Avatars de l’anarchisme

À paraître en septembre 2022 à l’Atelier de création libertaire

Michel Froidevaux
Les avatars de l’anarchisme
752 pages, cahier photos de 16 pages
format 16,4 x 24, 26 €

Postface du collectif Désobéissance libertaire

La Révolution espagnole de 1936 joue encore, avec constance, un rôle déterminant dans le récit anarchiste contemporain ; pour autant, la lecture de la thèse de Michel Froidevaux ouvre, nous semble-t-il, un champ de réflexion nouveau, une autre dimension, par le simple fait de la méthode historique utilisée : d’avoir compulsé, pour l’essentiel, plus d’une centaine de publications libertaires de l’époque, nous restituant ainsi une quotidienneté très animée – le moment de la Révolution –, en bref, la vie de ceux qui participèrent plus ou moins activement à ces événements.


Parce que les franquistes tentèrent un coup d’État, parce qu’une résistance armée s’y opposa, un « vide » se créa soudain tant au niveau gouvernemental qu’au niveau des entreprises ; ce moment où les forces sociales, les contre-pouvoirs, sont en mesure, non plus de défier le pouvoir étatique-capitaliste, mais de s’y substituer.
En effet, l’échec, provisoire, du pronunciamento entraîna néanmoins l’effondrement de l’ordre politique et économique, la fuite des membres en vue des classes dirigeantes. Nombre d’établissements et d’exploitations agricoles se trouvèrent alors sans direction, abandonnés par leurs propriétaires.
« Les anarchistes, par conséquent, se retrouvaient au pied du mur, comme contraints de démontrer la validité de leurs thèses », écrit Michel Froidevaux.
Il faut ajouter que, tout au long de cet écrit, est exprimée, de différentes façons, l’idée de « dignité », dignité ouvrière ou tout simplement humaine qui conduit à la révolte et qui entraîne à imaginer une société autre.
Ce qui s’explique, en Espagne, par une activité militante quotidienne, sans relâche, durant quelque trois générations, engendrant par là même une culture, paysanne et ouvrière, qui amena ces peuples à un niveau quasiment sans précédent et très élevé de mentalité libertaire, à un état d’esprit nourrissant un pays où l’histoire et la géographie se prêtaient sans doute à ces idées.
Combattre pour sa dignité, sans être sûrs de vaincre, ce fut le cas dans les Asturies en 1934, révolte qui se termina par un massacre ordonné par la République et réalisé par un certain général Franco.
Par contre, en 1936, après la défaite des nationalistes, la Catalogne, surtout par l’action des libertaires, va s’ouvrir sur « le bref été de l’anarchie » que Michel Froidevaux s’efforce de décrire avec une lucidité critique, mettant en avant les nombreuses contradictions, les incohérences – du point de vue libertaire –, que durent affronter les principes libertaires et les pratiques mises « à l’épreuve des faits ».
On ne s’attardera pas sur deux « erreurs » que reconnaissent, de nos jours, avec des nuances, la plupart des libertaires : la participation au gouvernement central (et à celui de la Généralité) contribuant au renforcement de l’État –, qui impliqua, en conséquence, la participation à la militarisation des milices. « Pouvait-il en être autrement ? » avancent certains. Michel Froidevaux pense que d’autres perspectives, en adéquation avec les pratiques anarchistes de cette période, étaient possibles. Mais, à aucun moment, il ne propose d’alternatives plus proches de sa propre sensibilité libertaire. Quant à nous, nous dirions que l’on ne refait pas l’Histoire…
En Espagne, si, à l’époque, les libertaires étaient nombreux et puissants, ils n’étaient nullement majoritaires ; il était donc vital pour leur projet révolutionnaire de recueillir l’assentiment d’une large partie de la population. Mais il ressort, rétrospectivement, que les anarcho-syndicalistes n’ont pas accordé suffisamment de place aux artisans, aux classes moyennes et à la petite bourgeoisie, ce dont profita le Parti communiste espagnol.
De plus, au niveau international, la situation se montrait encore moins avantageuse : Hitler et Mussolini d’un côté, Staline de l’autre ; par ailleurs, les démocraties (française, anglaise, états-unienne, etc.) ne voyaient pas d’un bon œil s’installer un régime politique anarchiste.
Paul Lapeyre, dans L’Espagne nouvelle, de mars 38, estimait que les chances d’une révolution catalane étaient nulles au plan international :
« Enfin, si malgré tout cela la révolution avait triomphé en mai, elle aurait seulement débouché sur un rapide triomphe de Franco. Serait-il possible de penser, en effet, que la France ou l’Angleterre qui se refusaient à aider l’Espagne républicaine, auraient aidé l’Espagne libertaire ? Or, actuellement, l’industrie espagnole tire toutes ses matières premières de l’étranger. On ne doit pas oublier, en effet, que les principales mines sont aux mains des nationalistes. Privés d’armes – tant russes que françaises–, privés de matières premières nécessaires pour les fabriquer, qu’auraient fait les libertaires espagnols ? »
Si Froidevaux est critique, il n’en salue pas moins « l’enthousiasme révolutionnaire et l’exubérance des premiers temps » et aussi « les mentalités en ébullition » :
Toutes les façons de vivre sans exception sont « repensées » : l’utilisation de l’argent, le sport, l’hygiène, la pédagogie, la sexualité (et donc la prostitution), la créativité dans les arts en général, etc., mais aussi la médecine, l’aide sociale, le statut de la femme, l’enfance et la vieillesse, le tout couronné par un culte pour le livre et le savoir.
C’était cependant négliger le poids des habitudes et des traditions, car le passage à la société idéale ne peut se réduire au mythe du Grand Soir, au moment révolutionnaire, au coup de baguette magique qui fait place nette à l’édification d’une société harmonieuse.
Ce qui n’empêche pas Michel Froidevaux de célébrer avec chaleur la construction des différentes autogestions (les collectivités), de dire leurs problèmes et leurs contradictions. Nombre d’ouvrages ont fait la part belle à cette autre façon d’organiser l’économie et la société, nul besoin d’en rajouter.

