratiques de contre-insurrection, autrement dit de « guerre contre le peuple », mais ces idéologies de statu quo social échouent régulièrement ne trouvant finalement comme seul débouché que le massacre des contestataires ; idéologies volontairement sourdes au langage que représentent les divers soulèvements qui sont tout à la fois « force et parole », elles veulent ignorer qu’« une guerre sans fin peut être tenue par le peuple ».
Pour autant, si l’appareil politico-militaire algérien fut alors quasiment anéanti par l’armée française, la résistance populaire à l’ordre colonial va perdurer, car « cette action de force ressemblait beaucoup au coup de fusil dans un cerisier pour en débarrasser définitivement les oiseaux », comme le déclarait à ce propos un colonel français.
Et alors que personnes ne s’y attend, ce sont les gens du commun, dans une vingtaine de villes, qui vont en toute spontanéité descendre, sans armes, dans les rues – mais pas sans certaines violences comme l’incendie du dépôt des Monoprix à Alger le 10 décembre 1960 – ; ce soulèvement de masse va jusqu’à envahir les quartiers réservés aux Européens. Pour expliquer ce sursaut, rappelons qu’il existait un sentiment collectif de base de tous les Algériens qui subissaient depuis plus de cent ans la férocité de la domination coloniale, aggravée par la guerre et les diverses répressions, le tout accompagné par les agressions racistes des ultras qui ont finalement déclenché une réponse proprement algérienne créant ainsi une conscience d’insoumission, d’insubordination, d’entraide et de solidarité.
« Les gens étaient meurtris, oppressés, sur le qui-vive, toutes les familles avaient leur lot de malheurs, des arrestations massives, des exactions extra-judiciaires, des procès à l’emporte-pièce ! »
Puis, à un certain moment, le rapport mental des colonisés face à la mort et à la peur s’est transformé, car les gens n’eurent alors plus peur de mourir.
« On est sorti tous ensemble, toute la famille. Ma grande sœur, moi, mon jeune frère un peu plus jeune qui avait 7 ans, mon père et ma mère… »
Ces manifestations de prolétaires, souvent misérables, et d’anciens paysans déracinés, auront à leur tête de nombreuses femmes, des adolescents et même des enfants. Il y avait là comme une reprise de dignité personnelle, un besoin de retrouver un souffle perdu. Il faut dire que, dans les familles, l’habitude avait été prise de coudre tant bien que mal des drapeaux indépendantistes, et qu’il suffisait qu’en quelque endroit une jeune fille sorte dans la rue sans crier gare en en brandissant un pour que, par cette étincelle, soit lancée une manifestation.
En effet, s’attaquant essentiellement aux indépendantistes hommes, les colonialistes, négligeant la surveillance des femmes et des jeunes filles, vont leur ouvrir des possibilités d’action : « Les femmes ont eu un courage spontané. Elles n’ont pas tenu compte des obligations vis-à-vis du mari, du père, du frère, du fils, qui leur interdisaient de sortir, même devant la porte. Et elles sont sorties. Ils y avait aussi les enfants. Ils se battaient pour prendre le drapeau. »
Si le FLN fut indubitablement vaincu militairement, la population autochtone, elle, avait pris conscience de sa masse et de sa force provoquant une sorte de Diên Biên Phu psychologique.
Ces soulèvements populaires de décembre 1960 sont le plus souvent occultés par les différents pouvoirs qui évitent de mettre en valeur leur caractère révolutionnaire. Par exemple, le FLN, de par sa culture politique d’action militaire hiérarchisée, n’a jamais privilégié l’action collective de masse. Cependant, comme un feu sous la cendre, la mémoire de ces actions dormira longtemps dans les individus et dans les collectifs qui les ont vécus pour être dite bien plus tard. C’est là l’essentiel de l’ouvrage.
Comme l’écrit James C. Scott, cité dans le livre : « Tant que notre conception de ce qu’est le politique se réduit aux activités déclarées ouvertement, nous sommes amenés à conclure que les groupes dominés n’ont pas de vie politique, ou bien que la vie politique qu’ils peuvent avoir se borne aux moments exceptionnels d’explosion populaire. » (La Domination et les arts de la résistance).
Cette mémoire populaire sera conservée, transmise, le soir autour du repas familial, en écoutant la radio à plusieurs, mais aussi dans le quartier, dans le village, au bidonville, en prison ou dans le camp d’internement ; cette mémoire collective sera la source vivante du Hirak à venir, démontrant que tout au long des généalogies la « capacité d’initiative autonome » des opprimés est toujours vivace et sans cesse renaissante.
Pour tenter de comprendre ces valeurs communes du Hirak, il faut revenir sur ce passé, sur la lutte armée qui vit des généraux algériens associés à la police politique – bien que divisés en divers clans antagonistes – s’installer à la tête d’un État bureaucratique, copié sur l’ex-URSS, et s’accaparer la gestion des hydrocarbures, énorme manne financière qui contribua à la corruption de ces militaires qui mirent d’emblée en place un système de clientélisme lucratif tout en témoignant pour le peuple le mépris le plus grand, la « hogra », et en se gardant de partager tant le pouvoir que les retombées économiques du pétrole et du gaz et continuer ainsi la guerre contre le peuple.

Mathieu Rigouste, Un seul héros, le peuple,
Premiers matins de novembre éditeur, 2020, 394 p.

mars 2021

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