Dialogue avec Alain Pecunia

Les Ombres ardentes

« Dialogue entre André Bernard et Alain Pecunia »
à propos du livre de ce dernier : les Ombres ardentes,
un Français de 17 ans dans les prisons franquistes,
Cheminements, 2004, 326 p.
Extrait de Réfractions, n° 14, printemps 2005, 

André : Le Monde libertaire a déjà rendu compte de ton livre, les Ombres ardentes, témoignage que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et, surtout, avec une grande émotion. C’est en partie le récit de ton enfermement dans les prisons franquistes, de 1963 à 1965 ; tu avais 17 ans. Tu aurais pu intituler ton livre: Il n’y aura pas de problèmes, phrase qui revient comme un refrain.
Avant de commencer ma lecture, j’avais un a priori plutôt défavorable : tu sais que je suis partisan de l’action non violente ; toi, à cette époque, tu posais des « bombes », activité que j’estime néfaste à l’avancée de nos idées, car il semble que l’opinion publique, bien aidée par la presse, ne conserve que cette image catastrophique de l’anarchiste poseur de bombes. Mais ton bouquin est passionnant : il a suscité en moi le besoin de te questionner et d’en savoir plus et sur toi et sur ton évolution jusqu’à maintenant. Oui, ton livre m’a bouleversé par son authenticité.
Rappelons brièvement que tu fus arrêté et condamné pour avoir posé deux « bombes symbolique » [p. 89], pas du tout destinées à tuer ; les directives de ton organisation, les Juventudes Libertarias, étaient claires : ne pas faire de victimes. « Nous faisions du terrorisme sans terrorisme », écris-tu [17]. Votre but était d’attirer l’attention de l’opinion publique européenne sur la survivance du régime fasciste espagnol et de mettre un frein au tourisme. « L’idée générale [était] de mener des actions symboliques afin d’obliger la presse française et européenne à parler du franquisme. » [81] N’empêche, par ailleurs, d’autres membres de ton organisation, avaient bien le projet et ont essayé d’assassiner Franco, qui ne mourra qu’en 1975, dans son lit.

La violence terroriste
Ma première interrogation, mon étonnement, c’est que vous n’ayez pas pensé à d’autres modes d’action, comme si vous étiez enfermés dans des façons de faire immuables. N’y a-t-il pas eu de votre part ce que j’appellerais un manque d’imagination pour promouvoir autre chose ? Tu écris plus loin [168]: « Ce que j’ai fait n’a rien d’efficace. Je m’en suis rendu compte très rapidement. »

Alain : En fait, nous avons passé en revue les différents modes d’action possible pour porter un coup d’arrêt au développement du tourisme en Espagne. Rappelons d’abord que ce tourisme représentait une extraordinaire bouffée d’oxygène pour l’économie espagnole, de même que l’émigration économique des travailleurs espagnols au cours de la même période, le tout début des années 60, et que cette « bouffée » risquait de prolonger le régime franquiste. Régime qui était jugé en voie de normalisation par nombre de démocraties, et en premier lieu la France, et, guerre froide oblige, dont on ne rappelait plus la nature profonde, Franco ayant été à la fois le compère et le complice de Hitler et de Mussolini.
Une fois l’an, l’Humanité appelait à ne pas se rendre en vacances en Espagne. Les autres journaux étaient muets, et il était de bon ton de se rendre en Espagne : le soleil y était garanti et les prix étaient bas. Même à gauche, un certain nombre prétextant qu’ils souhaitaient se rendre compte par eux-mêmes, sur place, de la réalité du franquisme. Également apporter sa solidarité au peuple espagnol…
Alors que faire ? Manifester à une centaine, placarder des affiches et distribuer des tracts ? Aucun journal et aucune radio n’en auraient rendu compte. Et n’oublions pas que la télé en était à ses balbutiements et sous strict contrôle gouvernemental.
Dans ces conditions, les Juventudes Libertarias ont estimé que seules des actions symboliques pourraient percer le mur du silence. À condition qu’elles se fassent remarquer. D’où l’idée de « bombes » symboliques, principalement, et de kidnapping de personnalités, accessoirement. Pour porter atteinte aux intérêts espagnols, les bombes, c’était pratique car les objectifs possibles étaient nombreux et dispersés : consulats, banques, sièges de la compagnie aérienne Iberia, etc. Mais, chaque bombe ne donnant lieu qu’à une « brève » – c’est-à-dire quatre ou six lignes – dans la presse, il fallait multiplier les actions pour faire passer plus d’info…
Ces bombes étaient purement symboliques, et les charges ne dépassaient jamais les cent grammes. Elles ne représentaient aucun danger car elles explosaient de nuit à l’heure la plus creuse, étaient déposées contre une devanture ou une porte et étaient contenues dans une boîte en carton ou un sachet plastique. Nous n’avions aucune référence à Ravachol ou autres « bombistes ». Par ailleurs, à une époque marquée par les bombes volontairement meurtrières de l’OAS, les nôtres apparaissaient réellement symboliques. Ce contexte historique de « vraie » violence est important pour saisir notre démarche. Nous ne concevions nullement nos bombes comme une action terroriste, qui pour nombre d’entre nous était – et continue d’être – une action fasciste. Dans terrorisme il y a terreur, et celui qui cherche à terroriser, au nom de quelque idée que ce soit, ne peut être qu’un fasciste qui s’ignore ou un psycho- ou sociopathe.
En ce qui concerne les tentatives de notre organisation – dont le nom de guerre officiel était Défense intérieure – d’assassiner Franco, qui furent présentées ultérieurement comme son axe principal, dans mon groupe qui était axé en 1961 et 1962 sur l’anti-tourisme, nous n’en avions pas connaissance. Preuve d’un certain cloisonnement.