Cependant, c’est sur le problème de la cohérence entre la fin et les moyens que met l’accent Michel Froidevaux, essentiellement sur le problème de la violence. À l’époque, déjà, des critiques s’élevaient : « Nous sommes fatigués des paradoxes. Des ministres anarchistes… Des gouverneurs anarchistes… Des maires et des conseillers municipaux anarchistes… Des policiers anarchistes… Des geôliers anarchistes… Ça suffit ! » En oubliant les anarchistes qui participaient aux pelotons d’exécution…

À l’époque, bien sûr, il n’était pas question d’action non-violente ; ce n’était pas dans la culture du temps, encore moins dans les comportements libertaires. Certains ripostèrent à cette simple éventualité en critiquant « l’objection de conscience » et le « pacifisme », montrant par-là leur ignorance historique ou leur négligence d’esprit.
Pourtant, dans La Voix libertaire (n° 372 d’octobre 1937, éditée à Limoges), Pierre Ramus écrivait que « la guerre et la révolution sociale sont deux principes absolument contraires, fondamentalement distincts et antagonistes. […] Toute révolution se servant des moyens et méthodes des révolutions historiques politiques (armes, militarisme, guerre civile, comme nous les connaissons à travers l’histoire) ne pourra jamais arriver à la révolution sociale et encore moins à l’anarchie. […] Actuellement nous voyons ceci d’une façon terrible et douloureuse en Espagne ».
De notre côté, nous pouvons ajouter que l’abandon de l’antimilitarisme traditionnel anarchiste a débuté dès le premier départ des milices pour le front. Quelle que soit la façon de participer à une guerre, il s’agit toujours de tuer ou de se faire tuer. Fondamentalement, elle est étrangère au projet anarchiste d’une société fraternelle. Cette guerre civile comme toute guerre ne dépend pas des révolutionnaires. Elle soumet à sa logique toutes les réalisations révolutionnaires aussi admirables soient elles.
De son côté Froidevaux écrit :
« La violence collective – révolutionnaire ou non – apparut très vite comme la manifestation du droit du plus fort. La violence, pour les anti-autoritaires qu’étaient censés être les libertaires, se révéla, à contrario, comme la preuve effective qu’ils exerçaient la coercition, le pouvoir. »
« De la même manière que les anarchistes stigmatisent la dictature du prolétariat chère aux communistes, puisque ce n’est pas en renforçant l’oppression que l’on peut se rapprocher d’une société de libertés, l’on pourrait aussi reprocher aux anarchistes violents de croire qu’il est possible de forger un monde de fraternité ou d’amour en recourant pour cela à la force brutale. »

« L’anarchisme a, sans doute alors, manqué son rendez-vous avec l’histoire, mais l’histoire de l’anarchisme, elle, continue », écrit Michel Froidevaux en terminant sa thèse ; idée dont nous ne voulons pas douter, car il ne s’agit pas de cultiver une « mémoire de vaincus », mais, plutôt, après réflexion, d’ouvrir d’autres voies. Qui plus est, l’anarchisme procédant du vivant, on suivra Jean-Jacques Kupiec dans son anticipation : Et si le vivant était anarchique ?

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