De la lutte essentielle et des conflits secondaires

Auteurs : André Bernard & Pierre Sommermeyer.

I. Le lieu des conflits

Simone Weil écrivait en 1937 que « la lutte des classes, c’est, de tous les conflits qui opposent les groupements humains, le mieux fondé, le plus sérieux, on pourrait peut-être dire le seul sérieux ». C’est le propos que rapporte Charles Jacquier dans Le Monde libertaire, n° 1741, du 15 au 21 mai 2014.
Pour nous, la problématique qui se pose par rapport au conflit, et surtout en ce qui concerne cette nouvelle manière d’affronter les pouvoirs qu’est la désobéissance civile, c’est de savoir s’il y a une façon plus particulièrement anarchiste et non-violente d’aborder cette question.
Car, pour la plupart des « désobéissants », il ne s’agit que d’élargir le champ des droits civiques sans tenir compte de l’existence de la lutte des classes ; même, il leur importe peu qu’elle soit reconnue, ignorée, voire niée.
On peut se demander, aujourd’hui, qui parmi les partisans de l’action non-violente a encore en mémoire l’action de César Chavez qui affirmait :
« Nous ne sommes pas non-violents parce que nous voulons sauver notre âme. Nous sommes non-violents parce que nous voulons obtenir la justice sociale pour les ouvriers. Qu’importe aux pauvres que l’on construise d’étranges philosophies de non-violence si cela ne leur donne pas de pain. »
Lui et ses compagnons ouvriers agricoles californiens avaient lancé dans les années 1960 une formidable action de boycott des salades et des raisins qu’ils étaient payés pour cueillir.
D’un autre côté, ces dernières années, on a pu remarquer que, après avoir longtemps adoré le marxisme stalinien, un certain nombre d’universitaires avaient trouvé dans l’anarchisme un domaine non encore exploré par leurs soins. Si une partie d’entre eux s’est cantonnée à l’anarchisme historique, traditionnel, une autre partie s’est lancée dans une réflexion sur un anarchisme plus contemporain en surfant sur le concept de « postanarchisme ». Et, pour être encore plus dans l’air du temps, d’autres viennent de manifester un intérêt tout nouveau pour la désobéissance civile.
Sans le savoir, ou du moins sans le dire, ils sont dans la droite ligne de l’essai rédigé par Hannah Arendt (Écrits de New York et de Londres, V) pour qui la fonction essentielle de la désobéissance civile est d’intervenir par d’autres moyens que l’électoralisme dans le jeu démocratique traditionnel, et ce à des fins d’avancée sociale.
Que la désobéissance civile soit un outil non négligeable dans la lutte contre la domination leur est, semble-t-il, plutôt indifférent, car ils sont convaincus que la démocratie représentative dans laquelle nous vivons est, sans contestation possible, le moins mauvais des systèmes de gouvernement ; pour tout dire, une formule indépassable.
Ainsi s’en réfèrent-ils commodément, sans trop approfondir, à Henry David Thoreau, tout en négligeant le contexte historique de la société de l’époque où le poids de l’exploitation capitaliste ne se faisait pas sentir de la même façon qu’aujourd’hui.

