Désir de… révolution sociale

Réfractions, n° 20, 2008.
Auteurs : André Bernard & Pierre Sommermeyer

Le système « démocratique »
Mai 2007, en France, les élections, présidentielle puis législatives, se suivent. 84 % des inscrits sur les listes électorales participent à la présidentielle. Les suffrages exprimés et votes blancs représentent plus de 37 millions de personnes. La population totale de la France est de 61 538 000 de personnes en 2007, selon l’Institut national d’études démographiques (Ined).
Aux élections législatives, les résultats, conséquence d’un sursaut des socialistes, montrent que les 40 % d’abstentionnistes ne furent pas les mêmes lors des deux tours.

Que l’on prenne ces chiffres d’une façon ou d’une autre, ils expriment l’adhésion des Français à une forme de société fondée sur un système de représentation appelé « démocratique » ; ils n’en imaginent pas d’autre ; c’est, en creux, un choix pour partie résigné de société, devant l’absence d’une autre possibilité de changer leur vie. Ce mouvement profond s’était déjà manifesté lors de l’affrontement Chirac-Le Pen (21 avril 2002), puis lors du référendum sur la Constitution européenne (29 mai 2005).

Le mandat « impératif »
Il n’est pas trop de dire que l’importante participation à ces élections a eu des répercussions dans les milieux libertaires où la critique fondamentale de ce mode de représentation « démocratique » est une donnée de base. Car les anarchistes ne sont pas des partisans de cette démocratie-là ; ils sont opposés à une représentation qui donne des chèques en blanc aux mandatés ; leur choix, c’est le mandat impératif que la base peut contrôler et éventuellement dénoncer à tout moment.
Il a existé de tout temps une autre critique de la démocratie, celle de l’extrême droite, autoritaire et souvent fasciste, fondée sur l’affirmation de l’inégalité naturelle des hommes, qu’il s’agit bien de maintenir.
Opposée à cette perspective fermée, la critique libertaire de la démocratie, elle, pour qui chaque être humain en vaut un autre, apparaît aujourd’hui comme plus que minoritaire à gauche, quasiment à contre-courant, même à la gauche de la gauche. Les décisions se prennent donc moins dans la rue ou en assemblée générale que dans l’isoloir à l’aide du bulletin de vote. Les Français, en choisissant en grand nombre cette démocratie représentative, ont tourné délibérément, nous semble-t-il, le dos à l’idée d’un bouleversement plus radical de la société : l’idée de révolution paraît abandonnée.
La situation sociale actuelle nous entraîne donc, qu’on le veuille ou non, à reconsidérer un certain nombre de nos certitudes, de nos convictions, de nos espoirs et à réfléchir de nouveau sur l’idée d’une révolution future : sur sa mise au rancart, ou… sur une autre idée de la révolution.

L’idée de révolution est-elle périmée ?
Dès 1830, et de 1870 jusqu’à il y a peu, nous avons vécu, nous et nos prédécesseurs, avec l’espoir qu’une révolution, la Révolution sociale s’entend, était toujours possible, était proche même.
Pourtant, dès 1874, Bakounine écrivait que « l’heure des révolutions est passée ». Aujourd’hui, nous savons qu’il se trompait : déchiffrer l’avenir est un art difficile. Si les révolutions passées ont donné des signes avant-coureurs, plus ou moins déchiffrables, de leurs venues, toujours elles ont été imprévisibles, prenant par surprise les plus avertis.
Et notre vision actuelle d’un avenir bloqué n’est pas assurée d’être juste ; mais nous n’avons pas à désespérer d’une embellie…
Bakounine, meurtri par l’échec de la Commune, ajoutait que nous étions entrés dans « l’ère de l’évolution ».
Il ne pouvait espérer qu’une trentaine d’années plus tard, en Russie, les grondements de 1905 annonceraient la révolution de février 1917. Puis que, de 1917 à 1921, c’est l’Ukraine qui bougerait, et l’Allemagne et aussi le Mexique, et qu’en 1921 les ouvriers italiens occuperaient les usines… En Chine, la commune de Canton sera écrasée à la fin de l’année 1927.
En 1936, en France aussi les ouvriers occupèrent les usines, mais ce fut l’Espagne qui développa la révolution sociale la plus accomplie. Pourtant, les divers fascismes, avec la complicité passive des démocraties, anéantirent tous les espoirs ; il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que les pays sous l’emprise « communiste » tentent alors de s’extraire du fascisme rouge : l’Allemagne de l’Est dès 1953, la Hongrie, puis la Pologne en 1956 et la Tchécoslovaquie en 1968 : il ne s’agissait alors que de se déprendre du communisme étatique.
Sans cesse, la taupe a creusé ses galeries dans ce siècle révolutionnaire…

