Éloge de la fuite

Émission sur la Clé des ondes à Bordeaux

Comme vous le savez, c’est le titre d’un livre de Henri Laborit datant de 1985, écrit qui nous est revenu en mémoire lors d’une discussion avec un militant allemand du journal Graswurzelrevolution à propos des possibilités de résistance à Daech, ces fanatiques qui s’appuient sur l’islam pour terroriser le monde.

En Allemagne, existe un débat pour savoir comment lutter contre ces furieux. Il s’agit de chercher à agir autrement qu’en bombardant massivement leurs positions sans se soucier des victimes civiles collatérales, ou en ciblant au moyen de drones quelques dirigeants pour les abattre, ou, classiquement, en engageant des militaires sur le terrain.
Une des réponses des compagnons allemands − qui nous a pour le moins surpris −, c’est de préconiser la fuite ; oui, la fuite, mais la fuite de masse. Évidemment, le moyen n’a rien de glorieux ! Mais vous pensez bien que la gloire militaire demeure la moindre de nos préoccupations.
À la réflexion, la fuite et la retraite en bon ordre peuvent être honorables ; sans doute un peu plus que le sauve-qui-peut général ; la Retirada des Espagnols de 1939 a permis de sauver nombre de militants et leurs familles ; l’expatriation, l’émigration, pour raisons politiques, militaire ou autres, a aidé certains à respirer un peu avant d’agir ; la débâcle a eu ses lettres de courage dans la France de 1940 ; l’esquive est louée dans les sports de combat ; l’évitement de même ; L’Exode est un des livres de la Bible, etc.
Personnellement, en 1944, avec ma mère, j’ai fui mon village à moitié incendié par l’armée allemande. Heureusement, car le lendemain c’était ma maison qui brûlait.
Plus près de nous, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, pendant l’écroulement du mur de Berlin, des dizaines de milliers d’habitants de la République démocratique allemande franchirent les postes-frontières vers l’ouest. Déjà, à la suite de l’ouverture de la frontière avec l’Autriche, d’autres en avaient profité pour s’échapper par la Tchécoslovaquie et la Hongrie, ces deux derniers pays étant moins regardants en matière d’émigration. Ainsi, l’élite de la RDA (scientifiques, techniciens, ingénieurs, médecins, cadres, ouvriers spécialisés, etc.) choisit la liberté, comme on disait alors.
Qui nous interdira de penser que la Corée du Nord prendra un jour le même chemin ?
Il y a dans l’Histoire nombre d’autres exemples ; il y en a certains dans un temps plus proche et, même, sans doute, connus et vécus par vous qui m’écoutez ou me lisez.
Laborit, hostile à la révolte, écrit que, « si elle se réalise en groupe, [elle] retrouve aussitôt une échelle hiérarchique de soumission à l’intérieur du groupe, et la révolte, seule, aboutit rapidement à la soumission du révolté ». Quant à nous, nous aurions employé d’autres mots pour dire cela. Surtout pour mettre en avant que ceux qui se révoltent en utilisant des armes ne les lâchent pas facilement une fois qu’ils ont le pouvoir. Laborit pense que, pour « éviter l’affrontement », la fuite reste la solution. Pour lui, il y a de nombreuses façons de fuir ; et fuir dans l’imaginaire et la créativité en est une. « Aucun passeport n’est exigé », ajoute-t-il.
L’imaginaire tient grande place dans son livre :
« L’imaginaire s’apparente ainsi à une contrée d’exil où l’on trouve refuge lorsqu’il est impossible de trouver le bonheur parce que l’action gratifiante en réponse aux pulsions ne peut être satisfaite dans le conformisme socio-culturel. »
Si l’imaginaire peut déboucher sur l’œuvre d’art ou la folie, il porte tout aussi bien en lui les réponses que ne donneront pas ceux qui restent encombrés d’une culture qui tourne sur elle-même.
On pourra dédaigner le conseil des militants allemands qui recommandent la fuite de masse devant Daech ; on se moquera d’eux qui pourtant ouvrent d’autres chemins dans Graswurzelrevolution, leur journal. Nous-mêmes avons publié une plaquette intitulée Désobéissances libertaires, manières d’agir et autres façons de faire.
Parmi ceux qui ignoreront délibérément la recommandation des militants de Graswurzelrevolution, il y aura les jeunes gens qui affrontent courageusement la police lors de manifestations violentes et qui restent rarement maîtres du terrain car leurs démonstrations finissent souvent en… débandade.

Henri Laborit, Éloge de la fuite,
Gallimard, Folio essais, réédité en 2016, 190 p.

Et pour les germanophones : Graswurzelrevolution.

Lundi 3 octobre 2016 dans l’émission Achaïra

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Par ailleurs, Laborit remet en question le mot de « liberté » : « En réalité, ce que l’on peut appeler “liberté”, si vraiment nous tenons à conserver ce terme, c’est l’indépendance très relative que l’homme peut acquérir en découvrant, partiellement et progressivement, les lois du déterminisme universel. »

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