Pourquoi la résistance civile est efficace

Publié dans Réfractions, n° 48,
« Ce qui nous affecte »,
printemps 2022
Version abrégée dans l’émission Achaïra
le lundi 4 juillet 2022 à Bordeaux

Les « sages-femmes » de l’Histoire

Les États, quels qu’ils soient, main dans la main avec le néolibéralisme international, se caractérisent, à quelques modalités près, essentiellement par des structures de domination et de violence. Si notre monde est en soi profondément violent (« Mangez-vous les uns les autres ! »), l’espèce humaine (et aussi certains animaux) a pourtant développé des pratiques d’entraide tendant à créer, dès maintenant, des sociétés plus solidaires.
Jusqu’à il y a peu de temps, il était évident que, pour les révolutionnaires qui voulaient transformer le monde et changer la vie, seule la violence pouvait venir à bout des pouvoirs de l’État et du capitalisme. Être partisan de la non-violence, c’était vouloir la réconciliation de l’oppresseur et de l’opprimé, c’était en rester à une posture morale et idéaliste, c’était, en fin de compte, accepter le système. À la réflexion, si certains voulaient bien reconnaître une quelconque utilité à la non-violence, c’est en pensant que, tôt ou tard, il faudrait bien utiliser une contre-violence, moyen nécessaire et inéluctable, pour se défendre contre la répression du pouvoir et pour finalement l’abattre.


Partant d’une base mondiale de données en sciences sociales et politiques, et après une étude rigoureuse, chiffrée et « multivariée » des faits, le livre d’Erica Chenoweth et de Maria J. Stephan, Pouvoir de la non-violence, revient sur la question. Il s’agit d’une recherche des plus nuancées qui compare en efficacité 323 campagnes de résistance violentes et/ou non-violentes couvrant une période de 1900 à 2006. De nombreux graphiques et tableaux complètent le texte, de même qu’un « appendice » sur la Toile :

https://www.ericachenoweth.com/wp-content/uploads/2019/07/WCRW-Appendix.pdf

Les deux chercheuses américaines concluent leur travail en énonçant que « les mouvements principalement non-violents ont atteint deux fois plus souvent leurs objectifs que les mouvements violents », et que, depuis 1900, « une campagne non-violente sur quatre s’est conclut par un échec complet ».
Innovatrices en la matière, elles ne cachent pas la nature extrêmement difficile du sujet à étudier et donnent le plus objectivement possible des exemples d’auteurs qui ne les suivent pas du tout sur ce chemin.
Mais, avant d’aller plus loin, il faut préciser ce que nous entendons par la notion souvent très mal comprise de « non-violence ».
Pour nous, la non-violence regroupe un ensemble de pratiques et d’actions diverses qui sont bien autre chose que de la résistance passive ; citons la résistance civile, la désobéissance civile de masse et individuelle, la non-coopération, la grève ouvrière ou autre, l’occupation ou obstruction de lieux publics, le sit-in, le boycott, les actions « dispersées », le sabotage doux, la grève de la faim, le jeûne, le refus du service militaire, le refus du paiement partiel ou total des impôts, le refus d’agir, etc.
Il s’agit de se détourner du jeu politique conventionnel, de recourir à des formes d’action non institutionnelles et en aucune façon d’emprunter des démarches comme le vote et l’élection, mais, au contraire, et le plus souvent, d’utiliser des manières de faire illégales.
Et arrêtons de confondre la notion de « force » avec celle de « violence » comme le faisait Georges Sorel qui écrivait dans ses Réflexions sur la violence : « La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence. ». Car il existe à n’en plus douter des forces non-violentes, cet « impensé politique » très ordinaire, fruit d’une sorte de paralysie mentale, d’une intelligence arrêtée par ce que l’on pense savoir.
Résultats de choix stratégiques différents, retenons que peuvent cohabiter actions violentes et actions non-violentes et qu’une pratique violente peut naître de l’échec d’une pratique non-violente ou l’inverse ; par ailleurs, James C. Scott dans La Domination et les arts de la résistance étudie une autre forme de résistance qui n’est rien moins que passive, mais qui est discrète et cachée : le non-dit des dominés.
« Bien qu’il n’existe pas de définition universelle de la démocratie », écrivent les deux autrices, il s’agit, dans Le Pouvoir de la non-violence, essentiellement de lutte pour accéder à plus de démocratie, de lutte contre la domination et contre la violence, il s’agit de droit, de liberté et de justice, et, quant à nous, s’il s’agit de démocratie (le pouvoir du peuple), elle aura un parfum libertaire.