Les conflits secondaires
Dans « Du conflit social » (Réfractions, n° 32, printemps 2014), nous avions nommé la lutte des classes le conflit essentiel par rapport à des conflits jugés « secondaires » : les affrontements ethniques, les luttes de libération nationales, les guerres de religion ou les guerres nationales, les luttes antipatriarcales et de libération sexuelle, le combat écologique, l’antiracisme, etc. En effet, pour beaucoup de militants de la cause ouvrière, ces conflits masquent le conflit fondamental, celui qui pose le problème de la domination et de l’exploitation de tous les humains sans exception, conflit qui se définit à partir du mode de production capitaliste et qui doit conduire à la société sans classes ; mais, pour l’atteindre, l’Histoire n’a pas encore montré quelle était la bonne voie à prendre.
Évidemment, quand nous disons « conflits secondaires », nous n’ignorons pas qu’ils sont féconds en carnages de toutes sortes et en destructions humaines abominables ; nous voulons simplement dire qu’ils ne changent rien, fondamentalement, à l’état des choses existant. Mais on peut en discuter…
C’est ce que fait Manuel Cervera-Marzal qui a beau jeu de nous reprendre en écrivant qu’il n’est « pas entièrement certain d’adhérer à l’idée que la lutte des classes [soit] le conflit essentiel ». Il « ne pense pas que les oppressions racistes, patriarcales ou hétérosexuelles soient “secondaires” par rapport à la lutte capital/travail ». Il estime plutôt qu’« il faut penser ces différentes oppressions comme des systèmes dynamiques et coextensifs, qui sont distincts mais se renforcent les uns et les autres, et dont on ne peut donner la priorité définitive à aucun d’entre eux ».
Sans doute avons-nous, de par notre formation, de par notre vécu et notre implication physique dans le mouvement ouvrier, adhéré à une vision du monde assurément orientée. Et puis il est certain que l’idéologie marxiste nous a imprégnés plus que nous ne l’aurions voulu. Nous avons été lancés sur les rails de l’analyse marxiste de la société capitaliste confortés par un Bakounine du temps où il admirait Marx. Ainsi n’avons-nous pas su regarder de côté, ainsi notre esprit s’est-il construit de cette façon-là sans que nous remettions rien en question à une époque où certains faisaient de cette lutte des classes une quasi-religion quand d’autres l’érigeaient en épouvantail.
Si l’idée et la pratique de la lutte des classes demeurent vivantes dans le monde ouvrier, elles sont aussi présentes chez certains de nos adversaires. Un homme comme Warren Buffett, l’un des plus grands milliardaires de notre temps, déclarait à CNN (Cable News Network), cité par le New York Times du 26 novembre 2006 : « Il y a une lutte des classes aux États-Unis, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner. »
Oui, pour nous, dans cette société-là, la lutte entre les classes sociales antagonistes reste une réalité indiscutable, basique, bien que ces classes soient de constitution différente et en nombre variable en fonction de la période historique et de la situation économique. Mais, pour autant, cette lutte est-elle le seul moteur de l’Histoire, est-elle la lutte essentielle ?
En restant schématique, et jusqu’à une période esclavagiste encore pas si lointaine, rappelons qu’au Moyen Âge la société se composait de trois « ordres » : ceux qui combattaient, ceux qui priaient et ceux qui travaillaient.
Puis, concomitamment à la naissance des villes, paraît une classe bourgeoise de marchands et d’artisans qui part à la conquête de son autonomie.
Puis, avec l’industrialisation, apparaissent le capitalisme et le prolétariat moderne.
Rappelons pour l’essentiel la position marxiste qui met l’accent sur la notion de « prolétariat », c’est-à-dire la classe sociale qui ne possède ni capital ni moyens de production et doit donc, pour survivre, avoir recours au seul travail salarié. En luttant, en se libérant de son oppression, de son exploitation, de son aliénation, ce prolétariat devait être le fer de lance libérateur de toutes les autres classes et de la société en son entier puis disparaître en tant que tel. Pour une majorité du courant marxiste, le prolétariat devait porter en lui l’avant-garde ouvrière organisée capable de construire le moyen politique indispensable pour s’emparer du pouvoir de l’État. Nous savons ce qu’il en advint.

