L’anarchisme chrétien de Tolstoï

« On peut comparer la violence gouvernementale à un fil noir sur lequel sont librement enfilées des perles. Les perles, ce sont les hommes ; le fil noir, c’est l’État. Tant qu’elles resteront sur le fil, elles ne pourront s’entremêler. On peut les pousser à une extrémité, le fil ne sera plus visible à cette extrémité, mais le sera à l’autre : despotisme. On peut diviser les perles régulièrement en laissant entre elles des intervalles : monarchie constitutionnelle ; on peut les séparer individuellement : république. Mais tant qu’on ne les aura pas retirées du fil, tant que celui-ci ne sera pas cassé, il sera impossible de le dissimuler.
« Tant qu’existera l’État et la violence qui le maintient sous n’importe quelle forme, il ne peut y avoir de liberté, de vraie liberté, telle que les hommes la comprennent et l’ont toujours comprise. »

Cet extrait est de Léon Tolstoï qui écrit également :
« Or il n’y a et il ne peut y avoir d’autre issue que de s’affranchir de l’autorité humaine, et de se conformer à l’autorité divine », phrase terminale du Refus d’obéissance.

Le titre et le sous-titre de ce livre sont de l’éditeur qui nous dit que les textes rassemblés ici n’ont pas été republiés depuis plus d’un siècle et qu’ils sont extraits de quatre ouvrages : Le Grand Crime (1905), Guerre et Révolution (1906), La Révolution russe, sa portée mondiale (1907) et Ultimes paroles (1909). Tolstoï mourra en 1910.
La préface de Pierre Thiesset nous prévient que ces textes semblent « parfois donner un sentiment de répétition » ; cette insistance à marteler le propos ne nous empêchera pas de saluer cette agréable édition, annonciatrice des idées de décroissance associée à une critique de l’industrialisation.
Tolstoï met en avant les cent millions de paysans russes organisés dans l’ancienne institution du mir (groupement communal égalitaire) et dans l’artel (association artisanale) ; ce futur possible aux tonalités libertaires qui aurait rendu la terre à ceux qui la travaillent fut anéanti, avant que d’advenir, par le pouvoir dit marxiste.
Se changer soi-même semble le premier impératif donné par Tolstoï pour que le monde change – injonction que ne désavoueraient pas un anarchiste individualiste et également quelques autres – ; cela en appliquant la loi évangélique du « perfectionnement moral, en d’autres termes, l’affranchissement de tous nos vices et faiblesses qui font de nous les esclaves du gouvernement et les complices de ses crimes ».
Nous avons là les écrits d’un chrétien de la plus belle eau ; de même qualité de christianisme que celle de nos amis rencontrés en prison quand nous refusions de participer à la guerre d’Algérie. Certes, chacun de son côté se réclamait de sources différentes, mais notre entente était sans pareille dans notre détermination d’être en cohérence avec nous-mêmes.
Les derniers mots de la citation précédente rappellent le ton de La Boétie que Tolstoï a lu et qu’il cite abondamment, mais il a lu aussi Machiavel. Tolstoï cite également Stirner, Godwin, Bakounine et Proudhon, qu’il rencontra ; et il a lu sûrement Kropotkine, car on retrouve à plusieurs reprises l’expression d’« aide mutuelle » (L’Entr’aide fut publié en 1902) ; de même que Tucker et quelques autres, sans compter, bien sûr, Henry David Thoreau. Sa non-violence très évangélique appelle de manière réitérative à la désobéissance aux pouvoirs et au refus total du service militaire, mais on peut lire également une critique des ouvriers en grève ; ce que ne fit pas Gandhi en 1917 (en organisant des manifestations et des grèves contre des propriétaires), ni César Chavez (en 1965, en organisant le boycott du raisin), ni Luther King (en 1968, en soutenant des éboueurs en grève).
Nous avions, en 2012, relevé dans une chronique (« La lutte des classes n’est que rarement une “guerre des classes” » que l’on peut lire sur ce site que la revue Alternatives non-violentes, dans ses tout premiers numéros (vers 1973), montrait un caractère plutôt prolétarien préconisant la grève ouvrière, critiquant les milieux bien-pensants et leur goût de l’ordre établi, louant la lutte des classes, etc. Par la suite, cette tendance semble avoir disparu (il n’y est pas, bien sûr, question de suppression de l’État), donnant à la non-violence une tournure plus gentille qui pourra mériter les sarcasmes d’un Peter Gelderloos dans Comment la non-violence protège l’État.
Cependant, l’anarchisme de Tolstoï, dit et redit tout au long des pages, ne fait pas de doute :
« L’État n’est point une institution divine, auguste, ni une condition indispensable de la vie sociale comme on le pensait autrefois, mais simplement la manifestation de la brutalité des mœurs. Que le pouvoir soit entre les mains de Louis XVI, du Comité de salut public, du Directoire, du Consulat, de Napoléon ou de Louis XVIII, du sultan, du président ou du Premier ministre, partout existe le pouvoir des uns sur les autres, la liberté est absente et l’oppression inévitable. C’est pourquoi l’autorité doit être supprimée. »
Pour autant, nous trouvons dans ces textes des expressions qui nous chiffonnent un peu – avec le temps, sans doute, le vocabulaire de Tolstoï aurait pu évoluer. Rappelons que Gandhi lui-même hésitait sur la meilleure dénomination pour qualifier la non-violence –, nous désolent quand il écrit que « l’unique moyen de faire disparaître la violence était de la subir avec passivité », quand il parle de « non-résistance au mal », quand il dit que « la résignation devant la force brutale, l’insoumission passive au pouvoir » est « la loi primordiale ». Bien sûr, c’est une lecture particulière de l’Évangile :
« Ne résiste pas au méchant ; s’il te frappe sur la joue droite, tends-lui la joue gauche. »
Mais un ami nous signale que l’expression de « non-résistance au mal » est une mauvaise traduction : le numéro 153 d’Alternatives non-violentes, intitulé « Tolstoï précurseur de la non-violence » (4e trimestre 2009), affirme dans plusieurs articles d’auteurs différents que c’est une erreur répandue de faire dire cela à Tolstoï, mais qu’en réalité l’expression dans sa totalité est « non résistance au mal par le mal ».
De toute façon, avec Gandhi et ses successeurs, l’action non-violente prendra des formes plus dynamiques et plus proches de notre culture sans Dieu. Une dernière citation, péremptoire, choquera certains mais annoncera les débats qui animent notre actualité quotidienne et militante :
« Les anarchistes ont raison en tout. […] Ils se trompent seulement sur l’idée que l’on pourra instaurer l’anarchie par la révolution. »

Léon Tolstoï, Le Refus d’obéissance, écrits sur la révolution,
L’Échappée, 2017, 220 p. 

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