André : Je souhaiterais que tu en dises plus quand tu parles des anarchistes qui « veulent tirer les leçons du passé et du présent. Pour eux, la survivance de l’anarchie passe par un aggiornamento » [241]. Actuellement, en effet, il semble qu’un certain nombre de compagnons veuillent se débarrasser des images encombrantes d’un Ravachol et de quelques autres, qui font pourtant partie intégrale de notre histoire. Est-ce de cela qu’il est question ? En effet, le grand public, quand il s’agit d’anarchisme, ne veut retenir que ça de nos pratiques et de nos théories, pour ignorer tout le reste.

Alain : Déjà, à l’époque, nous voulions nous débarrasser des « images encombrantes » d’un Ravachol. Et il me semble que le terme de « libertaire » permet ce démarquage sans problème. Lorsque tu te dis libertaire face à un interlocuteur, quel qu’il soit, il ne vient pas te rappeler Ravachol. Par ailleurs, Ravachol et les autres étaient des individualistes. Pour moi, ce terrorisme, s’il appartient à l’histoire de l’anarchie, il se rapporte à sa branche individualiste. Et aussi bien les Juventudes Libertarias que la CNT espagnole n’étaient nullement des agglomérats d’individualistes – des individualités, oui, et qui avaient un grand sens et du collectif et de l’organisation.
La première partie de ta question ne se réfère pas à un démarquage vis-à-vis de l’image négative du terroriste anarchiste. Elle concerne la réflexion de mes camarades anarcho-syndicalistes (pour les a-s espagnols, anarcho-syndicaliste était synonyme de libertaire ou d’anarchiste, car un anarchiste était nécessairement un salarié et donc un syndicaliste révolutionnaire) de l’intérieur.
Durant mes vingt-huit mois de détention à Madrid, je n’ai rencontré que trois anarcho-syndicalistes de la CNT « en » Espagne, et aucun autre. De ceux que l’exil anar espagnol voyait comme des réformards « rose bonbon ».
Une des caractéristiques essentielles de ces trois camarades (tous trois dirigeants au plus haut niveau) était de passer pour la troisième fois par les prisons franquistes : années 40, années 50, et à présent dans les années 60. Ils estimaient que le devoir d’un anarchiste espagnol était de vivre et de combattre en Espagne. Que seule la menace d’une peine de mort ou d’une lourde peine justifiait moralement l’exil. Tout comme ils considéraient que les émigrés « économiques » désertaient la lutte.
Leur constance dans le combat m’a fortement impressionné et j’ai prêté beaucoup d’attention aux leçons qu’ils tiraient de leur expérience. Et une de ces leçons était la nécessaire adaptation des libertaires au monde moderne, que la poursuite de l’idéal de la société libertaire passait par le développement de la démocratie politique, économique et sociale. Que ce qui avait fait la force de l’anarcho-syndicalisme espagnol était son immersion dans le tissu social et d’avoir su exprimer ses revendications et ses aspirations. Et qu’il allait lui falloir s’adapter à la nouvelle réalité sociale en faisant le tri entre ce qui avait été valable dans les premières trente années du XXe et ne l’était plus en ce début des années 60 et le serait encore moins dans l’avenir. Car l’anarchisme n’avait pas vocation à la marginalité.

André : Comme Jacky Toublet [un temps secrétaire du syndicat des correcteurs], quelques années avant de mourir, tu parais très sensibilisé par le problème de la violence, et toi plus particulièrement par l’éthique anarchiste. Tu sembles reprendre à ton compte les propos de militants de la CNT qui « estiment que, sur le terrain de l’activisme violent, les activistes de droite, épaulés par l’appareil d’État, auront toujours plus de succès que les libertaires ». [242]

