David Graeber : Dette

David Graeber
1961-2020

David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire
Les liens qui libèrent éd., 2013, 624 p.

*

« Un jour, l’empereur convoqua Nasreddin à la cour.
− Dis-moi, tu es un mystique, un philosophe, un homme qui pense hors des sentiers battus. Je m’interroge sur le problème de la valeur. C’est une question philosophique intéressante. Comment établit-on la vraie valeur d’une personne ou d’un objet ? Moi, par exemple. Si je te demandais d’estimer ma valeur, que dirais-tu ?
− Eh bien, je dirais environ deux cents dinars.
L’empereur fut sidéré.
− Quoi ? Mais cette ceinture que je porte vaut deux cents dinars !
− Je sais, dit Nasreddin, j’ai tenu compte de la valeur de la ceinture. »

C’est en faisant preuve d’une grande érudition et en parsemant un ouvrage (Dette : 5000 ans d’histoire) − au titre plutôt rébarbatif − d’extraits de contes, de légendes et de fables, d’anecdotes et de faits historiques, de citations des différents livres religieux du monde, de bribes de roman et de tout un ensemble foisonnant d’emprunts divers et variés que David Graeber − qui est anthropologue et économiste − allège ce volumineux recueil. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ce livre se lit si agréablement et connaît, paraît-il, un grand succès aux États-Unis.
Dans ce travail, il est question de la « valeur » ; et, tout naturellement, le déroulement de l’enquête porte sur la monnaie, sur le crédit et la dette. Mais il ne s’agit pas que de dette d’argent, il s’agit de ce que l’on doit globalement à sa mère, à la société et à l’univers tout entier. Qui dit dette dit tout aussi bien être lié moralement, être obligé : « Je suis votre obligé. »
Et, à ce compte, il est évident, à tout jamais, qu’il sera impossible pour chacun de payer sa dette. D’ailleurs, un monde où chacun ne devrait rien à personne, sans solidarité d’aucune sorte, sans entraide, serait un monde invivable.
Devoir quelque chose à quelqu’un l’oblige à prendre soin de vous ; et l’auteur visite Rabelais pour faire parler Panurge dont la dette est le fondement de sa philosophie.
Cependant, depuis des millénaires, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs armés de toutes les violences possibles ont prétendu que leurs victimes leur « devaient » quelque chose ; la vie, par exemple, qu’ils leur avaient laissée sauve. Or ces prétendues dettes ne sont que le tribut que les peuples assujettis ont été contraints d’endosser.

Faut-il payer ces dettes-là ?
Bien sûr que non ! Surtout les dettes contractées notamment par des dictateurs et autres chefs d’État du tiers-monde et d’ailleurs, et dont leurs peuples devraient s’acquitter. Rappelons que pendant les années 1970, lors de la crise pétrolière, les dirigeants des pays exportateurs de pétrole (Opep) avaient déposé leurs nouveaux pactoles dans les banques occidentales qui les investirent dans les pays pauvres avec des taux d’intérêt qui montèrent presque aussitôt. Pour obtenir un refinancement de leur dette, ces pays durent se soumettre aux conditions du FMI (Fonds monétaire international) et ouvrir sans entrave aucune leur économie à un capitalisme néolibéral pilleur de ressources et cause de l’effondrement des sociétés traditionnelles, un capitalisme facteur de misère et de famine.
Aussi faut-il abolir la dette et détruire le FMI, s’empresse de déclarer David Graeber.
Il a été affirmé bien légèrement par les historiens de l’économie qu’« autrefois on faisait du troc. C’était difficile. Donc, on a inventé la monnaie. Et plus tard il y a eu le développement de la banque et du crédit ».
Ça, d’abord, ce n’est en rien prouvé. Il semblerait même que ce soit faux ou plus complexe qu’il n’y paraît. Ce qui est vraisemblable, c’est qu’une monnaie virtuelle, fictive, aurait préexisté à tout ; autrement dit un moyen de comparaison de la valeur des « choses ». La monnaie, elle, n’étant pas une « chose », mais une simple unité de mesure abstraite qui représente une dette ou un crédit.
Le troc en soi, de fait, est impraticable : comment échanger deux choses qui n’ont aucune qualité commune ? Ce n’est possible qu’en les comparant toutes deux à une troisième chose qui ne sert à rien. Oui, si j’ai une chèvre et que je veuille des chaussures, et que celui qui a des chaussures ne veuille pas de ma chèvre, il me faudra bien inventer des moyens de comparaison, une monnaie d’échange en quelque sorte.
Graeber décrit ainsi nombre de choses qui ont servi de monnaie : cauris, bouts de métal, peaux, etc., et surtout entailles sur des bouts de bois indiquant une créance ; et que chacun, tant le débiteur que le créancier, emportait de son côté pour mémoire.
Historiquement, donc, l’existence du troc ne se vérifie nulle part. Et si la monnaie a été inventée, c’est par les États pour payer les soldats.
« Quelles qu’aient été leurs origines, monnaies et marchés se sont surtout développés pour nourrir la machine de guerre. »
Il faut dire un aspect de la dette quand elle est associée à l’honneur − et c’est ce que colporte le qu’en-dira-t-on ordinaire − et que celui qui ne la paie pas sombre dans le discrédit et la flétrissure :
« D’un côté, la violence : chez les hommes qui vivent de violence, qu’ils soient soldats ou gangsters, l’honneur est presque invariablement une obsession, et les atteintes à l’honneur passent pour la justification la plus évidente des actes de violence. De l’autre, la dette. Nous parlons de dettes d’honneur et d’honorer ses dettes ; en fait, la transition entre les deux offre la meilleure piste pour comprendre comment les dettes émergent des obligations…»
Rappelons que, dans Comme si nous étions déjà libres, Graeber nous avait déjà signalé que la dette était un moyen de gouverner les gens et de les tenir sous emprise, comme c’est le cas aux États-Unis où un Américain sur sept est poursuivi par les agences de recouvrement.
Aussi, associer la dette à la culpabilité est une forme de violence insidieuse dont il faut se libérer. Jetons dès maintenant l’opprobre sur les créanciers et abolissons les dettes !

 

 

Enregistré pour l’émission Achaïra
sur la Clé des ondes
à Bordeaux
le 4 mai 2015

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