L’impatience sociale
Ces dernières décennies, l’accent a été mis sur d’autres formes de conflit qui n’avaient pas de rapport direct avec le mode de production capitaliste mais qui étaient suscitées par des révoltes individuelles ou plus ou moins collectives. Et leurs acteurs, parce qu’ils « ne pouvaient plus attendre », les ont jugées prioritaires et fondamentales. Disons cependant que, dans le passé, ces luttes « subalternes » n’ont pas été totalement à l’arrière-plan du combat et que, si elles pouvaient apparaître comme en dehors du processus de production capitaliste, nous pensons qu’aujourd’hui elles en font intrinsèquement partie, conséquence de la marchandisation totale de la société au niveau planétaire.
Partout donc, présentement, émergent des revendications dans les domaines les plus divers, mais qui semblent ne pas prendre en compte l’ensemble des données énoncées plus haut et, surtout, ne pas vouloir contester ce fameux mode de production capitaliste. Toutes ces actions, allant en quelque sorte au plus pressé, ne paraissent poser, à première vue, qu’indirectement le problème de fond et semblent vouloir ignorer la situation globale.
Autrement dit, une urgence les aiguillonne.
Nous pouvons citer la longue lutte victorieuse contre l’apartheid en Afrique du Sud où les nouveaux gouvernants ont maintenant accaparé le pouvoir au détriment du reste de la population. La répression des grèves dans ce pays s’y révèle impitoyable, particulièrement dans ces mines qui en font la richesse principale. À Marikana, le 16 août 2012, 34 ouvriers ont été tués par la police.
Nous pouvons citer la conquête des droits civiques aux États-Unis pour s’apercevoir que ces droits acquis ont laissé intactes les revendications ouvrières.
En Inde, l’action non-violente s’est illustrée essentiellement dans le combat pour l’indépendance nationale bien que l’on puisse mentionner des actions de Gandhi plutôt proches du syndicalisme ouvrier. Aujourd’hui, dans ce pays, l’injustice sociale croît au fur et à mesure que croît l’importance de la classe sociale moyenne. La répression militaire et paramilitaire des mouvements de résistance à cette injustice ne cesse pas. Pour Arundathi Roy, activiste indienne non-violente, les dernières élections législatives en Inde ont amené au pouvoir un digne émule du totalitarisme fasciste.
Nous pouvons citer également l’action non-violente du Larzac qui avait de prime abord un côté antimilitariste dans sa lutte contre l’extension de terrains au profit de l’armée. De même, la non-violence très relative déployée à Notre-Dame-des-Landes est un combat contre ce que l’on nomme maintenant les « grands projets inutiles » auxquels s’ajoute la revendication du respect des zones humides, donc une prise en compte des problèmes environnementaux.

