Clastres, Graeber, Scott, Macdonald

Hermann Amborn

Publié par Réfractions, n° 22, automne 2022
et sur la Clé des ondes dans l’émision Achaïra
du 4 septembre 2023

Clastres, Graeber, Scott, Macdonald D’autres encore…

… et Amborn, car il est de plus en plus évident que l’anthropologie est devenue une discipline scientifique mieux adaptée à la théorie anarchiste que la sociologie ou la science historique. Hermann Amborn, né en 1933, est un anthropologue allemand que nous fait découvrir Holterman qui s’appuie sur ses travaux pour développer l’idée que l’évolution des sociétés ne conduit pas inéluctablement à l’instauration de l’État ; il en est de même pour les rapports inégalitaires entre les êtres humains ; en bref, que la société existante n’est pas immuable. Il a existé, et il existe, des sociétés où les rapports sociaux étaient, et sont, égalitaires (Voir Zomia de J. C. Scott et les « zones sans souveraineté »).

Rappelons que Thom est docteur en droit, qu’il fut objecteur de conscience et fondateur du groupe provo de Rotterdam ; de quoi éveiller notre intérêt et notre curiosité quand il nous propose sa lecture anthropologique de l’anarchisme.

Dans un premier temps, Holterman avait écrit un commentaire d’un livre d’Amborn, texte qu’il a voulu par la suite approfondir pour élargir sa connaissance vers les possibilités d’une « anarchie régulée » et d’une « société sans État ».
Dans son Anthropologie et anarchie, il va cependant commencer par citer Blankertz et Goodman : « La colonne vertébrale d’une société est son autonomie juridique ; le droit est formé par la tradition et les contrats au sein des groupes sociaux et entre ceux-ci. » Et puis il nommera ensuite Pierre Clastres, Marshall Sahlins, Mauss, Élie Reclus, Scott et bien d’autres.
« Les connaissances alors obtenues inciteront à reconsidérer la question, même si elles ne peuvent être appliquées directement dans les situations étatistes occidentales. »
Par ailleurs, Holterman retient de ses lectures que « la situation présente, autoritaire, du droit pénal occidental est directement liée à toutes ces autres positions autoritaires de la société occidentale. Leur objectif commun ? Garantir le maintien du lien entre le pouvoir et la propriété privée, ce lien qui crée des inégalités socio-économiques fondamentales ».

