« On peut faire autrement » (2)

Gandhi :
Dessin de Marie-Claire Guiader-Voron,
1936-2004.

« Régulièrement, des mouvements de révolte
se saisissent de ces moyens,

c’est-à-dire les armes,
pour faire advenir leur bien commun »,
écrivions-nous précédemment.

5. Pour mémoire

La non-violence n’était pas encore inventée. On s’accorde pour dire que c’est Gandhi qui – sans pour autant imposer un mot pour la qualifier –, par son action, mit en lumière cette forme de combat. Gandhi employa le terme d’« ahimsa » : respect de la vie ; puis celui de « satyagraha » : recherche de la vérité par la désobéissance civile ; c’est de la langue anglaise qu’est venu le terme de « nonviolence » repris par Romain Rolland en 1924.
Allons-nous, quant à nous, ajouter un adjectif à l’anarchisme en parlant d’anarchisme non-violent ou de non-violence libertaire ?


Cependant, on peut noter très tôt l’apparition dans la presse libertaire française – et en y voyant sans aucun doute une influence de la culture anglo-saxonne – le terme de « non-violence ».
Par exemple dans Le Père peinard du 7 février 1892 qui rend compte d’une action non-violente et publie un texte d’un certain Thomas Hastié.

Dictionnaire des militants anarchistes
animé par Rolf Dupuy sur la Toile.

Ailleurs, dans L’Émancipateur, « organe du groupement communiste libertaire », n° 9, d’octobre 1906, il est signalé un article : « La civilisation, la morale et la vie » d’un certain Marcel Calas où il est écrit, entre autres : « J’opte pour le dogme de la non-violence ». Cette dernière formulation, bien sûr, est pour le moins malheureuse.

http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique575

Dans un article sur l’action de Gandhi en Inde, on trouvera, sous la plume de P[aul] Reclus, le terme de « désobéissance civile » ; c’était dans le numéro 89 du mensuel libertaire Plus loin de septembre 1932.

« La désobéissance civile et les libertaires, 1932 »,
in
deladesobeissance.fr

Mais le mot de « non-violence » est-il le meilleur choix pour dire ce qu’est la non-violence ?
C’est un fait qu’on ne peut définir la non-violence qu’à partir de la violence. Or cette dernière revêt des aspects d’une très grande multiplicité : agressivité, animosité, brutalité, colère, coups et blessures, meurtres, déchaînement, émeute, emportement, férocité, force, furie, intolérance, irascibilité, oppression, précipitation, révolte, révolution, sévices, soulèvement, torture, véhémence, viol, virulence, vivacité, voies de fait, etc.
De même, parlerons-nous de violence justifiée, légitime, défensive, symbolique, cathartique, mystique, de violence des faibles, de violence sacrificielle, etc.
À propos de violence sacrificielle, nous pouvons avancer que le pacifiste Louis Lecoin – dont on ne peut pas dire, c’est le moins, qu’il ait eu une culture non-violente – quand il entreprit une grève de la faim à mort, un jeûne, pour l’obtention d’un statut pour les objecteurs de conscience, s’engagea par là dans une action sacrificielle non-violente.
Suite à la lecture du livre de Paul Malo (Sécurité maximale, à l’Atelier de création libertaire en 2018), on ajoutera la violence primaire que décrit l’auteur, violence qui règne dans certaines prisons canadiennes avec la domination des plus musclés sur les faibles et leur exploitation qui en découle.
De même que des militaires ou des policiers peuvent doser l’usage de leurs armes, dans la non-violence il peut y avoir une gradation dans la force de l’action.
Mais qu’en est-il quand le peuple prend les armes ?

