De la force de travail au capital humain

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

C’est le titre d’un texte d’une vingtaine de pages écrites par Philippe Coutant ; texte qui devrait être publié dans une revue universitaire canadienne. Le « capital humain » est une notion − ou un concept − développée par les économistes libéraux, et plus particulièrement par les adeptes du néolibéralisme d’aujourd’hui et du capitalisme globalisé ou mondialisé. Il s’agit pour eux de faire entrer la vie quotidienne dans l’économie − ou, mieux, de faire entrer l’économie dans la vie quotidienne −, c’est-à-dire d’y introduire les liens familiaux, les relations affectives, la scolarité, le nombre d’enfants, notre retraite, notre fin de vie et même la pratique des dons d’organes.

Cette notion de « capital humain », que posséderaient plus que tous les autres pays les États-Unis, expliquerait leur suprématie et leur domination sur l’ensemble du monde par l’efficacité de fructification que produit ce capital.
Car la notion de « capital » tout court a essaimé dans toute la société. On parle maintenant de « capital santé », de « capital jeunesse », de « capital temps », de « capital relationnel », de « capital érotique, capital image, capital sympathie, etc. » ; bref, tout est capital, et ce capital se gère individuellement.
Puis il y a eu un glissement de la notion de « capital humain » vers la notion de « ressources humaines ». Le propos de l’article s’étend essentiellement sur ce changement d’orientation et la gestion de ces ressources prise en charge par l’individu atomisé ; gestion qui se fait en toute liberté dans le cadre du capitalisme de notre temps.
Si nous voulons bien accepter l’idée que la vie est un capital à gérer, nous nous insurgeons à dire qu’elle se réduit à une donnée économique « à faire fructifier ». Oui, c’est un bien à préserver ; non, ce n’est pas une simple marchandise. La vie, pour nous, c’est plus que cela.

Philippe Coutant nomme alors un certain Édouard Poulain qui, lui, se propose de conserver cette notion de « capital humain » parce qu’elle est un « modèle représentatif intuitif » ; et il y va d’une citation du meilleur jargon universitaire que nous nous plaisons régulièrement à épingler :
« La théorie du capital humain n’est plus alors une étude des faits économiques, mais une étude des représentations économiques, c’est une représentation de représentations ; la représentation formalisée et systématique de représentations intuitives. »
Comme nous avions prévenu, cet article écrit pour une revue universitaire ne nous est donc pas particulièrement destiné. Cependant, du jargon jaillit un exemple d’une grande clarté : les différences de salaires des acteurs de l’économie s’expliqueraient simplement par des différences de capital humain entre ces acteurs. Et de broder une analyse très savante qui veut nous expliquer pourquoi nous subissons domination et exploitation, mais cette science fine de notre malheur ne nous éclaire en rien sur le moyen de lutter contre lui. Est-ce là une fausse connaissance ou simplement la démonstration du plaisir à débattre, à jouer avec des idées qui n’engagent en rien ?
Nous négligerons un autre exemple : le développement de l’évolution du rapport entre logiciel libre − rappelons que Philippe Coutant est également informaticien − et capital humain : ceux qui maîtriseraient un logiciel libre posséderaient un capital humain supérieur aux autres. Pouvons-nous dire que ce capital pourrait ne pas peser bien lourd comparé à d’autres « ressources » de notre vie quotidienne ? Et, dans la controverse, on aimerait introduire le grain de sel d’un Jacques Ellul et sa critique de la société technicienne.