Alain : Jacky Toublet a toujours été très sensibilisé par le problème de la violence. Nous en avons souvent discuté à partir de 68. Et là aussi il faut tenir compte du contexte historique. Nous sommes nés entre 40 et 45. Les souvenirs de la révolution de 1848 en France, de la Commune de Paris, la boucherie de la Première Guerre, la Révolution russe, la montée des fascismes, la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale et la barbarie nazie, les guerres coloniales, tout cela se mêle et est encore présent, nous imprègne même. Et il s’agit de la violence la plus extrême. Que faire face au fascisme ou à la violence déclenchée par quelque réaction que ce soit ? Est-ce que, à un moment donné, même en étant les plus pacifiques possibles, elle ne nous sera pas imposée ? Donc, nous avons une réflexion commune sur la « contre-violence ».
Personnellement, j’estime que la violence est légitime contre une dictature ou une occupation étrangère, mais qu’elle ne l’est nullement en démocratie, si imparfaite soit celle-ci, car toutes les formes d’expression, de protestation et de manifestation y sont permises. Et que la démocratie politique (je ne parle pas de sa forme parlementaire) est fragile, que seuls ceux qui rêvent de dictature ou de « table rase » – et elle sera vraiment rase – ont à y gagner. Que, lorsqu’on se retrouve sous une dictature, comme dans l’Espagne franquiste, eh bien, en fait, quand on lutte, on combat pour retrouver les libertés fondamentales dites « formelles » par certains : libertés d’expression, d’association, etc. Qui sont réellement fondamentales, et que si on ne les utilise pas pour transformer ou avoir au moins prise sur le réel, c’est plus par paresse militante que par un prétendu défaut intrinsèque de ces libertés.
Cela pour répondre à la seconde question. Oui, l’emploi d’une violence « volontariste » à gauche, hors situation de violence imposée, est voué à l’échec et à la manipulation par les services spécialisés de l’État, ou carrément les services secrets (voir avant la chute du mur de Berlin les liens unissant les différents mouvements « activistes » européens aux services de l’Est, et je suppose, logiquement, que ceux de l’Ouest n’étaient pas en reste…). Ne serait-ce que parce que l’opinion publique, c’est-à-dire la population, y sera toujours hostile. Et, ce me semble, à juste titre, puisque seuls les pêcheurs en eaux troubles peuvent y trouver leur compte – et, là, je reviens aux groupuscules d’extrême droite et aux actions occultes de l’État (voir la stratégie de la tension des « années noires » en Italie avec le Gladio).
L’idée de créer par une action violente (comme en Italie les Brigades rouges) les conditions d’une guerre civile par l’enclenchement d’une spirale action-répression, et qu’au bout il y a la révolution, est absurde et criminelle à la fois par ses méthodes et conséquences car l’appareil d’État attaqué est nécessairement le plus fort à ce jeu-là et, au final, on l’aura aidé à se renforcer.
Pour ce qui relève de l’éthique libertaire, Jacky y était également très attaché. Un des mots clés des camarades espagnols était « la conscience ». Ce qui veut tout simplement dire que si l’on se prétend libertaire, eh bien, on doit se comporter comme tel. Ce que l’on peut faire et ne peut pas faire. Des règles de conduite, tant au niveau du militant qu’à celui de l’organisation, une échelle de valeurs, des normes et des us et coutumes libertaires qui nous différencient de tous les autres socialistes et révolutionnaires. Qui font notre différence et créent notre identité. Et une morale intériorisée qui permettra de « faire tourner la boutique » dans une société autogérée – et aussi de rendre vivables nos organisations entre-temps… Une morale de responsabilité, où les devoirs passent avant les droits. Le respect de soi et des autres, ma liberté s’arrêtant là où commence celle de l’autre – et vice versa, c’est préférable de le rappeler !

André : Revenant sur ton expérience, tu racontes avec une sorte d’humour froid, le peu de sérieux de vos opérations : il semble que le matériel que vous utilisiez n’était pas fiable : vos pétards pouvaient exploser avec deux heures d’avance ou trois de retard, ou pas du tout. « Engins complexes et capricieux », dis-tu ? [83] Et vous risquiez le garrot pour cela, garrot que subirent d’autres compagnons : Delgado et Granado, et Puig-Antich quelques années plus tard.
La bombe placée, le 29 juillet 1963, à la Direction générale de la sûreté a fait une vingtaine de blessés. En prison, tu te désolidarises de cet acte que tu déclares « criminel » [142]. Pourtant, les compagnons qui l’ont posée sont de la même organisation que toi. Et tu as continué par la suite à cultiver de bons rapports avec eux, sans brouille. J’avoue ne pas très bien comprendre.

Alain : Certains aspects n’étaient pas sérieux. Il est vrai que le matériel n’était pas toujours fiable, que ce type d’actions était peut-être au-dessus de nos moyens par manque de ressources matérielles, financières et humaines (par exemple, employer des non-anarchistes, ou, lors d’un attentat contre Franco qui traîne en longueur, oublier de se munir d’une pile de rechange pour la télécommande). Sans parler des individus douteux et des infiltrations réelles. (Le fameux mouchard découvert lors de l’affaire du banquier Suarez et qui a sévi durant dix ans, faisant échouer la plupart des opérations et menant nombre de camarades en prison.) Sur ce point, il est nécessaire de lire l’excellent livre de Carlos Fonseca publié par les Éditions de la CNT (je n’en fais pas la pub en tant que traducteur – la traduction a été bénévole), le Garrot pour deux innocents. Il n’est nullement complaisant à notre égard et, au cours du récit des faits, le lecteur est amené à se poser pas mal de questions.
Par ailleurs, j’estime qu’il est nécessaire de ridiculiser le terrorisme, symbolique ou non, car il implique trop de dérives. Mais je ne regrette nullement ce que j’ai fait. Simplement, quand on constate que quelque chose est inefficace, il faut le dire et en tirer les leçons. On a fait, on a vu, et passer à autre chose s’impose. Sinon, cela ne relève plus du militantisme mais de la psychiatrie.
En fait, notre campagne anti-tourisme n’était pas aussi absurde qu’il pourrait y paraître : les alertes à la bombe dans les avions, surtout, étaient efficaces et désorganisaient les circuits des agents de voyage. À cette époque, les groupes de voyagistes se suivaient à flux tendu, car la structure touristique n’était pas adaptée à la masse des touristes, et le retard d’un seul avion avait des conséquences désorganisatrices. Donc, avec plus de moyens, plus de volontaires ? peut-être que. Mais, quand les uns et les autres auraient compris qu’il s’agissait d’actions symboliques ne comportant aucun risque, ils n’auraient plus tenu compte des alertes. Et alors, qu’est-ce qu’on fait ? On passe à la vitesse supérieure avec les victimes innocentes que cela implique ? À cette question, nous avions répondu non dès le départ. Nous étions des militants libertaires, pas des assassins.
En tant qu’étrangers, en tant que Français en ce qui concerne mes deux camarades et moi-même arrêtés en avril 1963, nous n’avons pas risqué réellement le garrot, bien que la qualité de Français – si elle nous a permis de ne pas accomplir notre peine – soit plutôt un sérieux handicap vis-à-vis du Conseil de guerre au cours des premiers mois, car le bruit courait que nous étions les agents d’une action « noire » commanditée par les services français.
C’est d’ailleurs pour cette raison que, lors de l’annonce des attentats de Madrid qui devaient coûter la vie à Delgado et Granado, nous avons écrit cette phrase « interne », que tu cites, dans un courrier à nos familles pour nous prémunir contre un procès à huis clos expéditif dans la foulée de celui de nos deux camarades (qui était prévu pour le 23 août, si je me souviens bien). Tous nos courriers étaient lus par le juge militaire et nous voulions lui couper l’herbe sous le pied.
D’autre part, dans la prison, nous étions persuadés, tous les détenus politiques, vu que la bombe avait explosé dans le local des passeports et qu’une des consignes de notre organisation était l’interdiction absolue de mettre une bombe à l’intérieur d’un local, qu’il s’agissait d’une provocation. Et que l’arrestation et la condamnation à mort des deux camarades, vu la quantité imposante d’explosifs qu’on les accusait de détenir, étaient liées à la préparation d’un attentat contre Franco, mais que le régime, ne pouvant le révéler, les exécutait pour l’attentat. Mais nous étions tous convaincus que cet attentat qui leur était imputé à tort était le fait de provocateurs.
C’est à ce moment-là que j’ai définitivement rejeté ce mode d’action. Soit par « bavure », soit par provocation, il était trop lourd de conséquences négatives eu égard aux avantages. Et, en l’occurrence, après cet attentat, la pression policière a été extrême sur les milieux clandestins, paralysant les militants et toute action syndicale durant un certain temps. Mes trois camarades de la CNT me l’ont confirmé quand ils sont arrivés à la prison de Madrid en mai 1964, et comme, dans notre conception libertaire de l’époque, la primauté allait aux intérêts de la CNT, ce type d’action, y portant atteinte, était à rejeter définitivement.
Et il n’y avait aucun problème à le rejeter, car si, dans le contexte de l’époque – guerre d’Algérie et OAS –, c’était un type d’action parmi d’autres, comme distribuer des tracts ou faire une inscription de nuit sur un mur (ce qui était d’ailleurs tout aussi dangereux parce qu’on pouvait se faire surprendre par un flic et tirer dessus dans tous les cas), ce n’était pas un type d’action efficace et nous n’avions aucune prédilection particulière pour lui, bien au contraire, les risques existant quelles que soient les précautions prises. Preuve en étant la bombe du 29 juillet 1963.
Pourquoi ai-je continué à fréquenter mes anciens camarades? Simplement parce qu’ils ont toujours été mes camarades. Nous étions des Juventudes Libertarias, nous étions les Aguiluchos, et l’action des Jeunesses libertaires, historiquement, ne se résume pas seulement à ce type d’action. Nous en avons tous – plus ou moins – tiré les leçons, mais nous n’oublions pas nos liens de camaraderie. À cette époque, dans le milieu des Juventudes ou, plus tard, de Frente Libertario, il n’y avait pas d’intolérance, mais du respect du moment que chacun était cohérent avec ses positions.