6. S’armer

Quand le peuple prend les armes, il devient légitime. Simultanément, au mois d’octobre 1789, c’est une manifestation de femmes, sans armes, réclamant du pain qui ramènera le roi et sa famille à Paris. Recentrant ainsi la révolution dans la capitale. Plus tard, bien plus tard, en 1917, en Russie, en Allemagne, en France, avec la même revendication, ce seront des femmes qui enclencheront les révolutions.
Mais cela ne dure pas. La menace se fait jour aux frontières comme à l’intérieur. Le peuple doit se défendre. Armé, il devient une armée sur le modèle précédent. Le futur du peuple est la « nation ». L’incarnation de cette dernière est l’État. Il faut que la construction d’un État advienne pour que le peuple retrouve sa place de soumis.
Parmi les nations développées, seuls deux pays conservent cette idée du peuple en armes, la Suisse et les États-Unis. La première sous une forme apaisée et la seconde en éruption régulière.
En France, au XIXe siècle, le peuple va tenter à trois reprises de se réarmer en tant que tel. Les journées de Juillet 1830 comme la révolution de 1848 seront des échecs. Lors de cette dernière, des bataillons de la Garde nationale protègent les ouvriers. La Commune de Paris se terminera dans un bain de sang qui continue à hanter les mémoires révolutionnaires.
Et il faudra attendre la fin de ce siècle-là pour que les forces syndicales croissant, un mouvement antimilitariste se fasse jour.
En même temps que la IIIe République se met en place et se renforce, les guerres coloniales deviennent un refrain permanent en Europe. L’Asie comme l’Afrique offrent des étendues ouvertes aux conquêtes des pays européens. La guerre entre eux se continue ailleurs. Simultanément, avec le développement de l’industrie, alimenté par un exode rural de masse, le nombre d’ouvriers grossit et ce qui les unit de même. Le mouvement socialiste grandit, se renforce tant dans sa tendance socialiste ou sociale-démocrate que libertaire. Parmi cette dernière, la prise de conscience du danger militaire devient de plus en plus grande. D’abord au Pays-Bas autour de la figure de Domela Nieuwenhuis puis, en France, au cœur même des Bourses du travail.
Domela Nieuwenhuis était un fervent partisan du refus de l’armée. Annonçant sa mort en 1919, le journal L’Internationale écrivait : « On se rappelle comment, en 1891, au deuxième Congrès international socialiste de Bruxelles, il combattit les socialistes allemands et se fit le défenseur de la grève générale et du refus du service militaire. Il subit, à cette occasion, une défaite absolue, de même qu’au Congrès de Zurich. »
En 1900, Nieuwenhuis publie Le Militarisme et l’attitude des anarchistes et socialistes révolutionnaires devant la guerre, une brochure qui sera diffusée l’année suivante en France, probablement traduite par Joseph Cohen, un militant hollandais réfugié dans ce pays et qui lui servit d’interprète lors d’une série de conférences.

gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81937p

Ce texte débute en démontrant que les guerres sont le produit du système économique. Elles « émanent de nos mauvais rapports sociaux ».
Puis advient une dénonciation radicale de l’idée de patrie :
« Soldats, la bourgeoisie qui vous prêche que c’est un honneur de servir la patrie se moque de vous dans son cabinet, si vous êtes assez naïfs pour le croire elle sait qu’elle vous trompe en vous disant ces choses. Tout ce qu’ils vous content de “patrie”, d’“amour pour la dynastie”, de courage, de fidélité, etc., ne sert qu’à vous étourdir, qu’à vous éblouir de façon que vous ne soyez plus capables de comprendre à quoi on vous emploie. »

7. La non-coopération

Quand bien même ils sont étroitement liés, l’antimilitarisme et le pacifisme ne sont pas à confondre avec la non-violence. La non-violence, comme l’anarchisme, se décline de multiples façons. S’il y a un continuum qui va du noir extrême au blanc le plus pur, en passant par de multiples teintes de gris, de même, il y a un continuum qui va de la violence à la non-violence en passant par des zones « sans violence » mais qui ne sont pas pour autant de la non-violence : il s’agit par exemple des différentes formes de grève, etc.
Mais il est d’usage d’inclure la non-violence dans ces champs d’action que l’on pourra énoncer en boycott, en sabotage doux et « choisi », en désobéissances diverses, etc.
Gene Sharp, dans La Lutte nonviolente. Pratiques pour le XXIe siècle (Écosociété, 2015) et le Manuel pour des campagnes non-violentes, publié en 2017 par l’Internationale des résistants à la guerre, en donnent de nombreux exemples.
Mais quelle est l’efficacité de ces différentes manière d’agir ? Par exemple, comment lutter contre une invasion étrangère ?
Il y eut une résistance militaire norvégienne à l’invasion allemande de 1940 que relate Le Chemin de la trahison, livre d’Éric Eydoux, mais ce pays neutre, nullement préparé à la guerre, ne pouvait résister longtemps à la puissance militaire allemande. Sur le sujet, nous connaissions surtout la résistance des enseignants norvégiens au nazisme et à Quisling, son « fører » (führer) – image extrêmement valorisée comme action non-violente ; en effet, sur 14 000 enseignants, 12 000 envoyèrent une lettre dûment signée pour refuser de rallier les rangs du parti fasciste et appliquer une nouvelle loi –, mais ce que décrit Eydoux, c’est une résistance civile généralisée par la non-coopération ; le mot, sauf erreur, n’est pourtant mentionné qu’une seule fois :
« Car, à peine Quisling s’est-il propulsé au pouvoir que la machine bureaucratique s’est grippée. À la fois aux niveaux ministériel et communal, il s’est heurté à un mur d’inertie et de mauvaise volonté. […] Ses ordres, ses dossiers, ses convocations se perdent sans retour. »
C’est sur les ondes de la BBC que le roi Haakon VII, réfugié en Angleterre, répond « non » à une demande de démission et que se dessine alors « un mouvement d’opinion » et « une première prise de conscience », nous dit Eydoux.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est également la Fédération norvégienne du sport, forte de ses 300 000 adhérents, qui témoignera de sa non-coopération quand elle diffusera une consigne : « Tu ne participeras pas ni n’assisteras aux manifestations sportives officielles. Tu veilleras néanmoins à garder la forme. »
Les comédiens de même firent grève quand ils ne purent exercer leur profession librement ; menacés de sanctions, ils remontèrent sur les planches, et c’est alors le public qui s’absenta des salles de spectacle.
Par ailleurs, c’est une importante caution morale qu’apportèrent les évêques protestants quand ils diffusèrent à 50 000 exemplaire une lettre pastorale dénonçant « une intolérable atteinte aux principes de la morale chrétienne et de l’État de droit », lettre lue en chaire par l’ensemble des pasteurs. Ils s’opposèrent également à l’embrigadement obligatoire dans la Phalange des jeunes ; les parents à leur tour dirent leur refus en envoyant entre 200 000 et 300 000 lettres, « pas une anonyme ».
Les projets de lois furent alors abandonnés mais accompagnés de diverses arrestations, maltraitances et exécutions (Eydoux donne le chiffre de 366 mises à mort par les Allemands durant cette Occupation ; les victimes norvégiennes de cette guerre se chiffrent, elles, à environ 10 000 personnes).