La précarisation
Après avoir constaté l’atomisation de cette fameuse classe ouvrière − qui aurait perdu jusqu’à la conscience d’elle-même −, nous sommes alors en droit de nous demander où est le prolétaire d’aujourd’hui. Par contre, semble croître exponentiellement la classe moyenne ; de près de 2 milliards d’individus en 2009, elle atteindrait 5 milliards en 2030. Comment décrire cette classe autrement qu’en calculant sa capacité à consommer ? C’est-à-dire à être en harmonie avec le système marchand.
Pourtant, les indicateurs de la situation américaine montrent qu’elle est en voie de précarisation irrémédiable.
Dans son livre Comme si nous étions déjà libres (Lux éditeur), David Graeber décrit comment une partie de la classe moyenne américaine en devenir, à savoir les diplômés universitaires, est la proie du système bancaire qui a avancé à ces diplômés le prix de leurs études. Mais, une fois entrés dans la vie active, ils n’ont plus les moyens de rembourser leur emprunt et deviennent alors des endettés à vie. Situation qui permet aux entreprises de recouvrement de vivre à leurs crochets en faisant payer aux débiteurs les frais encourus qui peuvent comprendre à la fois les salaires et les assurances afférentes.
Dans un autre ouvrage − Les riches font-ils le bonheur de tous ? − publié en 2014 chez Armand Colin, Zygmunt Bauman fait un état de statistiques concernant la distribution de la richesse dans le monde. Ce qu’il avance confirme le « Nous sommes les 99 % », slogan très en vogue aux États-Unis lors des actions des militants d’Occupy Wall Street. Dans son introduction, se référant à une étude de l’ONU, il écrit que, « en l’an 2000, 1 % des adultes les plus riches de la planète possédait 40 % de la richesse mondiale et que 10 % des plus riches en possédaient 85 % ».
L’ONG Oxfam, de son côté, en janvier 2014, écrit dans « Confiscation politique et inégalités économiques » que « près de la moitié des richesses mondiales sont maintenant détenues par seulement 1 % de la population » et que « la moitié la moins riche de la population mondiale possède la même richesse que les 85 personnes les plus riches du monde ». Il existe donc un petit 9 % de la population mondiale qui flotte entre les deux, ni très riche ni très pauvre. Comment qualifier le reste de la population ?
Et, pour estimer qui sont les prolétaires d’aujourd’hui, va-t-il falloir préciser seulement qui sont les propriétaires des moyens de production ?
Dans L’Idéologie allemande, Karl Marx décrivait le prolétaire comme une bête de somme que la concurrence transformait en objet, en article marchand, qui pouvait être chassé de sa position de simple force productive par des forces productives nouvelles plus puissantes que les anciennes. Plus d’un siècle et demi plus tard, cette analyse n’a rien perdu de sa pertinence, au contraire, et nombreux sont ceux que l’on ne considère plus comme des « ouvriers » mais qui travaillent cependant des journées entières en ne bénéficiant pour autant que de conditions extrêmes de survie et, pour quelques autres, d’un niveau de vie certes agréable, mais néanmoins précaire pour la grande majorité.
Pourtant, il ne suffit pas de savoir qui sont les propriétaires des moyens de production pour déclarer que tous les autres sont des prolétaires. Les détenteurs des moyens de décision sont sans aucun doute bien plus nombreux et tout aussi occupés à agrandir leur sphère de pouvoir en l’affublant, par exemple, du beau nom de service public. Et ces grands décideurs sont des salariés ! Des salariés, pas des prolétaires, car, s’ils produisent de la valeur, leurs conditions de survie sont plus que confortables et assurées dans le temps.

Où est la classe ?
Le prolétaire serait-il donc celui qui est dépourvu à la fois de la propriété des moyens de production et du pouvoir de décision ?
Ce n’est pas aussi simple ; on osera se demander ce qu’est réellement le salaire ; et quand on sait que, pour l’employeur, plus le salaire sera bas, mieux ce sera, on se demandera ce qu’il en est pour le cadre qui décide si le prix de sa force de travail doit être calculé de façon à être inférieur à la valeur produite. Eh bien, les décideurs salariés ne participent pas ou très peu de cette catégorie ; mieux, par la bande, ils bénéficient de nombre d’avantages comme les stock-options et autres participations par actions.
La variété des salariés est donc innombrable − c’est l’immense majorité des gens qui travaillent − et toutes les catégories se côtoient. Cependant, qu’y a-t-il de commun entre une top-modèle et la femme de ménage qui gagne par jour mille fois moins que la première ? Qu’y a-t-il de commun entre ceux qui ont un salaire régulier moyen et la catégorie des travailleurs pauvres, la « variable d’ajustement », qui procure au système capitaliste − toujours à la recherche perpétuelle d’une plus grande rentabilité − le profit maximal ?
Il y a également ceux que l’on classe dans la catégorie des précaires permanents qui sont aussi bien les artistes produisant de la culture au sens noble du mot que les « déchets » de la filière scolaire qui ne trouvent pas leur place dans la société.
Ces pauvres-là − qui ne sont pas des chômeurs −, par leurs demandes et revendications, sont une menace pour le confort de ceux qui, certes, ne gagnent déjà pas beaucoup plus mais qui bénéficient d’un salaire stable. Puis il y a ceux qui, chômeurs de longue durée, dans ce qui reste de la société de plein-emploi, perçoivent un revenu minimal dit « d’insertion »

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1753 du 23 au 29 octobre 2014

 