La police

André : Tu insistes beaucoup sur l’efficacité de la police franquiste, aidée par des informateurs, des agents provocateurs [130], et sur le fait qu’elle pénétrait facilement les groupes espagnols de l’exil. Ce qui n’empêchait pas les compagnons de ton organisation de traiter avec une certaine légèreté, semble-t-il, les risques que faisaient courir les mouchards [24] en tout genre.

Alain : Et c’était même assez surprenant quand tu revenais des entrailles du franquisme, ses prisons. Après le passage au commissariat, et surtout la prison, où l’on avait largement le temps de confronter nos expériences et les méthodes de la police politique, c’était même hallucinant, mais c’était comme ça, comme pour tous les activistes qui vivent dans un milieu démocratique non répressif. Parce qu’on se sent en confiance et qu’on ne se contrôle pas les uns les autres – comme ça se faisait en Espagne, même en prison –, qu’on ne s’étonne pas qu’un camarade vive au-dessus de ses moyens.
Par exemple, quand le mouchard dont je parlais tout à l’heure a été découvert, je me suis mis en rapport avec l’union locale de la CNT espagnole de sa localité. « Lui ? Mais nous, on s’en est toujours méfiés, m’ont-ils répondu. Son train de vie ne correspondait pas à sa pension d’invalidité. » Sans commentaire.
Autre exemple, en octobre 1963 – ou novembre, mais ça n’a pas d’importance – est arrivé à la prison de Madrid un ordre unique dans l’histoire des prisons franquistes et ne concernant que notre organisation : aucun membre détenu des Juventudes ne devait être en contact avec les autres détenus de la même organisation. Pourquoi ? En nous croisant au cinéma ou à la messe, nous nous disions que c’était pour nous empêcher de recoller les morceaux et de nous rendre compte de choses gênantes.
Jusqu’à la découverte de ce mouchard, toutes les arrestations et les échecs dans les actions étaient imputés aux erreurs commises par les exécutants ou leurs imprudences…

Le castrisme

André : Cuba semble avoir été pour vous un exemple très fort, à cette époque. Pensiez-vous réellement que vos pétards étaient le prélude à une guérilla urbaine ?

Alain : Pas si fort que ça, mais on nous avait présenté notre responsable comme ayant participé à la révolution cubaine et à la guérilla. Alors… Et puis c’était une époque d’optimisme révolutionnaire
En ce qui concerne le prélude à une guérilla urbaine, vu de France, j’y croyais – une fois en Espagne tu comprenais mieux la situation – et je n’étais pas le seul, car les horloges étaient arrêtées. Le postulat était que le peuple n’avait plus peur de la répression et que, si quelques-uns donnaient l’exemple, ça exploserait. Ce qui était dans la logique de la tradition espagnole depuis le soulèvement populaire du 2 mai 1808 contre l’occupation française à Madrid, de la résistance populaire à Napoléon, des pronunciamientos libéraux du XIXsiècle, des appels au soulèvement des anarchistes dans les années 20-30, de la proclamation de la Commune des Asturies en 1934, etc. Seulement, depuis l’exil, on n’avait pas mesuré combien le peuple espagnol avait été réprimé et martyrisé. Que la peur était moins présente mais toujours là car le traumatisme de la répression avait été effroyable – il a perduré jusqu’à ces dernières années, et je pense qu’il y en a encore bien des séquelles puisque des acteurs républicains de la guerre civile refusent toujours d’en parler à leurs petits-enfants, même en étant en France depuis de nombreuses années.