Sembler découvrir cette notion de « capital humain », de « ressources humaines », c’est pour nous un peu enfoncer des portes ouvertes ; dire que « l’humain est devenu une partie du capital », c’est négliger d’autres approches qui, elles, mettent clairement au premier plan l’exploitation et la domination des humains. On aura garde pour autant de rejeter trop vite ces analyses, mais en précisant qu’il y a risque de s’enfermer dans des formes de pensée à partir d’un « modèle » qui veut tout expliquer. Il y a là comme une pensée qui tend à se figer.
On ne niera pas l’existence de modèles mais on veillera à ne pas enfermer tous les phénomènes dans des modèles.
Cependant, nous ne négligerons pas cet éclairage sur l’évolution du capitalisme surtout quand on analyse ces changements « comme étant la mise en place d’un nouveau modèle productif dans le capitalisme industriel ».
Convaincu de la complexité du monde industriel, on approuvera encore quand il est écrit :
« Foucault montre également l’intrication des phénomènes, si on les simplifie, on passe à côté des différents aspects de l’évolution historique, etc. »
De plus, nous ne nierons pas que le capitalisme a évolué des temps anciens jusqu’à nos jours. Mais quand Philippe Coutant écrit : « Historiquement, la force de travail va remplacer la terre lors du passage de la féodalité à la modernité capitaliste », on se demande si le servage n’était pas déjà une force de travail, elle, corvéable à merci ?
Nous serions ainsi passé de la terre au corps et du corps à l’« esprit ». Employer ce dernier mot un peu trop connoté peut paraître inutile. Nous aurions préféré le mot « mental ».
Mais il s’agit d’esprit et de subjectivité humaine, de mental qui est sollicité, avec des corps qui continuent cependant à souffrir.
On ne doute pas que « la captation de l’esprit et de la subjectivité humaine [soit] un des éléments inscrit dans la structure de notre société capitaliste d’aujourd’hui » principalement au niveau de la consommation avec « l’injonction de jouissance ».
Ce que l’évolution du capitalisme montre, c’est que nombre d’exploités, atomisés, se pensent libres dans le cadre octroyé par le capitalisme, libre de gérer leur aliénation, leur servitude. Est-ce là ce que l’on pourrait nommer le « capital liberté » ?
Philippe Coutant donne en exemple plusieurs façons de faire pour encadrer les êtres humains : ainsi l’invention du fusil aurait-elle favorisé l’apprentissage de la discipline : « Pour se servir du fusil collectivement, il faut apprendre à manœuvrer ensemble et donc s’entraîner. » Que faisaient donc les légions romaines sans fusils ? Ces exemples ne nous convainquent en aucune manière. Ce qui est décrit ici, certes, c’est l’intériorisation de la discipline.

Quand je lis ce texte, je me dis qu’il faudrait l’équilibrer d’exemples vécus tant chez les cols blancs que dans le monde ouvrier, exemples qui auraient pour base des enquêtes et des témoignages. Cette science un peu trop abstraite manque sans doute d’épaisseur prolétarienne.
Ce qui nous paraît juste, c’est de dire que la surveillance − l’intériorisation de la servitude − est devenue réticulaire, « un maillage avec une multitude d’agencements » où il est difficile de déterminer un centre de décision.
Phénomène qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’organisation de l’État plus ou moins décentralisé et qui se veut moins pesant.
Ce qui est bien vu, c’est donc la collaboration de l’être humain à sa propre aliénation, lui faisant croire à sa liberté, liberté de se mouvoir dans la prison de son travail.
Dans un texte datant de 1965 − dans la lignée du freudo-marxisme −, Erich Fromm se demandait comment une société arrive à se ménager la soumission de la plupart de ses membres. Eh bien, c’est quand cette société parvient à façonner ce que Fromm nomme le caractère social de l’individu moyen, « de telle sorte qu’il aime faire ce qu’il doit faire ».
On sait depuis longtemps que tout est mis en branle pour « décollectiviser », atomiser les producteurs et les empêcher de se retrouver, de se réunir, de prendre conscience de leur force et de s’insurger. Et toutes ces belles analyses ne nous disent en aucune manière comment peut se mettre en place ce que nous nommons la « désobéissance » au système.
Vous direz que c’est là une autre problématique.

Philippe Coutant, à qui j’avais envoyé ma chronique avant sa diffusion, me répond :
« Un seul point à préciser : la terre était la ressource principale de la féodalité, le corps était une ressource importante pour le capital industriel, c’est la fameuse force de travail, aujourd’hui le capitalisme utilise l’esprit humain comme une ressource.
« La terre a été intégrée dans la grande machine technique et économique, elle est encore une ressource pour le capitalisme, mais elle n’est plus la seule.
« Idem pour le corps, les objets sont fabriqués par des humains, le corps est encore une ressource pour le capitalisme avec le travail.
« Ce qui est nouveau, de par son ampleur et la multiplicité des méthodes employées, c’est l’esprit humain comme ressource : émotions, créativité, coopération, inventivité, raison, désirs, image de soi, etc.
« C’est là que se situe le capital humain.
« Il est juste question de cela, de cette métamorphose qui va du corps à l’esprit dans l’histoire du capitalisme sur une longue période.
« Cette analyse est, pour moi, nécessaire pour construire nos armes ou les ajuster, etc.
« Effectivement, cela fonctionne dans un contexte de liberté où les humains se croient libres et doivent continuer à le croire. »
C’est ce que pense Philippe Coutant.

Achaïra, 20 septembre 2012

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