Éric Eydoux, Le Chemin de la trahison.
La Norvège à l’heure de Quisling, Gaïa, 2018, 432 p.

8. Refuser

La Norvège n’était pas un pays particulièrement belliqueux. Ce qui n’était pas le cas des pays plus au sud comme la France et l’Allemagne.
C’est à eux que pense Domela Nieuwenhuis quand il met en lumière l’influence du militarisme dès le plus jeune âge en prenant l’exemple des jouets d’enfants :
« Entrez dans les bazars et regardez autour de vous, ce ne sont que sabres, fusils, écharpes, drapeaux, tambours, casques, qui vont accoutumer les enfants dès le premier âge à manier avec une certaine prédilection des instruments de massacre. »
Cela lui permet de dire que le militarisme influence et pénètre fortement dans la conscience de la population. Il va ensuite démontrer à quel point la machine militaire est forte et se développe dans toute l’Europe avec pour but momentané la conquête coloniale. Devant la participation socialiste au gouvernement français, et donc l’acceptation du militarisme, il ne lui reste plus qu’à en appeler aux anarchistes dont il fait partie :
« Nous autres anarchistes, ne pouvons donc compter que sur nous-mêmes et sur les socialistes révolutionnaires et libertaires. »
La guerre, dit-il, « se développe nécessairement des armées, comme la plante se développe de la graine ».
Il faut lutter, ajoute-t-il, en refusant de collaborer avec le pouvoir :
« Le refus du service militaire est un des moyens propres à lutter contre les gouvernements. » L’année suivante, 1902, un autre texte aura une large influence. Il tendra à mettre en pratique cette assertion.
Son titre est accrocheur : Le Nouveau Manuel du soldat. Il est publié par les Bourses du travail et rédigé selon certaines sources par son secrétaire général Georges Yvetot.
La première partie est consacré comme le texte précédent à la déconstruction du terme patrie. Il est judicieux de penser qu’Yvetot s’était inspiré du texte hollandais.
« La Patrie, dit-on, c’est le pays où nous sommes nés, où nous vivons, où nous travaillons, où nous participons à la vie commune. Il faut aimer notre pays. Mais ne le faisons-nous pas, puisque nous voulons le bonheur par l’entente de ceux qui l’habitent, comme nous voulons le bonheur par l’entente de ceux qui habitent au-delà des montagnes, des fleuves et des mers ? »
Et d’ajouter que, pour lui, « le patriotisme vrai, le seul utile et actif consiste à s’employer de son mieux, chacun selon ses moyens, à entretenir la vie commune, à améliorer les conditions de l’existence au sein de chaque nation ».
Rien là qui engage à marcher au pas. Nous partageons un peu de sa colère quand Georges Yvetot ajoute :
« Voilà assez de mensonges, d’absurdités et de quiproquos. Il est temps d’en finir avec cette comédie sinistre. Aux gens qui viennent nous dire à tout propos la patrie exige, le pays réclame, il est temps de fermer la bouche une fois pour toutes. La patrie c’est nous-mêmes ou bien ce n’est rien du tout. »
Pour lui, la conséquence du patriotisme c’est le militarisme. Ce dernier est né le jour où « quelques-uns prirent pour eux ce qui appartenait à tous et résolurent de le conserver même par la force ».
Le patriotisme et le militarisme engendrent l’armée qui doit défendre la nation ; et Yvetot d’asséner :
« Est-ce défendre une nation que de se faire tuer pour les intérêts de quelques-uns ? »

À suivre…

Textes d’André Bernard et de Pierre Sommermeyer écrits en alternative.

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