Les impasses révolutionnaires
Toutes les révolutions « communistes » ont trahi les espoirs des peuples ; elles ont installé des régimes hiérarchisés, dominateurs, inégalitaires ; une nomenklatura exploiteuse, autoritaire, trompeuse, a fait chanter les lendemains à la gloire d’un capitalisme d’État qui conjuguait les méfaits de l’autre sans la liberté formelle bourgeoise.
L’implosion finale de 1989 a dévoilé au monde, surtout à ceux qui fermaient obstinément les yeux, une abomination sans nom avec ses hécatombes de militants et de suspects, ses goulags, ses famines, etc.
Ce siècle des révolutions aura été celui des massacres de masse, des génocides. La Shoah, malgré sa spécificité, aura été l’exemple abouti des capacités humaines à pratiquer l’horreur de façon rationnelle. Ce qui s’est passé au Cambodge, en Chine, en Yougoslavie, comme au Rwanda ne lui cède en rien dans l’atrocité. Et on en oublie.

L’implosion
Donc en 1989, l’empire soviétique s’effondre. Beaucoup de discussions ont eu lieu et auront lieu sur les raisons de cette implosion.
On peut tenter une explication. Il s’agit sans aucun doute d’une conjonction de plusieurs facteurs : l’incapacité de la bureaucratie en place à répondre au formidable défi du productivisme capitaliste de l’Ouest, la fin d’une terreur tous azimuts, avec la dissolution de l’outil répressif, et, enfin, la prise de conscience que la Russie était en train de laisser sa place de géant économique au Japon, en descendant du deuxième rang mondial à celui de troisième, dépassée par ce pays, déjà vainqueur lors de la guerre de 1905, et de ce fait à l’origine en quelque sorte de la disparition du tsarisme.
Personne ne pouvait croire à l’effondrement du bloc de l’Est, et personne n’avait osé ni l’espérer ni le prévoir, sauf, entre quelques autres, Emmanuel Todd qui, dans « la Chute finale » (1), au vu des courbes de mortalité, avait prophétisé la fin de ce régime dès 1976.
L’implosion va avoir des conséquences, tant politiques qu’idéologiques, dans le monde entier. Cette disparition du système dit «communiste» va provoquer une sorte d’électrochoc chez les intellectuels. Certains, comme Francis Fukuyama, annonceront « la Fin de l’Histoire… » (2).
D’autres, des anciens communistes par exemple, en arriveront à remettre en question la nécessité de la révolution pour transformer le monde, et à préférer la voie sociale-démocrate et ses bienfaits, horrifiés qu’ils étaient des crimes et iniquités en tous genres maintenant mis à nu.
Le communisme d’État en disparaissant, à la fois comme système et comme alternative au capitalisme, a entraîné dans son naufrage un gâchis social incommensurable, sans pour autant ouvrir de perspectives autres que celles d’un capitalisme sauvage. Il a brisé nombre d’espoirs à travers le monde : un barrage contre l’imaginaire révolutionnaire s’est érigé dans les esprits. Il est flagrant que ce système a laissé derrière lui désastres et champs de ruines où grouillent mafias diverses, injustices, abus de pouvoir et déni de liberté.
En disparaissant, le « communisme » a entraîné avec lui l’idée de révolution, idée que portent haut, encore, la plupart des anarchistes et aussi quelques groupes minoritaires. En disparaissant, le « communisme » a donné champ libre au capitalisme pour coloniser « tous » les imaginaires.
C’était la fin d’une « expérience » sociale dénoncée dès son début par le courant libertaire. La fin de cette dictature si peu prolétarienne n’est pourtant pas due à une révolution quelconque ; aucune irruption violente pour expliquer cette implosion, mais un fantastique développement du capitalisme ailleurs de par le monde. Si le temps du Comité des forges est bien révolu, nous sommes entrés aujourd’hui dans une époque où le capitalisme économique, financier, industriel, culturel et consumériste est roi. Sa flexibilité et son développement ont entraîné la transformation des classes qui le composent, en les émiettant, en les paralysant : il n’y aurait même plus de classes à proprement parler mais une multitude de catégories professionnelles.
Pour autant, la période nommée « siècle des révolutions » qu’inaugurait la Commune de Paris est-elle close ?