Démythification

André : Quelque chose qui m’a beaucoup plu dans ton livre (et quelquefois inquiété), c’est la démythification d’une pseudo réalité, c’est ton absence de manichéisme et le fait de mettre l’accent sur ce que tu nommes les « paradoxes espagnols » : tu présentes des militaires ou des policiers de façon presque sympathique. Tu parles de « la part obscure qui est en chacun de nous » [264].

Alain : Je n’ai pas un esprit manichéen et je juge l’homme pour ce qu’il est et non pour ce qu’il prétend être. Mais, en période de combat, le fasciste est mon ennemi et je connais mon côté de barricade. On ne discute pas.
Le contexte historique est celui d’un franquisme et de franquistes « vieillissants » à un moment où chacun, dans chaque camp, estime que le franquisme n’en a plus que pour deux ou trois ans. Alors, évidemment, certains acteurs du régime ont parfois des attitudes moins tranchées. Par exemple, un vieux flic de la brigade politique, mouillé depuis le début dans la répression, ne va pas changer (ce qui n’empêchera pas sa femme de me préparer un sandwich, ce qu’elle fait toujours quand son mari effectue un transfert de détenu politique). Un jeune inspecteur, en revanche, s’il n’est pas foncièrement fasciste, aura une attitude moins tranchée. Nous pouvions le constater aussi dans le comportement à l’égard des responsables politiques arrêtés – ils pouvaient être les maîtres de demain…
Simplement j’ai voulu dire l’exacte vérité. Je ne sympathise nullement avec mon inspecteur interprète (nous n’avons jamais échangé le moindre sourire et sommes restés tous deux parfaitement impassibles –, pourtant, deux ou trois fois, il vient à ma rescousse durant l’interrogatoire). En prison, on fait le récit de son interrogatoire (pour recenser les méthodes et combines des flics, et aussi pour contrôler), et j’ai toujours dit que j’ignorais sa motivation ou s’il avait brutalisé des camarades, mais que je dirai son comportement à mon égard.
Quant au militaire, il s’agit du juge du conseil de guerre maritime, un vice ou contre-amiral, par lequel je devais au début être jugé à Barcelone, et qui se désole que la brigade politique ne m’ait pas torturé ou fait subir de mauvais traitements car il désire les « coincer »… C’est comme ça.
En ce qui concerne la « part obscure », cela renvoie à l’éthique. La nécessité en tant qu’individu et militant de bien se connaître, même ses failles ou ses faiblesses, car nul n’est infaillible. Une longue réflexion de mes camarades après tant d’années de militantisme et de prisons sur la nature humaine qui réserve bien des surprises dans un sens ou dans l’autre. Mais ça nous entraînerait très loin. Mais, pour tout militant, l’épreuve du commissariat et le séjour en prison est son moment de vérité. Si tu le passes bien, tu seras armé pour la vie. Sinon, et peut-être que dans d’autres circonstances… Comme disait Florian : « Méfie-toi toujours des autres et de toi-même. » Sous le fascisme, on apprend ça.
Je crois que j’évoque la « part obscure » en parlant des fascistes dans le livre. Que les fascistes incarnent cette part obscure qui est en chacun de nous. Le fasciste ou le bourreau, le tortionnaire, ne sont pas des monstres, ce sont des hommes au comportement monstrueux. Ce serait beaucoup plus confortable s’ils étaient d’une autre nature, d’une essence différente. Mais ils sont terriblement humains, ils sont la « part obscure ».

André : Et, également, de la liberté relative dans les prisons espagnoles par rapport aux prisons françaises, etc.

Alain : En vingt-huit mois de prison, j’ai connu un peu plus de 250 détenus politiques, et alors, là, je peux te dire la surprise de chacun, sans exception, de découvrir la réalité des conditions de détention. Pour beaucoup de ses lecteurs, c’est d’ailleurs là le principal intérêt du livre. Nous avions coutume de dire qu’il y avait plus de liberté à l’intérieur de la prison qu’au-dehors. Peut-être que si nous disions ça en étant emprisonnés, cela peut également donner une idée de la chape que représente le fascisme sur une société. Mais ce régime non cellulaire – par rapport au français – était une tradition espagnole et même hispanique. Il était également le fruit de luttes menées par nos prédécesseurs.

André : Tes rapports « d’amitié » avec, par exemple, ce Vicente, un fasciste français, « capitaine du Deuxième Bureau » qui « n’a que faire de l’idéologie » [57]. Tu parles aussi de rapports de certains anars espagnols avec les « services français » dans une lutte commune contre l’OAS. D’accord avec toi pour assumer le fait que la vie militante oblige quelquefois à fréquenter des « ennemis », mais peux-tu en dire plus? Et d’une façon générale sur ce problème…

Alain : Avec Vicente, qui ne se dit pas fasciste mais mercenaire, c’est une trêve entre prisonniers. Passagère, d’ailleurs, parce que – je ne sais plus si je le dis dans le chapitre sur Barcelone – il me répète que si nous nous rencontrons dans la rue, il y aura un de nous deux de trop…
Lorsque nous avons d’abord agi en tant que groupe franco-espagnol contre l’OAS, nous avons travaillé « largement », comme tous ceux qui avaient conscience du danger en métropole. Cela fait partie de la réalité des résistances quand de larges fronts se forment. En ce qui concerne une situation de « renseignements », on fréquente nécessairement « l’ennemi », car il faut être au contact. Mais ce sont des situations très particulières, extrêmes pourrait-on dire. Avec tous les aléas.