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À partir de l’exemple du Timor oriental et de celui des Philippines, Chenoweth et Stephan se demandent en tout début « pourquoi les mouvements de résistance non-violents réussissent-ils plus souvent que les résistances armées, et à quelles conditions un mouvement de résistance non-violent parvient-il au succès, ou au contraire à l’échec » alors que la façon de penser la plus courante, c’est que l’action armée et le terrorisme seront plus efficaces.
Cela dit, il est reconnu par ces deux femmes que certaines luttes non-violentes ont manqué leur objectif et que des actions violentes ont réussi.
Plus même, Chenoweth et Stephan reconnaissent qu’avec une participation importante des masses, l’action violente peut être efficace, donnant l’exemple de la révolution russe de 1917, chinoise de 1946-1950, cubaine de 1953-1959, algérienne de 1954-1962 et vietnamienne de 1945, mais elles ajoutent que ceux qui ont pris le pouvoir sont devenus autoritaires, très répressifs et aucunement démocrates, ôtant aux masses qui les ont appuyés au début du combat toutes possibilités d’opposition.
Les limites de l’efficacité de la non-violence peuvent aussi n’être pas contestées quand il s’agissait de lutter contre les régimes génocidaires de Hitler ou de Staline, ou pour les pacifistes contre les deux guerres mondiales, mais il est de fait qu’aucune lutte non-violente d’importance et « stratégiquement concertée » n’est connue historiquement dans ces cas-là.

Le Timor oriental. Ancienne colonie portugaise, ce pays est envahi en 1975 par l’Indonésie qui va quasiment anéantir les forces armées indépendantistes des Falintil. Suite à la démission de Suharto en 1998, et après de nombreuses campagnes non-violentes et l’intervention des Nations unies, le Timor oriental devient un État indépendant.
« Les Falintil ont été un symbole important de la résistance et leur présence dans les montagnes contribua à soutenir le moral de la population, mais c’est en définitive la lutte non-violente qui nous aura permis d’obtenir la victoire », déclara Fr. Jovito, ancien membre du Front clandestin reconverti dans le mouvement de résistance non-violent.

Les Philippines. Vers la fin des années 1970, dans le nord du pays, des groupes de guérilla d’inspiration marxiste-léniniste ou maoïste espéraient s’emparer du pouvoir par le moyen d’une révolution armée, tandis que, dans le Sud, une insurrection islamiste séparatiste, avec la même ambition, s’affirmait plus importante. La répression fut telle que les deux rébellions échouèrent. Devant la répression impitoyable, la loi martiale et des élections truquées, l’Église catholique s’en tint d’abord à une « collaboration critique » pendant que l’opposition réformiste était soit en exil, soit en prison. C’est l’assassinat de Benigno Aquino le 21 août 1983, qui permit à une opposition plus unitaire de se rassembler alors derrière son épouse, Cory Aquino, qui exigea « une stricte discipline non-violente de ses troupes ». La procession funéraire de Benigno Aquino, suivie par environ deux millions de personnes, se transforma en manifestation contre le régime. Un programme de désobéissance civile intitulé « le Triomphe du pouvoir du peuple » fut élaboré par sa veuve et, après des élections controversées, les opposants au régime se lancèrent dans une grève générale accompagnée du « boycott des médias publics », du « boycott des entreprises liées au gouvernement », de « retraits massifs d’argent sur les comptes des banques appartenant à l’État », de la grève générale des ouvriers, de la fermeture des boutiques, de l’arrêt des transports publics et des véhicules privés. C’est au fur et à mesure du renforcement de la résistance non-violente que se firent divers basculements : une faction de l’armée annonça qu’elle soutenait l’opposition. S’interposant, face aux loyalistes, des nonnes et des prêtres et des foules en masse et sans armes convergèrent vers les casernes pour neutraliser les partisans du pouvoir. C’est alors que le gouvernement américain manifesta son soutien à l’opposition et fréta des hélicoptères pour embarquer le dictateur et sa famille vers Hawaï.

En Iran, la situation se présentait de façon tout aussi complexe avec des guérillas et des insurrections des Moudjahidin et autres Fedayin dont les actions avaient d’abord pour but de secouer l’apathie du peuple, mais ils ne parvinrent pas à leur fin ; d’un autre côté existait une forte culture islamique et des autorités religieuses qui voyaient d’un mauvais œil le shah vouloir occidentaliser la société. C’est en 1977-1978 qu’un mouvement de protestation de plusieurs millions de participants paralysa l’économie ; surtout à partir de processions de deuil qui se transformèrent progressivement en manifestations de masse politiques associées à des opérations de boycott de larges secteurs de la société ; l’ampleur du blocage fut tel que la Banque centrale cessa de fonctionner ; la grève des ouvriers du pétrole pesa sans aucun doute très lourdement sur l’économie, et la situation évolua encore quand les chefs de l’armée se déclarèrent neutres. Le pays devenu ingouvernable, la désobéissance civile généralisée fit céder les principaux soutiens du régime obligeant le shah à s’enfuir et à céder le pouvoir, ce que l’on ne peut que déplorer, à une théocratie religieuse autoritaire.