La plasticité du capitalisme
La disparition du « communisme réel » a démontré l’impossibilité de transformer la société de cette façon autoritaire face à un capitalisme vivace, malléable et souple ; et qui se veut définitivement indépassable.
La fin du système communiste russe va donc induire un appel d’air qui permettra au capitalisme d’étendre son empire sur le globe entier. Ainsi, la longévité de pays « socialistes » comme Cuba ou la Corée du Nord est comptée. Ne parlons pas de la Chine qui entre à reculons dans le capitalisme tout en conservant sa structure « partidaire » et policière antérieure.
Le capital financier lui aussi a muté. Les flux monétaires ont pris leur autonomie. La croissance exponentielle des fortunes des riches est liée non au développement de la production industrielle, quelle qu’elle soit, mais aux fruits de la spéculation des banques.
En développant son emprise à l’échelle planétaire, le capitalisme a aussi renforcé son idéologie dominatrice. Les tenants du libéralisme économique ont ainsi réussi à inverser le sens même du mot « réforme ». Il s’agit maintenant de faire croire, le désir de changement étant acquis, que ces réformes ont pour but de faciliter le développement de l’économie qui profitera au plus grand nombre ; alors qu’il ne s’agit que de lever le plus largement possible les obstacles au développement d’une société entièrement dévolue au profit des plus riches.

Vers la globalisation
Le capitalisme n’a maintenant plus de frontières ; il est partout ; l’ère de la globalisation triomphe ; et, par contrecoup, le monde entier s’introduit dans notre quotidien, non seulement par l’arrivée de produits de toutes provenances mais aussi par les effets de la délocalisation de sites de fabrication. Là-bas, le faible coût du travail des « pays émergents » vient concurrencer une main-d’œuvre occidentale déjà déstabilisée par l’arrivée de travailleurs immigrés plus ou moins illégaux ; ici, on module les entrées et les sorties pour ajuster le marché du travail…

Le rôle de l’État
L’État lui aussi s’est transformé au cours du temps ; cet organisme ne doit pas seulement être considéré comme une simple excroissance du capital, mais plutôt comme possédant sa dynamique particulière. Il crée et stabilise ses couches dirigeantes, en pénétrant toutes les structures et liaisons de la société civile ; tout en devant, certes, composer avec les pouvoirs économiques, et leur servant de relais et de soutien.
Si ses fonctions régaliennes demeurent, c’est-à-dire battre la monnaie (pour la majorité des pays européens, ce rôle a disparu), rendre la justice, lever l’impôt, défendre le territoire, il a acquis bien d’autres pouvoirs. Là, comme dans le monde « communiste », l’État est devenu un organe dont la première fonction est sa propre perpétuation et son extension, avec un fonctionnement indépendant, sinon quelquefois en contradiction avec le capital (3).
Il faut à l’État une stabilité structurelle pour exister alors que le capital nécessite un déséquilibre permanent pour s’épanouir.
Pour pallier l’incapacité du capital ou son refus de faire face socialement et humainement aux problèmes économiques, l’État avait développé un champ d’action particulier, le service public, c’est-à-dire qu’il prenait en compte les besoins de ses administrés, partout où cela semblait nécessaire, et sans aller cependant trop loin dans la radicalité, à seule fin de faire régner l’ordre et une relative tranquillité, permettant ainsi au capital de se déployer à sa guise ; l’écoute bureaucratique, plus ou moins bonne, des administrés, leur permet de supporter leur exploitation en attendant des jours meilleurs.
Ainsi, le capitalisme sans frontières a encore besoin des États nationaux (ou de la coalition d’États en un État supranational) qui édicteront des réglementations à son profit. Mais, en cédant à la pression de ce capitalisme a-national, l’État se décharge de plus en plus des « services », qui sont de plus en plus privatisés en vue d’encore plus de profit pour les maîtres.
Malgré la complicité évidente du capitalisme et de l’État, ce dernier apparaît encore aux yeux de la plupart comme la meilleure protection contre la violence de l’économie de marché capitaliste. C’est à lui que l’on demande de prendre en charge aussi bien les pauvres que les handicapés, les malades que les laissés-pour-compte des classes moyennes en voie de paupérisation. Il reste dans la mémoire commune comme la trace du temps où l’État-providence était un commun défenseur. La campagne électorale française a bien illustré cette situation. On est loin de l’idée d’auto-organisation chère aux anarchistes.
Cette privatisation progressive des « services » ouvre une nouvelle voie : sous couvert de liberté, l’idéologie capitaliste veut en fait se débarrasser de l’État qui, lui, continue à vouloir faire croire qu’il est au service du peuple. Cette situation contradictoire de l’État, à la fois suppléant du capital et bouclier contre ce dernier, est une chose à souligner dans notre analyse.
Progressivement, dans la sphère d’influence européenne, les États nationaux perdent ainsi leurs prérogatives, soulevant la colère de nationalistes en retard d’évolution. Aujourd’hui, un embryon d’armée européenne est né, l’Eurocorps, qui ne demande qu’à se développer. Ce processus va continuer sous des formes encore en devenir, tant pour faire face à la militarisation démesurée des États-Unis qu’à celle de l’ex-bloc sino-soviétique ; sans compter le Proche Orient, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, etc.

