Obéissance n’est pas vertu…

… mais désobéissance n’est pas vice

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Quand on se plonge dans la lecture, il y a quelquefois le titre d’un livre qui revient régulièrement dans les notes de bas de page, en référence. On se promet de lire ce livre, puis le temps passe. Et, le jour où l’on se décide à l’achat, le libraire vous dit que le livre est épuisé. Si on ose un coup de téléphone à l’éditeur, celui-ci vous redit évidemment la même chose en ajoutant que de toute façon le contenu ne correspond pas à ce que vous cherchez. Et, l’idée toujours en tête, vous en parlez au téléphone, à tout hasard, à une amie amoureuse des livres. Cette dernière, le jour même, en chinant sans y penser dans une vente de livres d’occasion, tombe pile poil sur le livre recherché… et vous l’offre.

De quoi s’agit-il ? Eh bien d’un peu toujours la même chose pour celui qui laboure continûment, ou presque, le même champ. Il s’agit, en ce qui nous concerne, de l’idée de désobéissance ; il s’agit d’un livre de l’Américain Erich Fromm intitulé De la désobéissance et autres textes.
La désobéissance n’est cependant pas l’essentiel de son livre ; d’autres sujets sont abordés que nous négligerons pourtant ici. Par exemple, un chapitre sur la garantie des ressources − ce que d’autres nomment le « revenu d’existence » ou le « salaire universel garanti » − ; chapitre intéressant par son argumentation qui renvoie à la « prise au tas » parfaitement utopique de Kropotkine. À noter également un passage d’une grande finesse sur la notion d’agressivité à propos du problème de la paix.
Mais la désobéissance reste toujours en arrière-plan de l’ensemble de ces textes, comme une ressource inéluctable.
Vous avez remarqué que mes chroniques traitent pour l’essentiel d’anarchisme, de non-violence et de désobéissance. Il s’agit pour moi, en visitant les auteurs, d’aller à la rencontre de différentes réflexions sur ces sujets, de réunir ce qui est éparpillé, avec la prétention modeste de mettre au jour un savoir − une culture − plus ou moins occulté.
Dans le premier texte de Fromm intitulé « La désobéissance, problème psychologique et moral » et qui date de 1963, l’auteur écrit :
« L’histoire de l’humanité a commencé par un acte de désobéissance, et il n’est pas improbable qu’elle se termine par un acte d’obéissance. »
Pourtant, il a été enseigné depuis le début des temps − et cela se perpétue − que l’obéissance est une vertu et la désobéissance un mauvais penchant. Cependant, si pour Fromm l’obéissance n’est pas un vice, la désobéissance n’est pas pour autant une vertu. L’auteur pense qu’il y a un rapport dialectique entre les deux attitudes.
Ainsi, quand on désobéit aux lois instituées, c’est souvent pour obéir à une loi supérieure, non écrite.
L’auteur ainsi différencie deux sortes d’obéissance : l’obéissance hétéronome et l’obéissance autonome :
− L’obéissance hétéronome est soumission à une volonté autre, à un jugement autre ou à une voix intériorisée autre que la sienne propre ; c’est une abdication qui participe d’une « conscience autoritaire », ce que Freud nomme le « surmoi ».
− L’obéissance autonome est obéissance à sa propre raison, à sa propre conviction ; c’est une affirmation qui participe d’une « conscience humaniste » et rationnelle.
Vous le savez, désobéir n’est pas si facile car cela signifie la perte d’une certaine sécurité ; on se retrouve alors à la marge et sans protection. La solitude est au bout, qu’il faudra affronter avec la force de sa liberté intérieure.
La liberté intérieure est la condition de la désobéissance ; de même que la capacité de désobéissance est condition de la liberté tout court.
La liberté et la capacité de désobéir sont inséparables.

Selon les mythes les plus anciens, l’histoire humaine, rompant avec l’immobilité du temps, commence par la désobéissance soit d’un Prométhée, soit d’une Ève et de son Adam, soit… et se poursuit à la conquête d’une humanité plus haute par d’innombrables désobéissances, réelles ou imaginées : celle d’Antigone, celle de Socrate et de bien d’autres, quand l’être humain s’extirpe de ses vieilles croyances et de ses vieilles habitudes d’obéissance enracinées au plus profond de son cœur.
Si l’être humain se libère par la désobéissance, ce qui reste en lui d’habitude à obéir le conduira sans doute à sa fin, à la fin de l’humanité, parce que des individus obéiront à des « passions archaïques de peur, de haine et de cupidité ; parce qu’ils obéiront aux clichés désuets de la souveraineté de l’État et de l’honneur national ».
Dans le deuxième texte, datant de 1965 − dans la lignée du freudo-marxisme −, Fromm se demande comment une société arrive à se ménager la soumission de la plupart de ses membres. Eh bien, c’est quand cette société parvient à façonner ce que Fromm nomme le caractère social de l’individu moyen, « de telle sorte qu’il aime faire ce qu’il doit faire ».
La suite du livre se fait critique tant du capitalisme que du socialisme des pays de l’Est − nous sommes avant 1991 et la dislocation de l’URSS − pour développer un « socialisme humaniste », selon les propres termes de l’auteur. Mais, de nos jours, ce terme d’« humaniste » est fortement dévalué.
Fromm estime que, avec le temps, les deux systèmes n’en feront qu’un dans un industrialisme tous azimuts, oublieux de l’être humain et de ses besoins réels. Et, pour Fromm, production et consommation doivent être subordonnées aux besoins humains et non au profit des quelques-uns.
Sa description du futur est absolument pessimiste puisque, d’après lui, les sociétés semblent s’avancer vers une autodestruction de l’humanité au moyen de différentes bombes thermonucléaires.
D’où des prises de position nettement pacifistes. Pour lui :
« Le socialisme humaniste est radicalement opposé à la guerre et à la violence, sous toutes leurs formes. Il considère que toute tentative de régler les problèmes politiques et sociaux par la force et la violence est non seulement vaine, mais également immorale et inhumaine. De là, il s’oppose avec intransigeance à toute politique visant à assurer la sécurité par l’armement. Il estime que la paix n’est pas seulement l’absence de guerre, mais un principe positif des rapports humains fondés sur la libre coopération de tous pour le bien commun » (p. 100).
Il faut dire que Fromm milita un temps au Parti socialiste américain. Marxiste et freudien, Erich Fromm ne cite jamais les auteurs anarchistes et n’envisage pas une destruction de l’État : « Le rôle de l’État centralisé doit être réduit au minimum », écrit-il. Par ailleurs, il dit encore : « Le socialisme humaniste est un système où l’homme gouverne le capital, et non l’inverse » (p. 102).
Le socialisme de Fromm se veut radical, c’est-à-dire aller jusqu’à la racine ; or la racine, c’est l’être humain. C’est nous, c’est vous.
Et vous, parce que vous êtes des enfants obéissants, préparez-vous à aller sagement dormir !

Erich Fromm, De la désobéissance et autres textes,
Robert Laffont, 1983, 176 p.

Achaïra, 26 juillet 2012

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