*

II. Une nouvelle donne

De la « valeur »
Et on se posera, par exemple, la question de savoir comment est calculée la « valeur » produite par un cadre par rapport à la « valeur » produite par un technicien de surface qui, nettoyant tous les jours le bureau de ce cadre, lui permet de travailler dans de bonnes conditions. On peut étendre ce questionnement aux éboueurs dont le travail rend possible la vie urbaine.
À l’intérieur même de la catégorie des salariés, les différences de revenus cachent donc des conflits de classe, conflits d’ailleurs exacerbés par un certain nombre d’hommes politiques et d’économistes qui animent des campagnes contre les professions dites protégées dont le but réel, en réalité, ne vise qu’à attiser le ressentiment des plus pauvres et des précaires pour réduire le plus possible le salaire − leur niveau de vie − de ces professions « favorisées ».
S’il y a les propriétaires et les décideurs, il y a aussi, débordant toutes les limites, une classe mondialisée − c’est-à-dire sans frontières − pour qui tout est permis et qui tire son existence de cette économie. Et, dans cette classe mondialisée, cohabitent des catégories qui n’ont apparemment rien à faire ensemble. Il y a des propriétaires de richesses, des décideurs économiques, des décideurs politiques, des membres des institutions internationales, des scientifiques, des caritatifs, des experts, des touristes, etc. Leur plus bas commun dénominateur est la mobilité.
Aujourd’hui, nous vivons − les médias ne manquent pas de nous rappeler que rien ne peut plus être pareil − dans une société où même notre propre vie est devenue une chose à vendre, rendant par là prémonitoire l’avertissement des situationnistes qui dénonçaient dans les années soixante l’avènement de la marchandise triomphante.
N
ous voyons − et c’est caricatural − que même les relations d’amitié dans certains « réseaux sociaux » sont devenues une marchandise, et que chacun d’entre nous, où qu’il soit, est transformé bien malgré lui en un engrenage de la société capitaliste et étatique.
En conséquence, il est difficile présentement d’avancer que seuls les « ouvriers en tant que prolétaires » seraient par excellence le sujet de l’émancipation. Pas moins qu’eux, chacun est la proie du sentiment qui traverse toute notre société, le consentement ouvert ou prudemment dissimulé à l’injustice sociale ; consentement dont il faudra se détacher pour le transformer en révolte.
On accepte ainsi comme norme que certains soient en haut de l’échelle et d’autres en bas, le principe d’inégalité étant probablement la disposition la mieux partagée à l’heure actuelle. Il va de soi que ceux qui ont fait des études dirigent ceux qui n’en ont pas fait, comme il est normal que les enfants des classes favorisées fassent des études dites « supérieures ».
Margaret Thatcher, en son temps, avait déclaré : « Nous devons bâtir une société dans laquelle chaque citoyen sera à même de développer tout son potentiel à la fois pour son propre bénéfice et pour l’ensemble de la communauté. » En d’autres termes, cela pouvait signifier que, si on devenait riche, c’était pour le bien de tout le monde.
D’autres principes d’inégalité sont cités par Zygmunt Bauman − Les riches font-ils le bonheur de tous ? −, principes qui affirment que l’élitisme est une bonne chose, que l’exclusion des bras cassés est nécessaire à toute société et qu’il « faut être réaliste », le désespoir qui en résulte étant inévitable.
De plus, actuellement, nous sommes dans une situation où il ne suffit plus de réfléchir à une redistribution équitable des richesses produites, de même qu’à une réorganisation horizontale de nos sociétés ; il nous faut aussi apprendre à vivre dans un autre environnement et penser à mettre en action des programmes de sauvegarde de cet environnement. Le prolétariat que l’on pensait circonscrit aux grandes et petites industries s’est étendu à la surface de toute la planète, et la précarité est devenue la règle. Précarité des professions, certes, mais aussi incertitudes démesurées de penser l’avenir ; les déchiffreurs du futur et les décodeurs du temps qui passe se ridiculisent à vouloir enfermer l’activité humaine dans des doctrines sans fenêtres.
La révolte et la créativité devront donc inventer au jour le jour un présent qui ne veut pas attendre.
Et si nous ne nous posons pas la question de la nécessité de détruire ce vieux monde afin de construire quelque chose de moins absurde, la réponse à donner pour construire une société meilleure reste à venir. Pendant le premier centenaire de l’anarchisme, cela pouvait sembler simple, avec Kropotkine et sa Conquête du pain, avec Pierre Besnard et son Monde nouveau, avec les réalisations de la révolution espagnole qui esquissèrent et mirent en action de nouvelles formes sociales de production, avec, d’une façon générale, le slogan de « l’autogestion partout ! »