Les classes sociales
Cette marche en avant de l’État et du capital a eu des répercussions sur la composition des classes sociales. La classe ouvrière (ou ce qu’il en reste) organisée et consciente d’elle-même semble avoir disparu des combats, sans plus pouvoir peser pour obtenir des améliorations à une situation économique qui se dégrade de jour en jour. Cette absence a des répercussions dans l’idéologie sociale.
La « classe ouvrière », naguère conquérante, qui, grève après grève, mouvements sociaux après mouvements sociaux, avait conquis des avantages non négligeables en termes d’amélioration de la vie quotidienne, a vu son rôle décroître au cours de la fin du XXe  siècle.
Le capital, de son côté, a créé une myriade d’emplois dans ce que l’on appelle le secteur tertiaire (commerce en tous genres, administrations d’entreprise, services divers, etc.) avec des possibilités d’organisation syndicales difficiles et limitées sur le lieu de travail, sinon impossibles, à cause de l’extrême individualisation des tâches.
De même, en ouvrant ses portes, le monde de la consommation a transformé chacun d’entre nous en un individu isolé, en un acheteur, un vendeur, un consommateur, et cela quel que soit son âge. Chacun est ainsi amené, un jour ou l’autre, pour un bénéfice incertain, à agir en contradiction avec ses intérêts propres. L’ouvrier de telle usine automobile française achètera une voiture fabriquée à l’Est, l’ouvrière d’une usine de textile fera de même avec des vêtements fabriqués en Chine, et ainsi de suite. Devenu acteur sur le marché de la consommation, l’individu oublie qu’il est membre d’une collectivité de producteurs, là où il vit.
Simultanément, la sociologie d’entreprise s’est efforcée d’effacer les antagonismes sociaux en fractionnant les rôles et les fonctions : il n’y a plus « une » classe ouvrière qui lutte contre l’oppression patronale, mais 850 catégories socioprofessionnelles (CSP) établies par l’Insee, tout ce monde œuvrant de concert au bon fonctionnement de la société.
Oui, les classes sociales agissantes sont en voie d’évaporation.
Malgré tous ces efforts pour pacifier la société en gommant la lutte des classes, il n’échappe à personne que la société semble se diviser en deux mondes antagonistes, les précaires et dominés d’un côté, les nantis et dominants de l’autre :
− On trouvera parmi les précaires tous ceux qui sont structurellement en situation instable ; cela va des « travailleurs pauvres » aux SDF, aux titulaires de contrat de travail à durée déterminée, en passant par les sans-papiers, les mal-logés, les chômeurs, etc. Mais aussi ceux qui, bien qu’ils soient assurés d’un salaire et du logis, ont fortement conscience que leur situation est provisoire et qu’ils peuvent basculer dans une plus grande misère à court ou moyen terme.
− La catégorie antagoniste des nantis est aussi difficile à définir dans la mesure où elle rassemble des cas très divers. Il y a ceux, bien sûr, qui détiennent le pouvoir financier, mais ceux qui tiennent en main le pouvoir politique, étatique, ou tout en même temps ; et ceux qui, à des échelons plus bas, collaborent ; et puis il y a ceux qui aspirent à ces pouvoirs…
Dans les faits, chaque catégorie est une nébuleuse aux contours imprécis. On est loin dans notre monde euro-américain de l’affrontement traditionnel ouvriers-patrons.