André : Sur le fait que l’ambassade de France, le consulat, et aussi le Vatican [107] font des démarches pour vous, les « terroristes »… Comment est-il possible que la marquise de Villaverde, la fille de Franco, s’intéresse à votre sort, à toi ? [269]

Alain : Pour les autorités françaises, déjà parce que nous sommes français, ensuite parce qu’il y a une très grande mobilisation à notre égard en France. Parce que les peines demandées paraissent disproportionnées.
En ce qui concerne le Vatican, je ne sais pas pourquoi. Mais c’est une période où le Vatican se démarque de Franco. Et il y a même eu des interventions fascistes pour obtenir en échange de notre libération par Franco celle de détenus OAS en France.
Pour ce qui est de la fille de Franco, c’est plus complexe. Le principe de notre libération – réclamée par de Gaulle en personne, condition sine qua non posée par Franco – était adopté mais rien ne se passait et cela pouvait durer. Pour ce qu’on a bien voulu m’en dire, parce que le conseil des ministres espagnols n’était pas unanime sur notre libération. Le ministre de l’Intérieur s’y opposait. La marquise de Villaverde aurait débloqué la situation en demandant au ministre concerné ma libération comme cadeau d’anniversaire. Auparavant, évidemment, un personnage puissant, appartenant à un éminent service européen, lui avait demandé de lui rendre ce service.
En tout cas, les plus surpris par ma libération – après moi car je ne m’y attendais pas – ont été les autorités françaises qui s’en occupaient…

André : Tu dis à plusieurs reprises que tu sens en prison que l’Espagne est, à ce moment, un pays en train de changer, « loin des représentations simplistes de l’exil » [65] ; un pays « dans lequel l’ennemi de l’un peut cesser d’être le diable de l’autre ».

Alain : Pour la première partie, j’ai déjà donné des éléments de réponse. Toutefois, on doit préciser que ces « représentations simplistes » étaient également celles de toute la gauche française. Pour la seconde, c’est plus complexe. Mais, ce qui était palpable, avec cette sensation de changement prochain, c’était un commencement de disparition de la diabolisation du « rouge » sur lequel avait tant joué Franco en s’appuyant sur l’Église espagnole pour sa « croisade ».
L’idée de transition était dans l’air, quelque chose bougeait, et n’a pas bougé complètement, en fait. Mais, quand on ne diabolise plus l’ennemi, peut-être simplement pour cause de vieillissement ou de lassitude, de désir de plus en plus général d’autre chose, qu’il ne reste plus que des ennemis face à face, quelque chose est possible pour passer à autre chose.

L’Algérie

André : La guerre d’Algérie tient aussi sa part dans ton évolution: tu viens des Jeunesses communistes. Le mot d’ordre du PC était que le soldat communiste va à la guerre [71]. Toi, très jeune à l’époque, tu attends que reviennent tes aînés partis pour cette expédition coloniale. Leur silence au retour. Comment es-tu arrivé à l’anarchisme ? C’est ton romantisme rebelle, comme tu le dis ?

Alain : Je suis aux Jeunesses communistes mais je n’adhère pas au marxisme. Je suis réfractaire à tout système de pensée fermé et à tout dogme, et je crois que, comme le disait Lénine, « seule la vérité est révolutionnaire ». Pour le PC, la vérité était celle décrétée par le bureau politique, et, comme pour les jansénistes, seule la vérité du moment était la vérité. Alors en lisant Voline, sa Révolution inconnue, j’ai découvert une tout autre histoire et les anars. Mais j’ai été au début choqué par leur manque de pragmatisme et de militantisme concret. Je suis resté car j’ai rencontré des camarades « non marginaux » comme Devriendt, Stas et Denais. Mais, avant mon passage par la prison, je suis un révolté qui croit qu’il faut anéantir le vieux monde pour que surgisse une société harmonieuse puisque l’homme est naturellement bon…
Quand tu arrives en prison, le principe de réalité, tu le reçois en pleine gueule, parce que le fascisme, c’est fichtrement réel ! Et, si tu as quelque peu les pieds sur terre, tu te jures d’être à jamais lucide, de ne plus prendre de vessies pour des lanternes ou fantasmer sur la réalité. On peut continuer à le faire si l’on ne met pas ses principes en action, ça permet d’ailleurs de prendre de belles poses ; sinon, il est préférable de coller à la réalité au plus près, car celle-ci ne pardonne pas les erreurs d’analyse.
Alors, je vais te faire plaisir en te disant que je suis ressorti en ayant laissé loin derrière moi les méthodes explosives et convaincu que, pour gagner des guerres, les « Orchestre rouge » étaient de loin le plus efficace…

André : Tu parles d’un groupe français nombreux pour l’aide à la désertion [76]. De quoi s’agit-il ? Moi qui étais aux premières loges, à ce moment, je ne me souviens pas que les anars étaient si nombreux à déserter ou à s’insoumettre…

Alain : Hé ! je ne vais rien t’apprendre sur les anars français… D’abord, « nombreux », c’est relatif en ce qui concerne le mouvement libertaire français de l’époque. Ensuite, il y a évidemment un abîme entre le nombre de ceux qui appellent à la désertion, à l’insoumission, ou à l’aide au FLN, et ceux qui franchiront réellement le pas. Là aussi il y a le grand écart entre posture et engagement.