Une modernité liquide
Mais, aujourd’hui, autogérer les unités de production n’a plus grand sens car, à la surface de la planète, la production des biens a été parcellarisée, délocalisée, dévalorisée. Déjà, en 1986, Cornélius Castoriadis rappelait dans Domaines de l’homme (« Marx aujourd’hui ») que « l’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne ». Il avait, juste avant cette phrase choc, fait le procès de la technique contemporaine : « Elle n’est pas neutre. Elle est modelée d’après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l’augmentation du profit, mais surtout l’élimination du rôle humain de l’homme dans la production, l’asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. »
Il nous faut donc tout repenser.
Il nous faut de la même manière revoir la question de la grève expropriatrice. Si, en tant que telle, elle est incontournable, les modalités de l’expropriation se posent. La grève, l’arrêt du travail, acte pas précisément violent, reste un affrontement insurrectionnel qui toutefois n’appelle pas pour autant l’extermination de l’adversaire. Mais quels peuvent être sa place et son rôle dans notre société numérisée à l’excès ?
Le monde du XXIe siècle n’est plus celui du XXe. Pourtant, nous continuons à fonctionner avec les idées élaborées lors des siècles précédents. Si l’État et le capitalisme perdurent, ce qui est incontestable, un monde nouveau a fait irruption il y a peu. Quel est-il ? Si nous sous-estimons souvent son importance, c’est qu’il semble nous filer entre les doigts. À ce propos, Zygmunt Bauman parle de « modernité liquide » :
« Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister… Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la modernité liquide. »