Y a-t-il encore un sujet de l’Histoire ?
Le « prolétariat », la « classe ouvrière », les « masses », les « producteurs », les « salariés », etc., tout ce vocabulaire qui faisait encore partie il y a peu de temps de notre imaginaire révolutionnaire, de notre culture, recouvre maintenant une réalité particulièrement mouvante.
Tous les acteurs du mouvement social courent derrière le capitalisme qui va de l’avant comme un cheval fou : en quelque sorte, le vieux monde est devant toi, camarade ! Il s’agit maintenant d’inventer ta propre partition, de dire le rôle que tu veux jouer…
La classe ouvrière, en tant que classe révolutionnaire, n’est donc plus ce qu’elle était (du moins dans les pays développés), et le projet révolutionnaire semble un but hors d’atteinte. Pourtant demeure « la question sociale » qui pointe régulièrement son nez avec ses luttes autonomes. Ces comportements, qu’il n’est pas abusif de nommer « libertaires », plongent leur racine dans la tradition des luttes.
Un autre prolétariat encore porteur d’espoir, un prolétariat qui ne serait plus le même, va-t-il se dessiner ? Un nouvel acteur social va-t-il naître ? Qui peut être le futur sujet de l’Histoire, le protagoniste d’une révolution, sinon un « sujet » qui se construirait dans l’action ? À l’écoute du monde présent, nous voulons essayer de penser la révolution des temps à venir.

Car l’idée de révolution perdure…
… tout comme l’injustice qui la nourrit et qui dure depuis des siècles sans signes de vouloir s’arrêter tant elle semble faire corps avec l’humanité.
C’est dans ce contexte que les anarchistes doivent réfléchir et, s’ils veulent évoluer avec les temps présents, ils doivent réévaluer leurs certitudes sans pour autant remettre en question ce qui a fait leur spécificité.
Sans doute pas à la façon des «post-a» ou des «po-mo» qui viennent de faire irruption dans la littérature militante ; oui, les «post-anarchistes» ou les «post-modernes» ; il s’agit essentiellement de philosophes anglo-saxons à l’école d’un post-modernisme et d’un post-structuralisme bien français, qui comptent se débarrasser de l’anarchisme classique ou qui tout simplement veulent ignorer une histoire libertaire bien vivante et pleine d’enseignement. Cette contestation philosophique remuera-t-elle autant le petit monde anarchiste que le firent en leur temps les situationnistes ?
Sans mépris, nous serons attentifs à leurs discours en citant Vivien García qui écrit que « les anarchistes appréhendent leur pensée comme une véritable force plastique qui peut se décliner de manière totalement différente au gré des événements et des situations » (4).
Car il y a ce qui relève de la théorie, ce qui relève de la pratique et ce qui relève de l’éthique.
Il s’agit toujours du refus de l’injustice et de l’exploitation, du refus de l’autoritarisme, il s’agit de la révolte et du désir de changer la vie, c’est-à-dire du désir… de révolution.
Dans le monde d’aujourd’hui, il n’y a plus de « lutte finale » et on ne fait plus table rase du passé… Il y a une désespérance quotidienne et des explosions parfois enthousiasmantes, parfois dérangeantes. Que peuvent-elles apporter ?
Se pose alors la question de la façon dont les anarchistes peuvent participer à ces moments-là. Si cette façon de voir peut ouvrir des possibilités nouvelles, elle n’exclut pas la confrontation avec les pouvoirs en place. Cela posé, il nous paraît que les anarchistes doivent faire le tri dans leurs habitudes et leurs actions traditionnelles. Tout en restant fidèle aux fondamentaux, il nous faudrait sortir des vieux schémas, des vieilles habitudes, inventer…