André : Tu écris que l’immense majorité du peuple français refuse alors la violence de l’OAS [79] et que c’est une des raisons de son échec. Ne penses-tu pas que d’une façon générale les gens n’aiment pas la violence et que c’est pour cela que les anarchistes devraient inventer d’autres moyens d’action ?

Alain : Je pense tout à fait comme toi. Et je pense, justement, qu’en régime démocratique il y a de multiples formes d’action à la fois efficaces et pouvant attirer la sympathie, et même provoquer le rire.

Réformisme ou révolution

André : Ton séjour en prison, paradoxalement, va t’amener, dis-tu, à mieux apprécier la réalité. Tu vas « découvrir un monde différent, des anarchistes soucieux d’efficacité, de stratégie, de tactique, d’alliances avec les autres forces » [175]. C’est l’expérience de l’Alliance syndicale ouvrière, fondée en 1961, par l’UGT (socialiste), la CNT et le STV (syndicat des travailleurs basques), une sorte de front non communiste. Tu précises que ce sont des syndicats de l’intérieur et non pas de l’exil, avec la participation d’un haut dirigeant de l’AFL-CIO, la centrale syndicale américaine. L’alliance va jusqu’à la démocratie chrétienne et aux chrétiens sociaux de la tradition de Mounier. Que fais-tu du « ni Dieu ni maître » que l’on continue de rabâcher ?

Alain : Ce fut une surprise. L’option de ces camarades était de jouer la carte démocratique, en s’investissant dans tous ses champs, excepté le parlementaire.
Établir des alliances ne signifie pas perdre son identité. Et notre « ni Dieu ni maître » n’est jamais qu’un raccourci de l’humanisme des matérialistes de l’Antiquité.
Les chrétiens de la tradition de Mounier, quand ils s’engagent politiquement ou socialement, ont tendance à se rattacher à la tradition libertaire du mouvement ouvrier. Les camarades « catholiques » du STV souhaitaient établir la même société démocratique autogestionnaire (Proudhon là encore) que nous. Alors, allait-on refuser de la construire ensemble ?
Les camarades de l’intérieur avaient abandonné un anticléricalisme systématique (influence du concile Vatican II en partie), étant conscients que ce n’était pas en fusillant des religieux que l’on supprimait la religion. Et les chrétiens qui avaient fusillé des « athées » avaient tiré les mêmes conclusions. Donc, il fallait coexister et admettre des options philosophiques différentes. Notre point commun était de construire une société où l’homme serait la mesure de toute chose. Que la dignité de l’homme soit respectable parce qu’il est à l’image de Dieu ou par principe humaniste matérialiste (le nôtre) ne devait pas nous empêcher de construire le socialisme.
En nota, on ne doit pas oublier que les anarchistes espagnols ont sauvé la vie de nombreux prêtres, le cas le plus célèbre étant celui du curé que Durruti avait choisi comme secrétaire pour lui assurer l’immunité.

André : On va ainsi cataloguer de « réformistes » les militants de l’intérieur alors que ceux de l’exil se disent « révolutionnaires ».

Alain : Oui, mais les plus révolutionnaires n’étaient pas ceux qui se prétendaient tels. Là, je veux parler de la CNT « officielle » de Toulouse avec ses dérives bureaucratiques et staliniennes, dont les dirigeants ont toujours été soucieux d’éviter le moindre risque au cours de leur exil. Ce point peut faire l’objet d’un débat plus approfondi. En tout cas, le passé révolutionnaire des camarades de l’intérieur était impressionnant. Et, vu leur passé, les anars les moins obtus pouvaient se douter que l’apparence réformiste était également un camouflage.

André : Mais tu dis que « le développement des syndicats ouvriers a un besoin absolu (c’est moi qui souligne), pour se réaliser, d’un régime politique fondé sur les libertés démocratiques » [195]. Libertés formelles, « qui n’ont, en réalité, rien de formel lorsqu’on en est privé et que l’on vit sous le joug de la dictature » [196]. Ce pacte de transition, pacte de paix civile, devait permettre par la suite la reconstruction du mouvement libertaire… et garantir aux franquistes l’amnistie des crimes passés.

Alain : Tout d’abord, il devait permettre de recouvrer les biens de la CNT séquestrés par les franquistes, biens considérables. Également offrir un cadre d’action pour se reconstruire (car il ne restait rien sinon le prestige de la CNT) et se déployer de nouveau. Ensuite, sortir du franquisme et obtenir les libertés formelles, de quelque façon que ce soit, était plus important qu’une quelconque vengeance, même des plus légitimes. L’essentiel était de reconstruire le mouvement libertaire. D’ailleurs, l’idée de vengeance était étrangère à la gauche espagnole en général, et encore plus aux anars. La soif de vengeance, dont ils avaient souffert de la part des franquistes, était quelque part connotée « fasciste ». Mais il fallait écrire l’histoire et ne rien oublier ni pardonner.
L’idée de « quelques » règlements de compte n’était pas exclue. À condition qu’ils soient discrets. Par exemple, j’ai connu un camarade qui rêvait depuis plus de vingt ans de faire la peau de celui qui avait fait fusiller son père. Eh bien, nous estimions que c’était légitime et son problème. Mais le camarade, quand il en a eu l’opportunité, ne l’a pas fait. Et personne d’autre n’avait à le faire à sa place.
Il arrive un moment où le sang n’appelle plus le sang, et tant mieux.
« Et garantir aux franquistes l’amnistie des crimes passés… » Là, dans le cadre de la transition telle qu’elle s’est déroulée, il faudrait peut-être poser la question au parti communiste espagnol et à Santiago Carrillo en particulier…

André : En choisissant ce camp « réformiste », tu as dû te fâcher avec un certain nombre de copains.