Pris dans la Toile
Ce monde-là ne demeure pas seulement sous l’emprise du capital et de l’État, il s’est plus particulièrement affirmé par la financiarisation hors sol et par la séduction publicitaire. C’est un monde complexe, divers et multiple, qui reste pourtant insaisissable, quasiment invisible ; et qui nous enserre dans ses liens cependant bien réels ; et particulièrement quand on dit à leur propos qu’ils sont virtuels.
Pour bien mesurer leur importance, citons quelques chiffres : il y a dans le monde près de 3 milliards de personnes inégalement connectées à Internet. Il y a plus d’un milliard de sites Web ; 195 milliards de courriels sont envoyés chaque jour. Sur Facebook, 1 milliard 300 000 personnes partagent leurs données et sont les « amis » les uns des autres ; près de 300 millions de personnes tweetent régulièrement.
Pour que tout cela fonctionne, près de 2 700 000 mégawattheures d’électricité sont utilisés chaque jour nécessitant un nombre élevé de centrales nucléaires.
Tous ces chiffres cachent des lieux de pouvoir innombrables avec au moins deux types de relation entre les individus et l’ensemble :
− La relation marchande où l’individu achète un service ou un bien et, dans ce cas, par rapport à la façon d’acquérir, c’est juste la taille du magasin qui change.
− La relation service où une entité met à la disposition de tout un chacun la possibilité de l’utiliser gratuitement pour un besoin quelconque.
Le géant des moteurs de recherche, Google, offre ainsi la possibilité d’utiliser gratuitement son service de courriels. D’autres offrent des possibilités de stockage de documents sur ce que l’on appelle aujourd’hui le « Cloud ».
Tous ces échanges, gratuits ou payants, ont pour conséquence la collecte d’informations de toutes sortes par les plus grands groupes informatiques mondiaux. Ces informations, rassemblées sous le nom de Big Data, seront triturées, analysées puis vendues car des algorithmes très sophistiqués mettront au jour les envies culturelles autant que sexuelles, les besoins cultuels ou sanitaires de tout un chacun, que les connexions se réalisent peu ou prou.
Pouvons-nous imaginer une riposte crédible si, d’aventure, un de ces géants informatiques se mêlait directement de politique, chantage à la fin de service à l’appui ? Pouvons-nous imaginer des manifestations aux cris de « Rendez-nous nos courriels » ? Hors l’exploitation des informations collectées, ces monstres ont en main un pouvoir économique colossal, bien plus grand que ceux des banques. Personne ne s’en préoccupe.
Contre cette aliénation aussi douce que cachée, les efforts de ceux qui prônent un Internet libre, un monde numérique où les codes ne seront plus la propriété de groupes privés mais ouverts à tous, semblent dérisoires. Il n’empêche que partout fleurissent des dénominations attrayantes : le travail devient « collaboratif », le partage devient « roi », la recherche de fonds pour réaliser des projets devient « production participative ». On trouve à foison des CMS (content management system), autrement dit des systèmes de gestion gratuits pour construire des sites Web ou des blogues.
Derrière tout ce monde du « libre » se cache en fait une autre division du travail qui ne dit pas son nom. L’architecture de ces ensembles est ouverte. Elle n’appartient à personne. C’est le règne du bien commun qui répond aux conditions de la Licence publique générale (GNU). Pourtant, trois catégories de personnes apparaissent : celles qui savent, les constructeurs ; celles qui bidouillent tant bien que mal ; et la grande majorité des gens qui utilisent ces moyens sans faire de différence entre ce qui est libre et ce qui appartient à tel ou tel grand groupe.
À cette nouvelle forme d’aliénation s’ajoute une problématique climatique qui ne simplifie en rien notre questionnement.
Dans le numéro 32 de Réfractions, Alain Bihr écrit :
« En apparence, nous sommes plongés simultanément dans une crise écologique, une crise économique et une crise financière. »
Il ajoute :
« On touche aux limites de la civilisation capitaliste, c’est-à-dire aux limites du monde tel qu’il s’est trouvé façonné par plusieurs siècles de développement, d’emprise du rapport capitaliste d’exploitation, de propriété, de classes […]. En l’absence de toute alternative, l’aggravation de la crise écologique conduira ainsi à des phénomènes de destruction massive de populations, par la famine, par des événements climatologiques à grande échelle ou par des accidents nucléaires à répétition comme à Fukushima. »

La parade ?
Pour Pablo Servigne, membre du collectif de Réfractions, cette question environnementale est fondamentale. Pour lui, « la vraie question anarchiste est donc d’arriver à articuler l’urgence, la radicalité et la violence des données scientifiques avec d’abord le rythme d’assimilation du cerveau et ensuite le rythme démocratique. Cette question est d’autant plus difficile et pertinente que l’échelle du problème environnemental est immense (le globe) et que nous savons fort bien que les mécanismes démocratiques d’un groupe d’humains s’effacent à mesure que la taille du groupe augmente »…
Face à tout cela, mais aussi en tenant compte de la nouvelle organisation en réseaux, à laquelle nous a maintenant habitués la jeunesse, s’est installée une forme de lutte nouvelle, au fonctionnement décentralisé, sans chefs, avec une pratique de l’action directe non-violente qui va presque de soi et qui pourra se révéler être le moteur des combats futurs, mais qui est déjà présente si on pense au déroulement des printemps arabes, aux événements d’Occupy Wall Street, aux manifestations de Hongkong, etc.
Sans se transformer en girouettes affolées, il nous incombe d’être à l’écoute des souffles du vent. Il s’agit d’avancer, encore et toujours, et de tenir dans la tempête…

Publié dans Le Monde libertaire, n° 1754, du 30 octobre au 5 novembre 2014.

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