De nouvelles pratiques et un aggiornamento
L’heure des révolutions violentes est peut-être passée, mais personne n’en avancera la certitude ; la situation étant ce qu’elle est, il nous paraît qu’un aggiornamento libertaire est nécessaire. « Renouveler » l’anarchisme est une tâche d’envergure et un rien prétentieuse ; d’autres que nous s’y sont déjà attelés, s’y sont essayé par le passé, en accommodant par exemple l’anarchisme à la sauce marxiste.
Le grand siècle des révolutions avait commencé avec la Commune de Paris, il se termine, nous paraît-il, avec des révolutions dites « douces » ou « de velours ». Est-ce une nouveauté historique, une indication vers un autre chemin à prendre ?
Un rapide coup d’œil en arrière montre que chaque moment révolutionnaire a produit des formes concrètes d’organisation de la production, de la consommation, des prises de décisions gérées « directement » par ceux qui étaient partie prenante du processus en cours.
Rechercher l’événement déclencheur des révolutions est sans doute inutile, mais, comme toujours, les acteurs révolutionnaires profitent d’une brèche ouverte, d’un vide créé par des événements inattendus ; ce qui permet à des forces novatrices de s’exprimer pour l’invention du futur.
Toutes ces tentatives se sont régulièrement terminées dans le sang. La « gymnastique révolutionnaire » violente pour établir une nouvelle société a toujours conduit à l’échec. En dénonçant avec raison les crimes du totalitarisme, certains, et ils sont nombreux, en ont déduit que la révolution ne pouvait pas être autre chose qu’une série de crimes plus abominables les uns que les autres. Donc, ils ont déclaré la révolution détestable et ceux qui en étaient les partisans coresponsables de ce qui s’était passé. Il semble bien que ce propos se soit transporté dans le débat d’idées entre les anarchistes ; échanges pourtant déjà présents, de longue date, sous d’autres formes, quant à la cohérence de la fin et des moyens.
Certains présentent la situation actuelle de l’anarchisme et donc des anarchistes comme divisée entre deux courants possibles :
— il y aurait les partisans de l’insurrection qui s’appuieraient sur ce qu’il est convenu d’appeler un « anarchisme classique », fondé à la fois sur les principes des Lumières et l’affrontement des classes sociales ;
— et ceux qui s’appuieraient sur des milieux de vie plus pacifiques, des collectivités, fondant leur pratique sur ce « post-anarchisme » qui découlerait de la prise en compte de l’extrême morcellement de notre société et de sa « virtualité ».
Les premiers avancent la possibilité d’une révolution violente menant vers une société anarchiste ; les seconds semblent se satisfaire de l’existence d’un courant culturel libertaire.
Cette schématisation n’est guère satisfaisante, peu vivante, chacun restant figé sur ses positions. Une dynamique doit être recherchée ailleurs, sans parler pour autant de troisième voie…
Nous dirons que la société anarchiste future montre dans le présent ce qu’elle peut être, et ce, au moment de la lutte, dans l’irruption de la créativité sociale et de l’imagination. La société anarchiste est présente dans ses « moyens » de combat, ses façons d’être.