Alain : Non. Ma réponse est la même ici qu’un peu plus haut.
Dans un mouvement libertaire, nous devons accepter et respecter nos différentes options. Dans le cadre du Mouvement libertaire espagnol, qui fut un mouvement de masse, il y avait, comme dans toute masse en mouvement, une droite, un centre, une gauche et de multiples nuances. Selon, les circonstances, les uns ou les autres avaient plus ou moins raison, momentanément.
Les hommes ont des psychologies ou des personnalités différentes. Durant l’Occupation, des anars se sont engagés dans la lutte non armée en animant ou participant à des réseaux de renseignements ou des filières d’évasion. D’autres ont opté pour la lutte armée…

André : Qu’en est-il encore maintenant quand tu parles de « la grève générale révolutionnaire [vieux mythe] auquel les anarcho-syndicalistes ont renoncé depuis des lustres » [229] ?

Alain : Mythe quand l’on prétend que la société idéale va en être la conséquence ipso facto. Mais c’est un mot d’ordre comme un autre quand on y voit un moyen.

André : Réformisme ou révolution ? Est-ce une fausse alternative ? Tu écris : « Il faut s’engager sur la voie du réformisme, mais un réformisme qui n’oublie pas sa finalité révolutionnaire : transformer la société. » [242]

Alain : Dans l’Histoire, je n’ai jamais vu le cas de « révolutionnaires » déclenchant une révolution ou une situation révolutionnaire. Une situation révolutionnaire est un moment exceptionnel au cours de l’Histoire et relativement rare, fruit d’une accumulation de contradiction, d’une guerre étrangère ou d’une occupation.
En 36, les camarades espagnols n’ont pas déclenché la révolution. Une situation révolutionnaire a été créée par le soulèvement franquiste. Et il existait une organisation révolutionnaire : la CNT. Mais la CNT n’avait pas décidé de collectiviser les industries catalanes : c’est la fuite des patrons qui l’a obligée (et elle était préparée pour) à prendre en charge l’économie pour la faire redémarrer…
« Révolutionnaire » et « révolte » sont des mots ambigus : les fascistes et les nazis étaient des révolutionnaires. Et Malraux disait à juste titre qu’« un fasciste est un révolté devenu pessimiste ». Un révolté peut verser soit dans le fascisme ou devenir ce que nous entendons, nous, par le mot révolutionnaire.
N’oublions jamais que Mussolini a été rejoint par nombre de syndicalistes révolutionnaires purs et durs, par des artistes avant-gardistes et des éléments de ce que nous appelons aujourd’hui l’ultra-gauche. Comme disait mon camarade et ami Jacky Toublet : « Ce n’est pas parce que quelqu’un dans son coin tire un coup de fusil qu’il s’agit d’un révolutionnaire ou qu’il y ait une révolution en cours. » Le réformiste souhaite réformer la société, le révolutionnaire souhaite la transformer. Et si des réformes permettent de conduire sur la voie de sa transformation… ?
Mes vieux camarades anarchos de la prison de Carabanchel citaient souvent tout ce qu’il était possible d’utiliser, dans un objectif révolutionnaire, comme « leviers » au sein d’une société démocratique bourgeoise. Par exemple, car ils le citaient souvent, le cas des comités d’entreprise. Rien de plus réformiste et consensuel. Et, pourtant, si le comité – mais, le plus souvent, le syndicat s’y oppose car il y voit alors un concurrent – jouait le rôle « politique » qui lui est dévolu par la loi, quel levier ! Et il s’agit d’un cas parmi d’autres. Cela dans le droit fil du problème des « capacités politiques » (encore Proudhon) que les salariés doivent acquérir…
Réformiste ou révolutionnaire, alors ? Pour moi, la réponse ne peut-être que : libertaire !

Vrai polar

André : Presque un an après ta sortie de prison, dans la nuit du 4 au 5 août 1966, on a tenté de t’assassiner. Qui en a voulu à ta vie ? Peux-tu maintenant en dire plus ?

Alain : Les Renseignements généraux des Pays de la Loire ont établi, quelques semaines après mon accident, qu’il s’agissait d’une tentative d’élimination et m’en ont informé. Qu’ils avaient enquêté de leur propre chef car on avait attenté à la vie d’un Français sur le territoire national et que c’était grave. Sous-entendant qu’il était inadmissible qu’un Français soit la cible d’individus appartenant à des services dont la fonction est la protection de tout Français. Ce qui est clair.
En 1971, un officier des Renseignements généraux (dans le cadre de la réouverture du dossier) de la Direction centrale de Paris m’a confirmé qu’ils possédaient tous les tenants et aboutissants et l’identité des participants.
Tout cela est dans les archives. Mais, en 1976, quand j’ai déposé plainte contre X pour tentative d’homicide, le juge d’instruction et les enquêteurs de la PJ ont jugé inutile de faire appel aux RG. Et ça n’a pas intéressé grand monde parmi mes camarades des Juventudes, comme si des cadavres allaient sortir des placards. Il est vrai qu’on venait de découvrir le principal infiltré lors de l’affaire du banquier Suarez et que la plainte contre X le visait. Avec l’accord de notre ancien responsable…
J’en sais plus que je ne puis en dire, bien sûr, mais, ce que j’ignore encore, c’est si ce fut une décision officielle ou officieuse, ou une bavure d’une période trouble en ce qui concerne les polices dites parallèles…
En France, ce que recouvre la « raison d’État » fait peur. Peut-être en raison de la vieille tradition policière de l’État français.

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