En Palestine, pour les dirigeants de l’OLP, en proie à des factions concurrentes, la lutte armée pour se libérer de l’emprise de l’État israélien est un a priori. Aussi furent-ils surpris – tout autant que les Israéliens – par l’ampleur, l’intensité et par le caractère relativement non-violent de la première intifada, mouvement spontané parti de la base. Si la représentation d’enfants palestiniens affrontant des tanks accentua le soutien international, la presse en général et les Israéliens ne voulurent retenir qu’une autre image, celle de jeunes gens lançant des pierres ; cela, tout en négligeant l’importance des grèves, des boycotts et autres actions de désobéissance civile. C’est au cours de cette période que furent créées, indépendamment des courants politiques, des associations culturelles et d’entraide, ainsi que des « comités populaires » tant au niveau des villages que nationalement. Cette intifada ne fut qu’un demi-succès, l’État israélien, d’un côté, sachant marginaliser les dirigeants les plus modérés, de l’autre, les luttes intestines entre Palestiniens devenant de plus en plus violentes. Demi-succès ou demi-échec dû essentiellement à l’incapacité des Palestiniens à mener à bien leur unité. Chenoweth et Stephan retiennent essentiellement que « la capacité à maintenir la discipline dans l’action non-violente est une condition nécessaire du succès ».

La Birmanie. Si le 8 août 1988 (8.8.88) fut l’apogée d’une résistance non-violente, cette dernière ne déboucha que sur une nouvelle dictature militaire tout aussi répressive que les précédentes – « Quand l’armée tire, elle ne tire pas en vain », déclara le dictateur Ne Wi. Cela n’empêcha pas la participation de « centaines de milliers de Birmans, hommes et femmes de toutes origines, de tous milieux, de toutes ethnies […], dans des marches, des manifestations, des rassemblements et des grèves d’envergure nationale » et avec des moines et des étudiants en première ligne. Si ce fut un échec de la non-violence, ce le fut tout autant des insurrections communistes et des minorités ethniques qui luttaient pour leur autonomie. En proclamant la loi martiale, les militaires surent prendre le contrôle du gouvernement, de la fonction publique et de l’économie, occupant les postes clés des grandes entreprises industrielles. En Birmanie, aucun média ne sut ou ne put assurer la couverture des événements ; ce dont on ne parle pas n’a pas d’existence.

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Si l’on essaie de résumer, l’explication du succès relatif des campagnes non-violentes tient à plusieurs facteurs :
Les actions non-violentes sont plus à même de réunir des participants nombreux et de diverses origines dans des mobilisations de masse qui leur donnent en outre une créativité sociale augmentée. Ce que ne réussit pas toujours une guérilla qui ne rassemble autour d’elle que des gens d’une même idéologie politique ou religieuse et qui mobilise essentiellement des hommes jeunes ; et qui, de plus, doit souvent chercher un soutien à l’étranger quand elle ne l’a pas à l’intérieur où la répression peut être terrible et dans un semblant d’indifférence générale. On peut regretter qu’il peut se passer beaucoup de temps avant qu’un peuple ne bouge.
Mais « quand tout un peuple refuse de jouer le jeu social normal et de coopérer, ceux qui soutiennent le régime, notamment les forces de sécurité, commencent à s’interroger et peuvent reconsidérer leurs intérêts et leur rôle dans le conflit », annonçant par là un début de retournement.
La non-violence, même avec un large éventail d’actions, n’est pas sans risques, mais elle est relativement plus facile d’accès pour une majorité de personnes de toutes conditions et relativement moins dangereuse physiquement que l’insurrection armée. Les actions non-violentes ne sont pas à l’abri de la répression ; répression qui peut se retourner contre celui qui l’exerce et donc être contre-productive ; et le nombre de participants ne garantit pas pour autant la victoire.
À l’intérieur de l’opposition, la lutte des différents courants pour accéder au pouvoir est un facteur de division et d’affaiblissement, comme c’est le cas en Palestine.Par ailleurs, on tiendra compte que le succès de la violence ou de la non-violence tient tout autant à l’action des protagonistes qu’à une crise qui a pu affaiblir le régime en cause.

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Il ne nous déplaît pas d’accompagner ces deux « sages-femmes » dans la remise en cause de la parole biblique « Tu enfanteras dans la douleur », quand elles enseignent qu’il est possible d’accoucher de l’Histoire par une préparation et des techniques adaptées au but. Elles concluent leur ouvrage en écrivant que « même dans les circonstances les moins favorables, la résistance non-violente est dans ce monde une force de changement qu’il est impossible d’arrêter ».

Gandhi n’est cité qu’une seule fois ; c’est à propos de la marche du Sel de 1930, et on consultera le site (voir plus haut) pour les expériences plus européennes.

Erica Chenoweth, Maria J. Stephan,
Pouvoir de la non-violence.
Pourquoi la résistance civile est efficace,
Calmann-Lévy, 2021, 488 p.

Juillet 2021

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