Il s’agit d’ouvrir des pistes…
Rechercher de nouveaux chemins ne nous fera pas jeter aux poubelles du temps toutes les trouvailles de la créativité sociale que sont les syndicats, les conseils ouvriers, l’occupation des usines et des champs, les coopératives, les mutuelles, les collectifs de vie en tout genre, les collectivités agraires, les comités de grève, l’action directe, etc.
Ce que nous remettons en question, c’est l’organisation de la violence qui se militarise et qui devient dominatrice. Ainsi, nous reprenons à notre compte ce qu’écrivait Barthélemy de Ligt quand il avançait que « plus il y a de violence moins il y a de révolution ».
Depuis peu, à un endroit où nous ne l’attendions guère, une prise de conscience s’est faite dans ce sens à partir de l’actualité immédiate. Ainsi, nous citerons les propos tenus par Bernard Ravenel, de l’Association France Palestine Solidarité, au moment où tenait séance une assemblée sur la résistance non violente à l’occupation israélienne dans le village de Bil’in. Ravenel remarque que ces actions non violentes ont permis un « réveil de la société civile palestinienne marginalisée par les formations armées dans la lutte contre l’occupation ».
D’ailleurs, d’une façon générale, l’évaluation objective des forces coercitives du pouvoir nous conduit à penser que le renversement de ce dernier n’est plus possible par une même puissance armée. La violence de l’État est liée maintenant à une complexité technologique telle qu’elle implique l’utilisation de professionnels. Le passage des moyens de la violence aux mains des révolutionnaires impliquerait, conséquence de cette spécialisation, une impossibilité du contrôle de celle-ci par le plus grand nombre. Nous ne croyons pas qu’il soit encore possible de retourner nos fusils contre nos généraux, surtout quand nos fusils sont des armes de destruction massive. Il ne faut plus se battre sur le terrain de l’adversaire ; d’autres «armes» doivent être expérimentées, d’autres endroits de combat. A nous de choisir le lieu de l’affrontement et la manière. Des techniques différentes de confrontation avec les pouvoirs existent.
Mais, pour autant, il ne suffira pas de suivre le conseil de La Boétie : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » ; ce qui n’est qu’un premier pas. À la non-coopération doit s’adjoindre l’action.
Passer en revue la panoplie des moyens à mettre en place reste encore un chantier collectif à ouvrir. Il nous suffira de dire qu’une gymnastique de la désobéissance civile s’exerce dès maintenant. Nous faisons ici référence à l’action directe non violente préparée minutieusement par la mouvance issue de X-tausendmal quer. (5) Ce type d’action a été mis en œuvre au cours des manifestations contre le G8, à Rostock, en juin 2007. Ces manifestations, tout comme les actions non violentes d’opposition au Mur organisées hebdomadairement dans le village de Bil’in, en Palestine, impliquaient l’abandon du romantisme révolutionnaire de la barricade, le fusil à la main,
René Furth (Anarchisme et non-violence, n° 25, 1971) doutait de la capacité révolutionnaire de la non-violence à mettre en branle un processus de rupture et de chaos révolutionnaire. Il y avait là de sa part, nous semble-t-il, une vision statique et excessivement passive de l’action non violente. Sans doute pensons-nous que ce n’est pas tant la violence destructrice que le rejet des autorités diverses et la rupture des normes sociétales qui créent le chaos. La désobéissance non violente révolutionnaire peut tout autant être porteuse de ce désordre créateur.
Cependant, nous ne saurions trop attirer l’attention pour dire que le terrain par excellence où doit s’exercer notre action, c’est au niveau de la définition, de la production et de la distribution des « richesses » (naturelles ou fabriquées), car c’est moins une révolution politique que nous appelons de nos vœux qu’une révolution sociale. Il s’agit de renouer le fil brisé qui va de la Commune de Paris aux collectivités espagnoles de 1936.
À un moindre niveau, rappelons l’expérience du Vaaag (village anticapitaliste autogéré anti-G8) en 2003, au départ simple organisation de ravitaillement, qui est devenu une « expérience éphémère de vie selon des valeurs libertaires ».
Et, sans plus attendre, ici et maintenant, à notre échelle, tous les moyens concrets de s’impliquer doivent être investis, de la cantine autogérée à la fabrication de sites sur la Toile : toutes les luttes qualifiées de mineures mériteraient notre accompagnement.

André Bernard & Pierre Sommermeyer

  1. Emmanuel Todd, la Chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Laffont éd., 1976.
  2. Francis Fukuyama, la Fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1993.
  3. Le travail théorique mené par le groupe Socialisme ou Barbarie à propos de l’État soviétique pourrait être repris pour une analyse des États des pays capitalistes.
  4. Vivien García, l’Anarchisme aujourd’hui, L’Harmattan, 2007, pp. 86-87.
  5. Regroupement de partisans de l’action directe non violente, issus d’un point de vue théorique de Graswurzelrevolution, créé pour s’opposer aux transports des déchets nucléaires.

Réfractions, n° 20, 2008.

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