*

La nécessité d’un pouvoir central n’est pas indispensable pour une paix sociale durable ; le besoin de l’État n’est pas essentiel ; « l’absence d’État n’est pas un vilain défaut » ; c’est une notion occidentale relativement récente (XVe et XVIe siècles) développée, d’un côté, sous la Renaissance italienne, par la force politique du moment qui organisait autour de la notion de lo stato le contrôle d’un territoire après avoir confisqué le pouvoir à son seul bénéfice ; de l’autre, une notion argumentée par deux philosophes politiques, le Français Jean Bodin et l’Anglais Thomas Hobbes, qui pensaient qu’une autorité forte ramènerait la paix et le calme dans les sociétés de l’époque où sévissaient des guerres incessantes :
« L’État était vu comme un moyen de bloquer la violence dans la société. Il fallait donc qu’il en accapare le monopole, afin de créer une société harmonieuse. »
Si le concept a pris un caractère quasiment universel, pour autant, son efficacité n’est pas constatée si l’on considère la perpétuation des guerres.
Encore aujourd’hui, de nombreuses sociétés s’efforcent de résister, ou de se passer complètement – sinon de s’accommoder – des structures étatiques ; cette résistance est relativement passée sous silence par les historiens.
Si, dans toute société, on ne peut nier l’existence de relations de pouvoir, il s’agit d’empêcher la création d’un monopole du pouvoir ; il s’agit de rechercher des formes d’ordre sans pouvoir central imposé ; il s’agit de créer des « relations indépendantes de la domination et de la violence » ; il s’agit de distinguer entre le « pouvoir coercitif vertical » et le « pouvoir non coercitif fondé sur le consensus ».
C’est ce que décrivent certains anthropologues comme Evans-Pritchard et Amborn quand ils parlent de sociétés acéphales ou polycéphales, de sociétés segmentées, horizontales, de droit coutumier, d’« anarchie régulée » ou « ordonnée », autrement dit quand ils arpentent un champ sémantique libertaire.
Ce qui n’empêche pas, dans ces sociétés, le développement d’une certaine hiérarchie – « L’abus de pouvoir n’est-il pas de tous les temps et de quasiment de tous les lieux ? » –, hiérarchie qui s’installe par la notabilité, la personnalité, la gérontocratie, le savoir, l’expérience, l’acte héroïque, etc. Mais une hiérarchie qui n’oblige personne à obéir et dont « l’autorité n’est jamais donnée pour acquise ».
Il est reconnu que « la communauté a besoin de personnalités engagées, actives, créatives (mais généralement ambitieuses), et en même temps, elle doit les empêcher d’exploiter leur potentiel de pouvoir pour leur propre bénéfice ».
(Quant à la situation féminine, il est noté que « ces sociétés ne connaissent à peu près jamais l’égalité de genre ».)
Si la pensée occidentale a inventé l’État, elle a élaboré tout autant la « ius resistendi », le droit de résistance qui va jusqu’au tyrannicide.
Thom Holterman note également que, pour « éviter le pouvoir d’État, voire s’en retirer », la résistance peut se construire en rhizomes, en réseaux, qui peuvent aussi conduire, et c’est regrettable, à « une concentration d’influence », déclenchant « nombre d’institutions mises en place […] axées sur l’action quotidienne et [qui] visent à la contrecarrer si elle devient dominatrice ».
« Amborn estime que le droit a un caractère ambivalent : selon les sociétés dans lesquelles on l’étudie, il sert soit à former et à stabiliser les rapports de force, soit – et c’est essentiel – précisément à limiter l’accumulation du pouvoir. »
À noter, dans notre société actuelle, la reconnaissance des « droits de l’Homme », plus théorique que réelle, car très souvent « l’État de droit plie le genou devant la raison d’État ».
« La pensée occidentale en matière de droit est infectée par la pensée chrétienne », écrit Holterman, une pensée qui a imposé ses « grandes apparences transcendantes » : Dieu, le roi, l’État et le gouvernement, pensée qui a disqualifié, en les colonisant, le droit des autochtones. Pensée chrétienne que l’on pourra cependant nuancer avec son fond de survivance païenne.
Si la jurisprudence occidentale s’appuie sur des textes qui, à la longue, se pétrifient et se fossilisent, les sociétés polycéphales ont à leur disposition un « réservoir d’outils intellectuels, de moyens de réflexions souples » que sont les proverbes, les anecdotes, les allégories, les traditions historiques, soit une base commune, « accessible et compréhensible par tout un chacun », cela sans prétendre à l’universalité, règles de droit créées collectivement et qui « tiennent plus de la ligne directrice que de l’impératif ».
Pour les sociétés polycéphales, en matière de droit pénal, la plus grave des infractions, consistait à négliger le devoir de solidarité.
Pour le meurtrier, pas de prison ou de peine de mort, mais l’indemnisation, la compensation, le dédommagement, en vue d’une future réconciliation qui est plus importante que la réparation qui, elle, contient en fait une sorte de « pardon institutionnel ». La sanction la plus dure étant l’expulsion : la mise au ban.
Dans ces sociétés sans pouvoir institutionnalisé, mais avec toujours pour but la paix sociale, le conflit ne peut se résoudre sans la recherche d’un consensus, sans gagnants ni perdants, sans recours ni à la violence physique ni à une institution exécutante.
Référence est faite au philosophe ghanéen Kwasi Wiredu qui « a construit, à partir d’exemples africains, sa théorie de l’éthique du consensus, et l’a liée au plaidoyer pour une politique sans partis politiques ». Une traduction ne pourrait qu’enrichir la pensée libertaire.
Alors que les anarchistes conçoivent une société sans État comme seulement un « possible », les ethnoloques décrivent un « pouvoir non coercitif fondé sur le consensus », de facto, qui s’ouvre sur une société de droit sans pouvoir institutionnalisé.
En l’état, ce modèle est sans aucun doute inapplicable à nos sociétés occidentales, mais il peut sans doute nous apprendre, nous permettre, à penser en termes nouveaux, à changer de paradigme.
C’est Graeber qui décrit un « communisme de base », un « communisme quotidien », c’est-à-dire un ensemble de structures psychologiques, morales et culturelles qui n’obéissent pas à un calcul froid d’intérêt personnel, au « donnant-donnant » ; et c’est lors de catastrophes (inondations, pannes diverses, tremblements de terre, désastre économique, etc.) que, spontanément, la place est faite à la solidarité, à la générosité, au don de soi, à la coopération bénévole : fondements de la sociabilité humaine.
Le changement climatique en cours va provoquer à n’en pas douter un certain nombre de catastrophes, par divers effrondements, et des vides étatiques et économiques qui pourraient amener ce changement de paradigme qui ouvre l’horizon.
Qu’advienne donc cette catastrophe et qu’elle soit bénéfique !

Thom Holterman, Anthropologie et anarchie
dans les sociétés polycéphales

Atelier de création libertaire, 2021, 144 p.

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