La chaise et le tabouret

Un « coup » d’Art112

Publié dans Le Monde libertaire,
n° 1755 du 6 au 12 novembre 2014.
Lu lors de l’émission Achaïra,
1er décembre 2014
sur la Clé des ondes à Bordeaux

Un tabouret n’est pas plus masculin qu’une chaise n’est féminine. Notre langue est-elle donc si pauvre ou bien la sexualité tellement envahissante ? En français, il n’y aurait pas de moyen terme. La langue suédoise, elle, possède deux neutres. Or, chez les humains, depuis la nuit des temps, il y a domination du masculin sur le féminin ; domination attribuée au fait que, pendant une partie disproportionnée de leur vie, les femmes ont eu la charge des enfants, les éduquant, les portant dans leur ventre puis sur leur dos, tout en fournissant l’essentiel de la nourriture par la cueillette, tandis que les hommes se spécialisaient dans la chasse et la guerre.
Et les hommes, par l’usage des armes, auraient pris l’habitude de la domination.

L’acte de guerre, d’ailleurs, se compare facilement à l’acte sexuel si l’on se réfère aux images triviales et dévalorisantes qui traduisent la soumission, comme « se faire enculer », « se faire baiser », « lécher le cul », etc.
Or la puissance des femmes, effective et concrète, est insupportable à la volonté de pouvoir des hommes : en effet, s’ils sortent tous d’un con − « la porte d’entrée de la vie » −, ce sont les mères qui leur ont enseigné la parole et qui sont porteuses de leur première culture ; les hommes, pour tout dire, ne servent surtout qu’au moment de la reproduction.
Le temps qui passe a beaucoup changé la donne, essentiellement grâce à la contraception qui a relativement libéré la femme, mais le combat se poursuit dans les esprits et contre les institutions, car, si l’égalité est écrite dans la loi, la réalité est tout autre. Le pouvoir masculin est installé dans nombre d’instances et de réseaux fortement réactionnaires qui ignorent superbement la loi. Il s’agit, entre autres, de la police, de l’armée, de la grande entreprise, de la finance, de la mafia, des partis politiques, etc. Aussi le féminisme, même s’il n’est pas considéré par certains comme le combat essentiel, ne souffre-t-il d’aucune attente.
Pour Laurence Biberfeld, c’est une guerre qui fait des morts et, surtout, des mortes. Et l’auteure ne craint pas d’employer le terme de « féminicide » pour dire les massacres de masse qui sévissent de l’Inde au Mexique, du Canada au Pakistan, de la Corée du Sud au Bangladesh, etc., avec l’indifférence ou la complicité des différentes polices ; la « sale gueule du pouvoir » n’étant pas loin derrière, accompagnée du capitalisme.
La France, bien sûr, peut également être citée ; rappelons seulement, autour de l’année 2000, dans la région toulousaine, les 191 meurtres ou disparitions de femmes, en moins d’une décennie (affaires toujours non élucidées, semble-t-il).
Aussi, sous un titre particulièrement bien choisi − La Femme du soldat inconnu , voici donc une charge menée avec brio, dans une langue drue qui épouse une volonté de liberté vraie ; c’est un assaut contre le machisme, mais pas contre l’homme ; nous trouvons là une analyse complexe, colorée, acérée, empreinte d’une forte expérience personnelle ; et cela nous change d’un certain féminisme culpabilisant les hommes ; l’égalité, écrit Biberfeld, se fera contre la grande majorité des hommes, mais également contre une majorité de femmes, car, pour l’auteure, il existe un « féminisme de classe », un « féminisme de collaboration ». « C’est-à-dire qu’il sous-évalue systématiquement les structures économiques et sociales du sexisme, et surévalue les faits divers. »
L’attaque contre la prostitution et contre la pornographie se révèle particulièrement démonstrative, le personnage central étant « la bite » trônant sur une femme réduite à un « tas de viande pourvu de trous », « accessoire multifonctions », femme « multiprises », etc. La « chatte », elle, particulièrement ignorée, relève de ce monde méconnu et invisible d’où le projet féministe veut extirper la femme, l’arracher à ce continent noir où elle est captive. En fait, les hommes seraient terrorisés par une jouissance féminine qui leur échappe.
Si l’être humain naît avec un dimorphisme sexuel plus ou moins affirmé, pour autant la femme n’est pas le contraire de l’homme ; ce qui est sûr, c’est que, sous pression de l’entourage et de la collectivité, on devient homme ou femme, chaque société fabriquant ses femmes ou ses hommes en accentuant plus ou moins leur apparence.
Parmi les diverses réflexions de Laurence Biberfeld, qui s’intéresse à une définition de la violence en soi, « la violence, machiste ou autre, s’accompagnerait d’une addiction à la pensée dogmatique, ce qui est le cas de la pensée sexiste, de la plupart des pensées économiques, de la pensée raciste et de l’idéologie des classes dominantes, sans parler de la pensée religieuse, la plus dogmatique de toutes puisqu’elle se fonde sur des prémisses invérifiables ».
À de nombreuses reprises, l’auteure nous dit quand même son optimisme en notant que la société évolue rapidement, que les verrous de la domination sautent les uns après les autres, que la liberté croissante des femmes est maintenant lisible, que les familles éclatées, émiettées, monoparentales, de parents de même sexe, recomposées, etc., vont laisser derrière elles une nouvelle génération débarrassée des vieux carcans. Un mouvement irréversible est donc en route inexorablement :
« Et ce qui met nombre d’hommes en position de blocage, c’est que cette révolution paisible est le fait de femmes qui, pour la première fois de l’Histoire peut-être, les ont dépassés conceptuellement et les entraînent dans une direction inexplorée… »
Et nous ne pourrons décidément qu’adhérer au propos de Laurence Biberfeld quand elle écrit : « Aucun mouvement n’est émancipateur s’il fait l’économie de l’émancipation des femmes. » Mais c’était déjà notre conviction.

Laurence Biberfeld, La Femme du soldat inconnu,
Éditions libertaires, 2014, 150 p.

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